Papier fondamental de Nafeez Ahmed, publié en mars dernier.Rappelons que Nafeez Ahmed, est un politologue britannique et journaliste d’investigation, qui travaille avec la BBC et le Guardian. Il est le directeur de l’Institute for Policy Research and Development de Brighton, et enseigne à l’université du Sussex. Il a été nominé en 2003 pour le prix Napoli, équivalent du Goncourt français.
Source : Nafeez Ahmed, pour Middle East Eye, le 27 mars 2015.
L’« État islamique » est un symptôme brutal de l’aggravation d’une crise de civilisation fondée sur la dépendance aux combustibles fossiles, qui porte atteinte à l’hégémonie occidentale et met à mal le pouvoir des États dans le monde musulman
Le débat sur les origines de l’État islamique a largement oscillé entre deux points de vue extrêmes. Certains accusent l’Occident : l’État islamique n’est rien de plus qu’une réaction prévisible à l’occupation de l’Irak, un autre contrecoup de la politique étrangère occidentale. D’autres attribuent purement et simplement l’émergence de l’État islamique à la barbarie historique ou culturelle du monde musulman, dont les croyances et les valeurs médiévales arriérées sont un incubateur naturel de ce type d’extrémisme violent.
Alors que ce débat banal se poursuit d’un ton monotone, la plus grosse évidence que personne ne veut voir concerne les infrastructures matérielles. Tout le monde peut nourrir des pensées mauvaises, horribles ou dégoûtantes. Mais elles restent de simples fantasmes à moins que l’on ne trouve un moyen de les manifester concrètement dans le monde qui nous entoure.
Ainsi, pour comprendre comment l’idéologie qui anime l’État islamique a réussi à rassembler les ressources matérielles nécessaires pour conquérir un espace plus grand que le Royaume-Uni, nous devons inspecter de plus près son contexte matériel.
Suivez l’argent
Les fondements de l’idéologie d’al-Qaïda sont nés dans les années 1970. Abdallah Azzam, mentor palestinien d’Oussama ben Laden, a alors formulé une nouvelle théorie justifiant la poursuite d’une guerre continue et de faible intensité par des cellules moudjahidines déployées en faveur d’un État panislamiste. Les doctrines islamistes violentes d’Abdallah Azzam ont été popularisées dans le contexte de l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques.
Comme on le sait, les réseaux moudjahidines afghans ont été formés et financés sous la supervision de la CIA, du MI6 et du Pentagone. Les États du Golfe ont apporté des sommes d’argent considérables, tandis que l’Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais a assuré la liaison sur le terrain avec les réseaux militants coordonnés par Azzam, ben Laden et les autres.
L’administration Reagan a par exemple fourni 2 milliards de dollars aux moudjahidines afghans, complétés par un apport de 2 milliards de dollars de l’Arabie saoudite.
En Afghanistan, l’USAID a investi des millions de dollars pour fournir aux écoliers « des manuels remplis d’images violentes et d’enseignements islamiques militants », d’après le Washington Post. La théologie justifiant le djihad violent était entrecoupée de « dessins de fusils, de balles, de soldats et de mines ». Les manuels vantaient même les récompenses divines offertes aux enfants qui « arracheraient les yeux de l’ennemi soviétique et lui couperaient les jambes ».
Selon la croyance populaire, cette configuration désastreuse d’une collaboration entre l’Occident et le monde musulman dans le financement des extrémistes islamistes aurait pris fin avec l’effondrement de l’Union soviétique. Comme je l’ai expliqué lors d’un témoignage au Congrès un an après la sortie du rapport de la Commission du 11 septembre, cette croyance populaire est erronée.
Le chantage de la protection
Un rapport classifié des services de renseignement américains, révélé par le journaliste Gerald Posner, a confirmé que les États-Unis étaient pleinement conscients du fait qu’un accord secret avait été conclu en avril 1991 entre l’Arabie saoudite et ben Laden, alors en résidence surveillée. Selon cet accord, ben Laden était autorisé à quitter le royaume avec ses financements et partisans et à continuer de recevoir un soutien financier de la famille royale saoudienne à la seule condition qu’il s’abstienne de cibler et de déstabiliser le royaume d’Arabie saoudite lui-même.
Loin d’être des observateurs distants de cet accord secret, les États-Unis et la Grande-Bretagne y ont participé activement.
L’approvisionnement massif de pétrole en provenance d’Arabie saoudite est au fondement de la santé et de la croissance de l’économie mondiale. Nous ne pouvions nous permettre d’être déstabilisés, et nous avons donc dû accepter ce compromis : pour protéger le royaume, il fallait le laisser financer ben Laden hors de ses frontières.
Comme l’historien britannique Mark Curtis le décrit minutieusement dans son livre sensationnel, Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam, les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni ont continué de soutenir secrètement des réseaux affiliés à al-Qaïda en Asie centrale et dans les Balkans après la guerre froide, et ce pour les mêmes raisons que précédemment, à savoir la lutte contre l’influence russe, et désormais chinoise, afin d’étendre l’hégémonie américaine sur l’économie capitaliste mondiale. L’Arabie saoudite, première plate-forme pétrolière du monde, est restée l’intermédiaire de cette stratégie anglo-américaine irréfléchie.
En Bosnie
Curtis relate qu’un an après l’attentat du World Trade Center de 1993, Oussama ben Laden a ouvert un bureau dans le quartier de Wembley, à Londres, sous le nom d’« Advice and Reformation Committee », depuis lequel il a coordonné des activités extrémistes dans le monde entier.
Vers la même époque, le Pentagone a acheminé par avion des milliers de moudjahidines d’al-Qaïda de l’Asie centrale vers la Bosnie, violant ainsi l’embargo sur les armes imposé par l’ONU, selon des fichiers des services de renseignement néerlandais. Ces combattants étaient accompagnés par les forces spéciales américaines. Le « cheikh aveugle » qui a été condamné pour l’attentat du World Trade Center était profondément impliqué dans le recrutement et l’envoi de combattants d’al-Qaïda en Bosnie.
En Afghanistan
A partir de 1994 environ et jusqu’au 11 septembre, les services de renseignement militaire américains ainsi que la Grande-Bretagne, l’Arabie saoudite et le Pakistan, ont secrètement fourni des armes et des fonds aux talibans, qui abritaient al-Qaïda.
En 1997, Amnesty International a déploré l’existence de « liens politiques étroits » entre la milice talibane en place, qui venait de conquérir Kaboul, et les États-Unis. Le groupe de défense des droits de l’homme a fait référence à des comptes-rendus crédibles « sur les madrasas (écoles religieuses) fréquentées par les talibans au Pakistan », indiquant que « ces liens peuvent avoir été établis au commencement même du mouvement taliban ».
Amnesty a rapporté que ces comptes-rendus provenaient de Benazir Bhutto, alors Première ministre du Pakistan ; cette dernière, aujourd’hui décédée, avait « affirmé que les madrasas avaient été mises en place par la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Arabie saoudite et le Pakistan au cours du djihad, la résistance islamique contre l’occupation de l’Afghanistan par les Soviétiques ». Sous la tutelle américaine, l’Arabie saoudite continuait de financer ces madrasas.
Les manuels rédigés par le gouvernement américain afin d’endoctriner les enfants afghans avec l’idéologie du djihad violent pendant la guerre froide furent alors approuvés par les talibans. Ils furent intégrés au programme de base du système scolaire afghan et largement utilisés dans les madrasas militantes pakistanaises financées par l’Arabie saoudite et l’ISI pakistanaise avec le soutien des États-Unis.
Les administrations Clinton et Bush espéraient se servir des talibans pour établir un régime fantoche dans le pays, à la manière de leur bienfaiteur saoudien. L’espoir vain et manifestement infondé était qu’un gouvernement taliban assure la stabilité nécessaire pour installer un pipeline trans-afghan (TAPI) acheminant le gaz d’Asie centrale vers l’Asie du Sud, tout en longeant la Russie, la Chine et l’Iran.
Ces espoirs ont été anéantis trois mois avant le 11 septembre, lorsque les talibans ont rejeté les propositions américaines. Le projet TAPI a ensuite été bloqué en raison du contrôle intransigeant de Kandahar et Quetta par les talibans ; toutefois, ce projet est désormais en cours de finalisation sous la direction de l’administration Obama.
Au Kosovo
Mark Curtis indique que l’OTAN a continué de parrainer les réseaux affiliés à al-Qaïda au Kosovo à la fin des années 1990, lorsque les forces spéciales américaines et britanniques ont approvisionné en armes et formé les rebelles de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), parmi lesquels figuraient des recrues moudjahidines. Ces effectifs comptaient une cellule rebelle dirigée par Mohammed al-Zaouahiri, frère du bras droit de ben Laden, Ayman al-Zaouahiri, qui est désormais le leader d’al-Qaïda.
Dans la même période, Oussama ben Laden et Ayman al-Zaouahiri ont coordonné les attentats de 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie depuis le bureau de ben Laden à Londres.
Il y avait toutefois quelques bonnes nouvelles : les interventions de l’OTAN dans les Balkans, conjuguées à la désintégration de la Yougoslavie socialiste, ont ouvert la voie à l’intégration de la région dans l’Europe occidentale, à la privatisation des marchés locaux et à l’établissement de nouveaux régimes en faveur du projet de pipeline trans-Balkans, destiné à transporter le pétrole et le gaz d’Asie centrale vers l’Occident.
Une réorientation de la politique au Moyen-Orient
Même après les attentats du 11 septembre 2001 et du 7 juillet 2005, la dépendance des Américains et des Britanniques aux combustibles fossiles bon marché pour soutenir l’expansion capitaliste mondiale les a poussés à approfondir cette alliance avec les extrémistes.
Vers le milieu de la dernière décennie, les services de renseignement militaire anglo-américains ont commencé à superviser les financements apportés par les États du Golfe, menés une fois de plus par l’Arabie saoudite, aux réseaux extrémistes islamistes à travers le Moyen-Orient et l’Asie centrale pour contrer l’influence chiite iranienne dans la région. Parmi les bénéficiaires de cette entreprise figuraient des groupes militants et extrémistes affiliés à al-Qaïda de l’Irak au Liban en passant par la Syrie, soit un véritable arc du terrorisme islamiste.
Une fois de plus, les militants islamistes furent involontairement entretenus en tant qu’agents de l’hégémonie américaine face aux rivaux géopolitiques émergeants.
Comme Seymour Hersh l’a révélé dans le New Yorker en 2007, cette « réorientation » de la politique consistait à affaiblir non seulement l’Iran, mais aussi la Syrie, où les largesses des États-Unis et de l’Arabie saoudite ont contribué à soutenir les Frères musulmans syriens, entre autres groupes d’opposition. Evidemment, l’Iran et la Syrie étaient étroitement alignés avec la Russie et la Chine.
En Libye
En 2011, l’intervention militaire de l’OTAN pour renverser le régime de Kadhafi a emboîté le pas au soutien important apporté à des mercenaires libyens, qui étaient en fait des membres de la branche officielle d’al-Qaïda en Libye. La France se serait vu proposer le contrôle de 35 % des ressources pétrolières de la Libye en échange de son soutien aux insurgés.
Après l’intervention, les géants pétroliers européens, britanniques et américains étaient « parfaitement prêts à tirer profit » des « opportunités commerciales », d’après David Anderson, professeur à l’université d’Oxford. Les contrats juteux signés avec les membres de l’OTAN ont pu « libérer l’Europe occidentale de l’emprise des producteurs russes qui pratiquent des prix élevés et dominent actuellement leur approvisionnement en gaz ».
Des rapports secrets établis par les services de renseignement ont montré que les rebelles soutenus par l’OTAN entretenaient des liens étroits avec al-Qaïda. La CIA s’est également servie des militants islamistes en Libye pour acheminer des armes lourdes aux rebelles du pays.
Un rapport de 2009 des services de renseignement canadiens décrit le bastion rebelle de l’est de la Libye comme un « épicentre de l’extrémisme islamiste », à partir duquel « les cellules extrémistes » ont agi dans la région. Selon David Pugliese, dont les propos sont repris dans l’Ottawa Citizen, c’est cette même région qui était « défendue par une coalition de l’OTAN dirigée par le Canada ». D’après David Pugliese, le rapport des services de renseignement a confirmé que « plusieurs groupes d’insurgés islamistes » étaient basés dans l’est de la Libye et que beaucoup de ces groupes ont également « exhorté leurs partisans à combattre en Irak ». Les pilotes canadiens plaisantaient même en privé, se disant qu’ils faisaient partie de l’armée de l’air d’al-Qaïda « dans la mesure où leurs missions de bombardement ont contribué à ouvrir la voie aux rebelles alignés avec le groupe terroriste ».
Selon Pugliese, les spécialistes des services de renseignement canadiens ont envoyé un rapport prémonitoire à l’attention des officiers supérieurs de l’OTAN en date du 15 mars 2011, quelques jours seulement avant le début de l’intervention. « Il est de plus en plus possible que la situation en Libye se transforme en une guerre tribale/civile à long terme, était-il écrit. Cela est particulièrement probable si les forces d’opposition reçoivent une assistance militaire de la part d’armées étrangères. »
Comme nous le savons, l’intervention a quand même eu lieu.
En Syrie
Au cours des cinq dernières années au moins, l’Arabie saoudite, le Qatar, les Emirats arabes unis, la Jordanie et la Turquie ont tous apporté un soutien financier et militaire considérable à des réseaux militants islamistes liés à al-Qaïda qui ont engendré l’« État islamique » que nous connaissons aujourd’hui. Ce soutien a été apporté dans le cadre d’une campagne anti-Assad de plus en plus intense dirigée par les États-Unis.
La concurrence pour dominer les tracés potentiels des pipelines régionaux passant par la Syrie et contrôler les ressources inexploitées en combustibles fossiles en Syrie et en Méditerranée orientale (au détriment de la Russie et de la Chine) a fortement contribué à motiver cette stratégie.
Roland Dumas, ancien ministre français des Affaires étrangères, a révélé qu’en 2009 les responsables du ministère britannique des Affaires étrangères lui avaient indiqué que les forces britanniques étaient déjà actives en Syrie pour tenter de fomenter la rébellion.
L’opération qui se poursuit actuellement a été étroitement contrôlée dans le cadre d’un programme secret toujours en cours, coordonné conjointement par les services de renseignement militaire américains, britanniques, français et israéliens. Des rapports publics confirment qu’à la fin de l’année 2014, le soutien apporté par les États-Unis aux combattants luttant contre Assad s’élevait, à lui seul, à environ 2 milliards de dollars.
Ce soutien aux extrémistes islamistes est communément considéré comme une erreur, et les faits parlent d’eux-mêmes. D’après des évaluations classifiées de la CIA, les services de renseignement américains savaient que le soutien apporté aux rebelles anti-Assad dirigé par les États-Unis à travers ses alliés au Moyen-Orient a toujours fini entre les mains des extrémistes les plus virulents. Toutefois, il a continué.
L’année précédant le lancement de la campagne de l’État islamique pour conquérir l’intérieur de l’Irak, les responsables du Pentagone étaient également conscients que la grande majorité des rebelles « modérés » de l’Armée syrienne libre (ASL) étaient en fait des militants islamistes. Ainsi que l’ont reconnu les responsables, il était de plus en plus impossible d’établir une frontière fixe entre les rebelles dits « modérés » et les extrémistes liés à al-Qaïda ou à l’État islamique en raison de la fluidité des interactions existant entre ces deux composantes.
De plus en plus, les combattants frustrés de l’ASL ont rejoint les rangs des militants islamistes en Syrie, non pas pour des raisons idéologiques mais simplement en raison de leur plus grande puissance militaire. Jusqu’à présent, la quasi-totalité des groupes rebelles « modérés » formés et récemment armés par les États-Unis sont en cours de dissolution et de défection, et leurs membres n’en finissent plus de passer du côté d’al-Qaïda et de l’État islamique dans la lutte contre Assad.
En Turquie
Grâce à un nouvel accord avec la Turquie, les États-Unis coordonnent actuellement l’approvisionnement continu en aide militaire aux rebelles « modérés » pour combattre l’État islamique. Pourtant, ce n’est un secret pour personne que pendant toute cette période, la Turquie a directement parrainé al-Qaïda et l’État islamique dans le cadre d’une manœuvre géopolitique destinée à écraser les groupes d’opposition kurdes et à faire tomber Assad.
On a fait grand cas des efforts « relâchés » de la Turquie pour empêcher la traversée de son territoire par les combattants étrangers souhaitant rejoindre l’État islamique en Syrie. Ankara a récemment répondu en annonçant avoir arrêté plusieurs milliers d’entre eux.
Ces affirmations sont imaginaires : la Turquie a délibérément abrité et acheminé le soutien apporté à l’État islamique et à al-Qaïda en Syrie.
L’été dernier, le journaliste turc Denis Kahraman a interviewé un combattant de l’État islamique recevant un traitement médical en Turquie ; ce dernier lui a dit : « La Turquie nous a ouvert la voie. Si la Turquie n’avait pas fait preuve d’autant de compréhension à notre égard, l’État islamique n’en serait pas là où il en est actuellement. Elle [La Turquie] a manifesté de l’affection à notre égard. Un grand nombre de nos moudjahidines [djihadistes] ont reçu un traitement médical en Turquie. »
Plus tôt cette année, des documents officiels de l’armée turque (le Commandement général de la gendarmerie) divulgués en ligne et authentifiés ont révélé que les services de renseignement turcs (MIT) avaient été surpris par des officiers militaires à Adana alors qu’ils étaient en train de transporter par camions des missiles, mortiers et munitions anti-aériennes « à destination de l’organisation terroriste al-Qaïda » en Syrie.
Les rebelles « modérés » de l’ASL sont impliqués dans le réseau de soutien turco-islamiste parrainé par le MIT. L’un d’eux a expliqué au Telegraph qu’il « gère désormais des refuges en Turquie hébergeant des combattants étrangers qui cherchent à rejoindre le Front al-Nosra et [l’État islamique] ».
Des responsables politiques ont cherché à attirer l’attention sur ce sujet, en vain. L’année dernière, Claudia Roth, vice-présidente du parlement allemand, a fait part de sa consternation face au fait que l’OTAN autorise la Turquie à abriter un camp de l’État islamique à Istanbul, à faciliter les transferts d’armes à destination de militants islamistes à travers ses frontières, et à soutenir tacitement les ventes de pétrole de l’État islamique. Rien ne s’est passé.
La coalition menée par les États-Unis contre l’État islamique finance l’État islamique
Les États-Unis et la Grande-Bretagne ne sont pas seulement restés étrangement silencieux face à la complicité de leur partenaire de coalition qui parraine l’ennemi. Au contraire, ils ont renforcé leur partenariat avec la Turquie et coopèrent âprement avec ce même État-mécène de l’État islamique pour former les rebelles « modérés » afin de lutter contre l’État islamique.
Ce n’est pas uniquement la Turquie qui est en cause. L’année dernière, le vice-président américain Joe Biden a indiqué lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie, entre autres, fournissaient « des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes » aux « éléments djihadistes extrémistes du Front al-Nosra et d’al-Qaïda » dans le cadre d’une « guerre par procuration entre sunnites et chiites ». Biden a ajouté qu’il était impossible, à tous égards, d’identifier les rebelles « modérés » en Syrie.
Rien n’indique que ce financement s’est épuisé. Pas plus tard qu’en septembre 2014, alors même que les États-Unis ont commencé à coordonner les frappes aériennes contre l’État islamique, les responsables du Pentagone ont révélé qu’ils savaient que leurs propres alliés de la coalition finançaient toujours l’État islamique.
Ce même mois, le général Martin Dempsey, chef d’État-major des armées des États-Unis, a été interrogé par le sénateur Lindsay Graham lors d’une audience du Comité des forces armées du Sénat. Quand ce dernier lui a demandé s’il connaissait « un allié majeur arabe qui embrasse l’idéologie de [l’État islamique] », l’intéressé a répondu : « Je connais des alliés arabes majeurs qui les financent. »
Malgré cela, le gouvernement américain n’a pas seulement refusé de sanctionner les alliés en question, mais les a récompensés en les incluant dans la coalition qui est censée combattre cette même entité extrémiste qu’ils financent. Pire encore, ces mêmes alliés continuent de se voir accorder une grande marge de manœuvre dans la sélection des combattants appelés à être formés.
Des membres clés de notre coalition contre l’État islamique bombardent l’État islamique par la voie aérienne tout en parrainant le groupe en coulisses au vu et au su du Pentagone.
L’arc des États musulmans défaillants
En Irak et en Syrie, où l’État islamique est né, l’état de dévastation dans lequel la société se trouve suite à une situation de conflit prolongé ne peut être sous-estimé. L’invasion militaire et l’occupation de l’Irak par l’Occident, avec leur lot de torture et de violence aveugle, ont joué un rôle indéniable pour ouvrir la voie à l’émergence d’une politique réactionnaire extrême. Avant l’intervention occidentale, al-Qaïda était totalement absent du pays. En Syrie, la guerre brutale menée par Assad contre son propre peuple continue de justifier la présence de l’État islamique et d’attirer des combattants étrangers.
L’apport continu aux réseaux islamistes extrémistes d’importantes sommes d’argent et de ressources matérielles à hauteur de centaines de milliards de dollars (que personne n’a encore été en mesure de quantifier dans leur totalité), coordonné par cette même interconnexion entre gouvernements occidentaux et musulmans, a eu un impact profondément déstabilisant au cours du dernier demi-siècle. L’État islamique est l’aboutissement post-moderne surréaliste de cette histoire sordide.
La coalition occidentale contre l’État islamique dans le monde musulman se compose de régimes répressifs dont les politiques nationales ont creusé les inégalités, écrasé les dissensions légitimes, torturé des activistes politiques pacifiques et attisé des rancunes profondes. Ce sont ces mêmes alliés qui ont financé l’État islamique, et qui continuent de le faire, au vu et au su des services de renseignement occidentaux.
Ce, malgré l’escalade de crises convergentes qui sévissent dans la région depuis une décennie. Le professeur Bernard Haykel, de l’université de Princeton, s’est exprimé à ce sujet : « Je vois l’État islamique comme un symptôme d’un ensemble structurel de problèmes beaucoup plus profonds dans le monde arabe sunnite… [C’est] lié à la politique. A l’éducation et notamment au manque d’éducation. A l’autoritarisme. A l’intervention étrangère. Au fléau du pétrole… Je pense que même si l’État islamique venait à disparaître, les causes sous-jacentes qui sont à l’origine de l’État islamique ne disparaîtraient pas. Et ces causes devraient être abordées par des politiques, des réformes et des changements menés sur plusieurs décennies non seulement par l’Occident, mais aussi par les sociétés arabes. »
Pourtant, comme nous l’avons vu avec le Printemps arabe, ces problèmes structurels ont été exacerbés par une véritable tempête de crises politiques, économiques, énergétiques et environnementales interdépendantes, toutes couvées par l’aggravation de la crise du capitalisme mondial.
Dans une région en proie à des sécheresses prolongées, à une défaillance de l’agriculture, à une chute des revenus pétroliers due au pic pétrolier local, à la corruption et à une mauvaise gestion économique aggravées par l’austérité néolibérale, et ainsi de suite, les États locaux ont commencé à s’effondrer. De l’Irak à la Syrie, de l’Egypte au Yémen, c’est cette même interconnexion entre des crises climatiques, énergétiques et économiques qui défait les gouvernements en place.
L’aliénation en Occident
Bien que l’Occident soit beaucoup plus résistant à ces crises mondiales interconnectées, les inégalités persistantes aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Europe de l’Ouest, qui ont un effet disproportionné sur les minorités ethniques, les femmes et les enfants, s’aggravent.
En Grande-Bretagne, près de 70 % des musulmans issus d’ethnies d’Asie du Sud et près de deux tiers de leurs enfants vivent dans la pauvreté. Un peu moins de 30 % des jeunes musulmans britanniques âgés de 16 à 24 ans sont sans emploi. Selon Minority Rights Group International, la situation des musulmans britanniques en termes d’« accès à l’éducation, à l’emploi et au logement » s’est détériorée au cours des dernières années au lieu de s’être améliorée. Cette dégradation a été accompagnée d’une « augmentation inquiétante de l’hostilité ouverte » exprimée par les communautés non-musulmanes et d’une propension croissante des services de police et de sécurité à cibler de manière disproportionnée les musulmans en vertu de l’autorité qui leur est conférée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Les reportages constamment négatifs diffusés par les médias sur les musulmans, auxquels s’ajoutent les frustrations légitimes provoquées par une politique étrangère agressive et trompeuse dans le monde musulman, créent chez les musulmans britanniques un sentiment d’exclusion sociale associé à leur identité.
C’est l’ensemble de ces facteurs qui a un effet destructeur sur la formation de l’identité, et non chacun de ces facteurs pris séparément. Observés seuls, la pauvreté, la discrimination, les reportages négatifs sur les musulmans, et ainsi de suite, ne permettent pas nécessairement de rendre une personne vulnérable à la radicalisation. Toutefois, conjointement, ces facteurs peuvent forger un attachement à une identité marquée par l’aliénation, la frustration et l’échec.
La persistance de ces problèmes et leur interaction peuvent contribuer à la façon dont les musulmans de Grande-Bretagne issus de divers horizons commencent à se voir en tant que tout. Dans certains cas, cela peut générer un sentiment ancré de séparation, d’aliénation et de désillusion par rapport à la société en général. L’effet de cette identité d’exclusion sur un individu dépendra de l’environnement spécifique, des expériences et des choix de l’individu en question.
Les crises sociales prolongées peuvent jeter les bases du développement d’idéologies destructrices et xénophobes. Ces crises ébranlent les mœurs traditionnelles de certitude et de stabilité enracinées dans les notions établies d’identité et d’appartenance.
Alors que les musulmans vulnérables pourraient se tourner vers la culture des gangs ou, pire, vers l’extrémisme islamiste, les non-musulmans vulnérables pourraient adopter leur propre identité d’exclusion liée à des groupes extrémistes comme la Ligue de défense anglaise, ou d’autres réseaux d’extrême-droite.
Chez les groupes d’élites plus puissants, le sentiment de crise peut enflammer les idéologies néoconservatrices militaristes qui épurent les structures du pouvoir en place, justifient le statu quo, défendent le système déficient qui soutient leur pouvoir, et diabolisent les mouvements progressistes et ceux des minorités.
Dans ce maelström, l’injection de milliards de dollars au sein de réseaux extrémistes islamistes ayant un penchant pour la violence au Moyen-Orient donne du pouvoir à des groupes qui, auparavant, ne disposaient pas de soutiens locaux.
Alors que plusieurs crises convergent et s’intensifient tout en compromettant la stabilité de l’État et en attisant de plus grandes frustrations, cet apport massif de ressources dont bénéficient les idéologues islamistes est susceptible d’attirer dans le vortex de l’extrémisme xénophobe les individus en colère, aliénés et vulnérables. Ce processus se conclue par la création de monstres.
Une déshumanisation
Tandis que ces facteurs ont élevé à un niveau critique cette vulnérabilité régionale, le rôle joué par les États-Unis et la Grande-Bretagne après le 11 septembre 2001 dans la coordination du financement secret fourni par les États du Golfe aux militants islamistes extrémistes à travers la région a jeté de l’huile sur le feu.
Les liens dont disposent ces réseaux islamistes en Occident signifient que les services de renseignement nationaux ont périodiquement fermé les yeux sur leurs disciples et infiltrés dans leur propre pays, ce qui a permis à ces derniers de croître, recruter et envoyer les candidats au djihad à l’étranger.
C’est pourquoi la composante occidentale de l’État islamique, bien que beaucoup plus petite que le contingent de combattants qui rallient le groupe depuis les pays voisins, reste largement imperméable à tout débat théologique significatif. Ils ne sont pas mus par la théologie, mais par l’insécurité d’une identité et d’un psychisme fracturés.
C’est ici, dans les méthodes de recrutement minutieusement calibrées de l’État islamique et des réseaux qui soutiennent l’organisation en Occident, que nous pouvons voir que le processus d’endoctrinement psychologique s’est affiné à travers les années grâce aux formations menées sous la tutelle des services de renseignement occidentaux. Ces services de renseignement ont en effet toujours été intimement impliqués dans l’élaboration d’outils violents d’endoctrinement islamiste.
Dans la plupart des cas, le recrutement de l’État islamique se fait en exposant les individus à des vidéos de propagande soigneusement élaborées, développées au moyen de méthodes de production avancées, et dont les plus efficaces sont remplies d’images réelles de massacres perpétrés par la puissance de feu occidentale contre les civils irakiens, afghans et palestiniens, ou par Assad contre les civils syriens.
L’exposition constante à ces scènes horribles d’atrocités perpétrées par l’Occident et la Syrie peut souvent avoir un effet similaire à ce qui pourrait arriver si ces scènes avaient été vécues directement, à savoir une forme de traumatisme psychologique qui peut même entraîner un stress post-traumatique.
Ces techniques de propagande sectaire contribuent à attiser des émotions accablantes de choc et de colère, qui à leur tour servent à anéantir la raison et à déshumaniser l’« Autre ». Le processus de déshumanisation est concrétisé à l’aide d’une théologie islamiste pervertie. Ce qui importe, ce n’est pas l’authenticité de cette théologie, mais sa simplicité. Cette théologie peut faire des merveilles sur un psychisme traumatisé par des visions de morts massives et dont la capacité à raisonner est immobilisée par la rage.
C’est pourquoi le recours à une littéralité poussée à l’extrême et à une décontextualisation complète est une caractéristique si commune aux enseignements islamistes extrémistes : en effet, pour un individu crédule ayant une faible connaissance de l’érudition islamique, à première vue tout cela semble vrai sur le plan littéral.
Basées sur des décennies d’interprétation erronée et sélective des textes islamiques par les idéologues militants, les sources sont soigneusement extraites et triées sur le volet pour justifier le programme politique du mouvement : un règne tyrannique, des massacres massifs et arbitraires, l’assujettissement et l’asservissement des femmes, et ainsi de suite ; des éléments qui deviennent tous partie intégrante de la survie et de l’expansion de l’« État ».
Etant donné que la fonction principale de l’introduction du raisonnement théologique islamiste extrême est de légitimer la violence et de sanctionner la guerre, celui-ci est conjugué à des vidéos de propagande qui promettent ce dont la recrue vulnérable semble manquer, à savoir la gloire, la fraternité, l’honneur et la promesse du salut éternel, peu importent les crimes ou délits pouvant avoir été commis par le passé.
Si vous ajoutez à cela la promesse du pouvoir (le pouvoir sur leurs ennemis, le pouvoir sur les institutions occidentales censées avoir éliminé leurs frères et sœurs musulmans, le pouvoir sur les femmes), ainsi qu’un habit religieux et des revendications de piété suffisamment convaincants, alors les sirènes de l’État islamique peuvent devenir irrésistibles.
Cela signifie que l’idéologie de l’État islamique n’est pas le facteur déterminant de son éclosion, de son existence et de son expansion, bien qu’il soit important de la comprendre et de la réfuter. L’idéologie est simplement l’opium du peuple dont il se nourrit et nourrit ses potentiels disciples.
En fin de compte, l’État islamique est un cancer du capitalisme industriel moderne en plein effondrement, un sous-produit fatal de notre dépendance inébranlable à l’or noir, un symptôme parasitaire de l’escalade des crises de civilisation qui secouent à la fois le monde musulman et le monde occidental. Tant que l’on ne s’attaque pas aux racines de ces crises, l’État islamique et ses semblables ne sont pas prêts de disparaître.
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