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mardi 27 juin 2023

lundi 26 juin 2023 Billet du jour d'après : La Marche sur Moscou, va-t-elle réellement réveiller l'instinct de survie politique en Russie ?

D'emblée, je souligne qu'il ne s'agit pas d'une maskirovka* qui relève, selon Karine Bechet-Golovko, d'une pure fantasmagorie. Selon elle, il s'agit bien d'une tentative de coup d'Etat.

* маскировка = déguisement ; plan établi entre Poutine et Prigojine pour détourner l'attention de l'adversaire (thèse défendue par Idriss Aberkane).

Source : http://russiepolitics.blogspot.com/2023/06/billet-du-jour-dapres-la-marche-sur.html

Wagner à Rostov-sur-le-Don

A peine 24 heures après la mutinerie armée effectuée, mais non conçue, par Prigogine et Wagner contre le pouvoir régulier en Russie et la mort de 15 militaires russes, le président du Comité de la défense de la Douma trouve que non seulement il n'y a rien eu de grave, mais qu'il faut légiférer pour légitimer ces organisations militaires privées. Il va bien falloir régler la question de la dualité des élites en Russie, avant qu'une Marche n'arrive jusqu'au Kremlin.

Pendant 24 heures, la peur d'une guerre civile et la rage face à la trahison se sont emparées des élites politiques russes, brusquement ramenées aux réalités de la guerre en cours sur les différents fronts. L'on ne compte pas les saines déclarations, qui sur l'unité du peuple, qui sur l'importance de faire corps derrière le pouvoir étatique, qui sur les conséquences fatales que l'histoire russe a connues lors de ses périodes troubles. 24 heures, pendant lesquelles le pouvoir a tremblé face à une peur physique et réelle. 24 heures pendant lesquelles les élites globalistes ont détourné le regard, attendant de voir comme les choses allaient tourner. L'attaque fut fulgurante, particulièrement bien organisée et orchestrée, réalisée par Prigogine et conseillée de l'extérieur. Sur la personnalité de Prigogine et les dangers de sa structure armée privée, je vous renvoie à mon texte du 15 mai ici.

Comme l'a parfaitement caractérisé Medvedev :

"Medvedev a qualifié la rébellion armée actuelle d'opération bien pensée et planifiée, dont le but est de prendre le pouvoir dans le pays.

Medvedev a également qualifié de "tout à fait probable" la participation à l'actuelle rébellion militaire d'experts étrangers.

"Nous ne permettrons pas aux événements de se dérouler selon le scénario, selon lequel les bandits entrent en possession des armes nucléaires, quelle que soit la volonté de ces fous criminels", a déclaré Medvedev."

Pour une analyse plus fouillée et sans pouvoir entrer ici dans tous les détails, je vous propose d'écouter l'interview, que j'ai donnée hier soir et qui est sortie ce matin :


 vidéo ici


Quelques éléments de réflexions.

Comment cela a-t-il été possible ?
La Russie post-soviétique a conduit de nombreuses réformes néolibérales, notamment celle de l'armée. Celle-ci a été réduite en hommes et renforcée en technologie, sur le modèle global devant conduire à une réduction des forces de résistances potentielles des Etats nationaux, sur le fondement du mythe de la fin des guerres traditionnelles. Donc, avec l'impératif militaire en Ukraine, l'armée russe régulière s'est retrouvée à court d'hommes.
Prigogine est montée en puissance dans les années 90, où il a transformé sa longue expérience carcérale de bandit en homme d'affaires, puis en homme de main. Cette période troublée a permis de nombreuses carrières fulgurantes. Wagner a été utile pour faire ce que l'Etat n'a pas ouvertement à faire sur des terrains extérieurs, mais qui est utile politiquement.
La logique néolibérale de la contractualisation et de la délégation vers le privé poussée à l'extrême ont conduit à l'utilisation de Wagner sur le territoire national. 
Un discours démagogique et faussement patriotique sur fond de discours fade et sans aucun sens du ministère de la Défense et d'une étrange stratégie uniquement centrée sur la défense ont fait le reste : la Russie a elle-même permis la création de ce faux héros. Il s'agit de la version moderne du Faux Dmitri, ce faux tsar du 16e siècle fabriqué en Pologne, qui a ouvert la période du Temps des troubles.

Pourquoi cette trahison a-t-elle eu lieu maintenant ?
Les déclarations virulentes de Prigogine n'ont cessé de monter en toute impunité, proportionnellement à l'essoufflement de l'offensive ukrainienne. Il discrédite ouvertement l'armée russe, pousse le populisme à l'extrême et dans sa dernière interview va même jusqu'à ouvertement valoriser l'armée soi-disant ukrainienne, sans y voir aucunement la main de l'OTAN. Il lui attribue des victoires qui n'existent pas, annonce la perte prochaine de la Crimée et ne cesse d'insulter dans un langage ordurier le pouvoir - cette fois-ci également politique.
On a l'impression d'un discours préparé pour une autre période, si l'offensive militaire atlantico-ukrainienne avait dû réussir et l'armée russe réellement reculer. Mais l'armée atlantico-ukrainienne stagne, il faut alors lancer plus tôt que prévu l'offensive politique. Et Prigogine est lancé, trop tôt, mais les Atlantistes n'ont pas le choix. Quelques jours avant le début de la mutinerie, il bénéficie d'une médiatisation grandissante en Occident.
Le renseignement américain déclare que cela se préparait depuis longtemps et que le manque de munitions était faux - il en gardait une partie pour la suite. Prigogine gagne même le soutien de Khodorkovsky et de Kiev - tout ce qui est mauvais pour la Russie est bon pour eux.
Par ailleurs, il est possible qu'encore une fois, l'Occident ait mal analysé la situation, prenant sa propre propagande pour la réalité. Nous n'avons cessé depuis d'entendre parler de la faiblesse de la Russie en général et de Poutine en particulier, alors que la situation a été maîtrisée en 24 heures et que Prigogine a perdu.

Qui est derrière cette mutinerie armée ?
Il est évident pour chacun que si Prigonine a les muscles, il ne brille pas par la réflexion. Il a donc bien été instrumentalisé et les déclarations du Président Poutine sur le désastre des ambitions personnelles conduisant à la trahison le fait clairement comprendre. Pour détruire un système, il faut toujours trouver la bonne personne à l'intérieur de celui-ci, celle dont on peut titiller les ambitions pour ensuite la manipuler.
Qui est derrière cela ? Tournez la tête vers ceux à qui le crime profite. Le but était au minimum de déstabiliser suffisamment la situation politique à l'intérieur, pour affaiblir la Russie sur le front militaire. 
Mais les militaires n'ont pas suivi, les élites n'ont pas bougé d'un pouce - certaines par conviction, d'autres dans l'attentisme - et le peuple était soulagé de voir les bataillons de Wagner rentrer à la caserne. Nous ne sommes pas en 1917, ni en 1991, même si le danger était bien présent.

Qu'en est-il de la trahison intérieure ?
En plus des forces extérieures, il ne faut pas sous-estimer les forces intérieures. L'on voit à peine 24 heures après que la Russie ait été à un cheveu de la guerre civile, le président du Comité de la Douma pour la Défense, Andrei Kartapolov, proposer de légitimer les armées privées, par l'adoption d'une loi régulant (donc légitimant) leur activité. Pour justifier cela, un révisionnisme accéléré se met en route sur le mode du "ce n'était pas si grave que cela". Je cite :
"Il a également dit qu'il n'y avait pas de reproches à faire aux membres de Wagner, qui avaient occupé Rostov-sur-le-Don la veille, car ils ne faisaient que suivre les ordres. « Ils n’ont offensé personne, ils n’ont rien cassé. Personne n' a la moindre prétention à leur égard - ni les habitants de Rostov, ni le personnel militaire du district militaire sud, ni les forces de l'ordre. Alors quelles seraient les prétentions ? Ils n'y a aucune prétention."

Je pense que les 15 militaires russes, qui ont été volontairement et froidement abattus par ces membres de Wagner, contre lesquels le président du Comité de la Douma pour la Défense n'a aucune prétention, apprécieront à sa juste valeur et la déclaration et la position idéologique de cet individu. De quelle soumission aux ordres s'agit-il ? Wagner une entreprise privée, pas une armée qui oeuvre pour la défense national. Les membres encourent une responsabilité individuelle pour leurs actes, en plus de ceux qui ont donné les ordres. A moins que Kartapolov ne reconnaissent ainsi, que les ordres venaient de l'extérieur, mais alors pourquoi pardonner.

Sur le plan matériel, l'on oublie manifestement l'hélicoptère de combat et l'avion abattus par ces grands patriotes irresponsables. De la même manière, Kartapolov exige que l'on oublie les habitations abîmées par les tirs des membres de Wagner dans la région de Voronej. Des sites civils. Les habitants apprécieront également ces paroles à leur juste mesure. L'on doit également tirer un trait les dégradations des routes dans la ville de Rostov-sur-le-Don sur 10 000 km2, un détail de l'histoire qu'il faut oublier.

Les limites du compromis : l'impératif de la responsabilité

Un compromis a été trouvé par l'intermédiaire de Loukachenko, pour que Prigogine quitte le pays et aille en Biélorussie, en contre-partie de quoi l'affaire pénale ouverte contre lui par le FSB serait fermée. Les membres de Wagner, qui n'ont pas marché vers Moscou pourraient entrer dans l'armée, quand les autres, s'ils restent tranquilles, ne seraient pas inquiétés. Ceci a permis d'éviter le déclenchement d'une guerre civile, en tout cas d'une période de troubles, qui aurait été rendue possible par une confrontation directe avec l'armée régulière suite aux provocations de Wagner.

Mais il faut que ce compromis soit fermement réalisé, sinon les élites internes, qui soutiennent Prigogine vont, à l'image de ce député, relever la tête. Il doit y avoir une responsabilité, au moins politique, pour que le message passe, sinon l'impunité va provoquer une catastrophe. Le problème n'est pas que Prigogine, il est systémique : c'est l'utilisation de ces armées privées, qui est incompatible avec la notion de l'Etat sur le continent européen, et notamment en Russie. Elles ressortent d'une logique anglo-saxonne, qui correspond à un autre mode de gouvernance et à une autre culture politique.

Non seulement, Prigogine doit personnellement être déporté et tenu en vue, mais Wagner doit être démantelé, pour que l'expérience ne se renouvelle pas. Si ces hommes veulent à ce point défendre leur Patrie, qu'ils entrent dans l'armée. S'ils sont au service de Prigogine, ils ne défendent pas la Russie. Or, la faiblesse se fait déjà sentir et suffisamment pour que, par exemple, Wagner ait renouvelé son recrutement à Novossibirsk.



dimanche 25 juin 2023

Que s'est-il passé en Russie ? | Idriss Aberkane


En 24h les plus vives spéculations ont bouillonné sur la toile: Eugène Prigogine, l'oligarque en charge du groupe Wagner, désormais la plus puissante armée privée au monde, aurait eu l'intention et les moyens de réaliser un coup d'état nucléaire sur la Fédération de Russie?! Cette affaire fascinante est bien davantage une leçon, pour toutes et tous: les gens intelligents ne se fient pas aux apparences! On débriefe cela en direct avec un mot clé: Maskirovka!

Obama & Prigozine, ou ‘Wagner’ en Crimée

Source : https://www.dedefensa.org/article/obama-prigozine-ou-wagner-en-crimee

24 juin 2023 (17H00) – Dans ces temps aventureux, je voudrais faire un parallèle qui l’est tout autant, aventureux, mais qui présente quelques vertus. On s’en étonnera peut-être parce qu’il y a d’un côté un événement énorme qui se poursuit et, de l’autre, l’événement d’un instant qu’on a déjà oublié. Ce qui m’intéresse pourtant, c’est une interprétation parallèle, pour montrer des similitudes cachées et, par conséquent, le rôle de révélateurs de ces deux événements.

Les deux événements sont les suivants :

• Prigozine et le PMC ‘Wagner’, bien sûr, dans une sorte de remake à la sauce postmoderne d’un passage ou l’autre de l’année 1917.

• Une déclaration d’Obama à CNN, à propos des événements de 2014 (il était alors président) en Ukraine, et spécifiquement le cas criméen, avec l’intervention de l’armée russe à l’appel des autorités locales, un référendum et le rattachement à la Russie.

Je passe rapidement les deux choses en revue, avec le principal que je m’attache à en dire, selon ma perception. Puis on verra bien où je veux en venir, si je le sais moi-même...

Prigozine sur la musique de Wagner

On s’attend bien à ce que je dise qu’il ne faut rien attendre de moi, ni de précis sur les troubles, ni des intentions des uns et des autres, ni des situations présentes et immédiatement à venir, ni des positions des principaux acteurs. Une seule chose m’a arrêtée, qui m’est soufflée par ‘Military Summary’, repris par ‘Veille Stratégique’.

L’éditeur de ce travail quotidien, qui suit la situation au jour le jour estime que les événements, quels qu’ils soient, –  que ce soit un simulacre (‘maskirovska’) ou un coup réel, – plongent la société russe dans une situation tragique et autorise certaines mesures radicales à un moment crucial, alors qu’une mobilisation générale se développe en Ukraine et que les conditions d’une possibilité d’intervention directe de l’OTAN se précise.

Ainsi fait-il cette hypothèse, que je place en contrepoint de l’hypothèse d’une situation de désordre civil puis au-delà des frontières russes si l’ordre n’est pas restauré... Poutine, qui n’est par ailleurs pas contesté comme président par aucun des acteurs, partisans et opposants, du ‘Wagnergate’, se trouverait dans l’hypothèse envisagée renforcé dans un sens par les événements, légitimé  en quelque sorte pour prendre des mesures draconiennes qu’il jugerait indispensables dans une situation perçue comme en constante aggravation depuis la mise en évidence de perspectives d’affrontement direct avec l’OTAN :

« Cette situation donne à Poutine le pouvoir, premièrement d’instaurer la loi martiale sur le territoire de la Fédération de Russie, et deuxièmement de décréter la mobilisation générale... »

Obama, lorsqu’il était BHO

Pour ce qui est d’Obama, il s’agit d’une interview de Christian Armanpour, toujours de CNN et toujours aussi agressive. Elle a surtout poussé l’ancien président dans ses plus vieux retranchements pour ce qui concerne l’Ukraine, c’est-à-dire 2014, l’année du putsch de Kiev. Pourquoi, aboie-t-elle, a-t-on laissé la Russie envahir la Crimée sans réagir ? Parce que observe Obama, il n’y a pas eu vraiment d’invasion :

« “Il y a une raison pour laquelle il n'y a pas eu d’invasion armée de la Crimée [en 2014], c’est parce que la Crimée était pleine de russophones”, a-t-il déclaré à Christiane Amanpour, sur CNN. Il a ajouté qu’“il y avait une certaine sympathie pour le point de vue selon lequel la Russie représentait ses intérêts”.

» La principale défense d’Obama a été de dire que “l’Ukraine de l'époque n'était pas l’Ukraine dont nous parlons aujourd’hui”. Il a néanmoins affirmé que les sanctions qu'il avait prises avaient empêché la Russie d’aller plus loin à l'époque. [...] Il a ajouté : “Il y avait en effet [en Crimée] une faction suffisamment importante d'hommes politiques qui soutenaient l'idée de développer de bonnes relations avec la Russie [et] qui se sont élevés contre l'imposition de la russophobie”.

» Il est intéressant de noter que le Kremlin a accueilli positivement l'évaluation de M. Obama, le porte-parole de Poutine, Dimitri Pechkov, déclarant que les nouvelles remarques de M. Obama représentaient une “pensée rationnelle”. Il a ajouté que “de temps en temps, une telle pensée rationnelle se fraie un chemin [aux États-Unis]”. »

On a aussitôt interprété les propos d’Obama, dans un sens extrêmement défavorable à l’ancien président soudain soupçonné d’être prorusse et ami de Poutine, ce qui est une surprise considérable et une mesure du désordre des esprits si l’on considère le statut de quasi-sanctification dont Obama jouit aux USA.

« Ces commentaires ont suscité l'indignation des experts ukrainiens et américains...

» L'interview d’Obama a immédiatement suscité des condamnations de la part d'éminents experts en ligne, certains qualifiant de “honteuses” ses remarques sur la représentation des intérêts de la Crimée par la Russie, d'autres estimant que cela revient à justifier l’“annexion” de la Crimée comme étant légale et justifiée.

» Jonathan Eyal, du Royal United Services Institute (RUSI, le think tank le plus fameux au Royaume-Uni), a déclaré qu’Obama “colportait des absurdités intéressées”. Pourtant, on peut dire qu'Obama fait preuve de réalisme en évaluant les circonstances historiques de la guerre. »

Deux situation symboliques

Ce que je juge de similaire dans ces deux situations, c’est leur caractère symbolique de ce que j’estime être l’inévitable aggravation de la situation. Pour Prigogine, égocentrique psychotique, ou comédien assumé à l’ambition monstrueuse, ou martyr dénonciateur d’une bureaucratie dévorante, ou traître et agent provocateur de l’Ouest-psychoactif, il s’agit au minimum de la courroie de transmission d’un ‘deus ex machina’ qui entend imposer la tragédie à la Russie et au monde.

Pour Obama, il s’agit d’une démarche provoquée de la recherche des sources cachées de l’énorme simulacre ukrainien où Washington s’ébroue activement, et une icône de la stature d’Obama est toute indiquée pour donner à cette recherche un vernis de respectabilité, et au fond une sorte d’autorisation d’enfreindre les règles du simulacre et de retrouver quelques vérités-de-situation. Du coup, les USA, emportés dans leur folie guerrière, se trouvent confrontés à la possibilité que la réalité de cette folie leur soit imposée par des rappels historiques, alors que l’on s’achemine vers la possibilité d’une explosion globale. Cette sorte de symbolisme peut produire, de ce côté de la bataille qui est si sensible à la communication, des évolutions, des affrontements, des réalignements jusqu’alors absolument improbables.

On ajoutera, pour ce même côté de l’Atlantique, le constat affreux du directeur de Raytheon rapporté par le ‘Financial Times’ (via Larry Johnson), constatant que la dépendance des livraisons de “terres rares” par la Chine rend son entreprise, comme l’industrie de l’armement US en général, incapable de produire normalement des systèmes d’arme sans les livraisons chinoises.

Johnson rapporte alors :

« Les observations ironiques de l'entrepreneur Arnaud Bertrand résument bien la situation :

» C'est hilarant. Le patron de Raytheon, l'un des principaux fabricants d'armes américains, déclare que son entreprise a "plusieurs milliers de fournisseurs en Chine et que le découplage est impossible".

» Nous avons besoin de la Chine pour combattre la Chine... »

Ce commentaire est complété par l’identification d’un “bonne nouvelle” puisque ce “besoin de Chine” « ...rend la guerre [avec la Chine] moins probable »... La guerre comme on la conçoit, peut-être, mais c’est au contraire, – comme on l’a vu plus haut et comme on le voit souvent puisque c’est toujours la même chanson, – un formidable accroissement des tensions et des oppositions aux USA, avec toutes ces psychologies totalement exacerbées et radicalisées, pour certaines rendues folles si l’on se trouve dans l’impossibilité de guerroyer comme elles en ont absolument besoin.

Cet amoncellement de nouvelles, considérées par rapport à notre point de vue crisique central, constitue un facteur d’accélération et de renforcement de l’énorme tourbillon crisique où nous nous trouvons emportés. Rien de nouveau dira-t-on également, sinon la poursuite toujours accélérée d’une marche folle vers une terra incognita qui sera bien plus que “quelque chose de nouveau”.

L'éternel recommencement ? 24 Juin 2023

 Source : https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2023/06/l-eternel-recommencement.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail

Les événements de Russie ont pris de court la plupart des observateurs. Mal à l'aise, les pro-russes ont d'abord maladroitement tenté de minimiser la chose avant de partir aux abonnés absents. Les médias occidentaux, quant à eux, sont en peine d'expliquer comment ils sont passé d'un "Poutine dictateur régissant son pays avec une main de fer" à un "Poutine qui sera renversé demain" et tremblent à l'idée de devoir choisir entre les mercenaires de Wagner et les Tchétchènes de Kadyrov dans l'affrontement qui se prépare peut-être dans les prochaines heures à Rostov. Les Ukrainiens se mettent à applaudir follement Wagner qu'ils vilipendaient il y a quelques jours encore, tandis que les spécialistes du dimanche se perdent dans les théories les plus éclectiques (complot russe pour attirer Kiev dans un piège, Prigojine manipulé par la CIA...)

En réalité, la situation n'est pas si étonnante que cela. Elle est même récurrente dans l'histoire. Quand une guerre tourne au fiasco, les langues commencent à se délier ; puis, si le pouvoir est traversé de courants contradictoires voire de guerres intestines, c'est au tour des bras et des armes qu'ils tiennent.

Ainsi, même s'il convient de rester très prudent à cette heure, nos Chroniques avaient comme qui dirait pressenti il y a sept mois ce qui pourrait peut-être advenir. Les dernières lignes sont assez prémonitoires :

2022 fait invariablement penser à un autre annus horribilis : 1904. Dans son livre, votre serviteur revenait sur cette année clé du Grand jeu entre la thalassocratie impériale et le Heartland tsariste, dont ce dernier mettra des décennies à se remettre sur le plan stratégique :

Londres ne renonce pas à sa formidable stratégie d’encerclement du Heartland. Quatre petites années après le mémorandum de Joseph Chamberlain cité plus haut, éclate la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Un magnifique cas d’école. Les manuels qui en parlent encore aujourd’hui la présentent principalement comme la première défaite d’un peuple "blanc" face à un pays asiatique. Ceci n’est pourtant qu’une partie dérisoire de toute l’histoire. Cette guerre participe avant tout du Grand Jeu entre Russes et Britanniques et constitue, pour ces derniers, un de leurs plus brillants succès. Éternellement inquiète de l’influence grandissante de sa bête noire en Asie, l’Angleterre s’allie au Japon en 1902 et le pousse, deux ans plus tard, à déclarer la guerre à la Russie. Fait très peu connu, quelques semaines avant le début du conflit, Londres monte sa propre expédition militaire contre le Tibet.

Comment ne pas y voir un classique mouvement de prise en tenailles ? Le lien est évident et la presse de l’époque, bien plus pertinente que sa consœur actuelle dans ses analyses géopolitiques, ne s’y trompe pas : « Pendant que l’attention du monde est absorbée par la lutte gigantesque en Extrême-Orient, il se passe au centre de l’Asie des événements moins sanglants, d’une apparence moins tragique, mais dont les résultats peuvent peser d’un grand poids dans les destinées de l’humanité. L’Union Jack a été hissée sur les murs de Lhassa et les pas des soldats de l’Angleterre ont foulé les rues de la mystérieuse ville sainte, de la Rome bouddhique. À Lhassa et en Mandchourie se débat le même procès. La campagne du Tibet est un corollaire de la guerre russo-japonaise, c’est un des actes de la lutte sourde engagée depuis longtemps entre la Russie et l’Angleterre pour la suprématie en Asie. »

Les Russes, déjà influents au Turkestan chinois et en Mongolie, étaient en effet sur le point de "récupérer" le Tibet. L’affaire est étonnante et romanesque : des missions de lamas-diplomates-espions bouriates y étaient envoyées pour le persuader d’entrer dans le giron russe, allant jusqu’à présenter le tsar comme une réincarnation de la Tara blanche, déité du bouddhisme symbolisant la paix et la longévité ! Déjà, il est prévu que des instructeurs militaires russes forment l’armée tibétaine, que des armes y soient transportées. À l’aube de ce XXe siècle, les dirigeants de Lhassa sont sur le point de remplacer l’empereur de Chine par le tsar dans le rôle de suzerain. Un accord russo-chinois, la Convention secrète de Canton, est même signé en 1902, entérinant cette prépondérance russe. Pékin, en accord avec les Tibétains eux-mêmes, reconnaît à Saint-Pétersbourg le rôle de protecteur conjoint du Tibet. L’on imagine aisément comment la nouvelle est reçue par les autorités coloniales britanniques, particulièrement le vice-roi des Indes, Lord Curzon… La réaction de l’Angleterre est foudroyante et, du point de vue stratégique, lumineuse. Elle lance le Japon contre les Russes et, profitant de ce que son adversaire est empêtré dans cette guerre épuisante, mène le raid de Lhassa qui détache définitivement le Tibet de la Russie.

Le parallèle avec la situation actuelle est frappant. Avant chacun de ces conflits, la Russie était sur la montante, semblait en position de force. Sur le point d'obtenir les clés de l'Asie il y a un siècle, maîtresse de la multipolarité et en passe de remplacer les États-Unis au Moyen-Orient l'année dernière. Et puis patatras, une guerre catastrophique et tout s'écroule...

D'aucuns observent non sans raison que, historiquement, les révolutions en Russie naissent presque toujours des débâcles militaires. Celle de 1904 alimenta le mécontentement général et déboucha sur la Révolution de 1905 qui amena Stolypine au pouvoir. Bis repetita en 2023 ?

Nous n'en sommes pas (encore ?) là et il convient de rester prudent. La rébellion de Wagner était, en tout cas initialement, dirigée contre les hauts pontes militaires, même si la petite musique prigojinienne consistant à vitupérer la bureaucratie et l'impuissance de l’État peut parler à des couches non négligeables de la population russe. De plus, sur le papier, le déséquilibre des forces est assez flagrant ; sans ralliements massifs d'une partie de l'armée et/ou de la société, l'on a du mal à voir comment la petite aventure wagnérienne pourrait arriver au terme de la symphonie.

Toutefois, les mesures d'urgence prises par les autorités - check points autour de Moscou, avis à la population, routes bloquées et parfois éventrées pour ralentir l'avance - montrent qu'elles ne prennent pas du tout l'affaire à la légère. Pour la Russie, après vingt ans de relative stabilité, c'est un énorme bond en arrière qui fait furieusement penser... aux années Eltsine.

*** MAJ ***

Prigojine aurait donc, selon les dernières informations, décidé de renoncer à son escapade après des heures de négociation avec Loukachenko. On imagine que cela s'est accompagné de solides garanties (la tête de Shoïgu et de l'état-major ? Nous verrons dans les jours prochains car nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises...)

Cet épisode montre en tout cas une étonnante fébrilité, pour ne pas dire faiblesse au sein du pouvoir russe. Un mercenaire qui règle ses comptes en faisant une Pougatchev au nez et à la barbe de l'armée et se balade de manière menaçante sur l'autoroute de Moscou sans réaction en face. Un Poutine qui voit son autorité publiquement sapée - "Nous allons destituer le président" avait crânement lancé le Prigo - après avoir prononcé un discours matinal non moins surprenant qui évoquait 1917 (a-t-il senti, comme Nicolas II, que ses heures étaient comptées ?) Une chaotique lutte des clans digne des pires années Eltsine.

La guerre en Ukraine - l'indépassable pivot géopolitique du grand échiquier eurasien théorisé par Mister Zbig - n'a pas fini de provoquer des remous au cœur du Heartland...

 

Tag(s) : #Russie, #Histoire