mercredi 23 mars 2022

Le Monde Moderne - La revue de presse du mardi 22 mars 2022


 

Il est temps de comprendre la formidable « stratégie hypersonique » de Vladimir Poutine


23 mars 2022

 

Pourquoi ne pouvons-nous pas décrypter la stratégie militaire révolutionnaire que l'armée russe déploie sous nos yeux en Ukraine ? Depuis les premiers jours du conflit, de nombreux experts sont convaincus que le Kremlin a échoué dans sa stratégie initiale. La Russie aurait imaginé une "Blitzkrieg", a échoué et a ensuite dû s'adapter à une guerre longue et dure. En fait, même si aucune hypothèse ne doit être écartée, avant de décrypter la stratégie russe, il faut commencer par se débarrasser d'un certain nombre de représentations préalables. Il faut désapprendre nos certitudes pour observer ce qui se passe réellement. Le nouvel art de la guerre russe repose sur une stratégie globale, « hybride », mêlant dissuasion nucléaire, armes hypersoniques, tir de précision, engagement limité des troupes au sol et négociation permanente avec l'adversaire.

Il y a des questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre pour le moment. Nous n'avons pas assez d'informations pour comprendre le déclenchement de la guerre par la Russie en Ukraine le 24 février. Mais cette incertitude, on le verra, fait partie de la stratégie russe.

Par exemple, quel a été le rôle de la provocation de Vladimir Zelenski le 19 février 2022 lorsqu'il a expliqué lors de la conférence de Munich que si son pays n'était pas admis dans l'OTAN, il remettrait en cause le mémorandum de Budapest (signé en 1994, qui prévoit la dénucléarisation de l'Ukraine) ? C'est indéniablement un déclencheur majeur. Cependant, les Russes ont attendu d'avoir lancé le conflit pour le dire.

Si la Russie planifiait une offensive depuis plusieurs mois – par exemple, par crainte d'une nouvelle offensive de l'armée ukrainienne dans le Donbass ; ou à cause de l'ingérence accrue de l'OTAN en Ukraine – par exemple, le début de l'installation d'une véritable « alternative à Sébastopol » à Berdiansk, avec le soutien britannique ? Vladimir Poutine a-t-il jugé nécessaire de déclencher une guerre tant que la Russie avait une avance stratégique sur les missiles hypersoniques ?

L'incertitude sur les intentions de Vladimir Poutine fait partie d'une stratégie qui a fonctionné jusqu'à présent, basée sur l'effet de surprise.

Le mythe de l'échec de la « victoire immédiate »

Ensuite, il y a une question à laquelle nous pensons que les observateurs répondent trop rapidement - même ceux qui sont neutres envers la Russie.

Le commandement russe pensait-il que le scénario de la Crimée de 2014 pouvait être reproduit avec un ralliement rapide de la majeure partie de l'armée ukrainienne ?

Nous avons souvent lu cela sur les chaînes Telegram bien informées. Cela nous a été rapporté par des militaires : les renseignements russes ont surestimé la volonté de la population de se soulever et de renverser le régime dans la partie russophone du pays. L'armée russe aurait prévu un soulèvement inévitable et donc une reddition rapide de l'armée ukrainienne.

Supposons qu'il y ait eu un plan pour une victoire rapide. Supposons que les renseignements russes étaient trop optimistes. Mais dans ce cas, le commandement russe devait avoir un plan B, celui de s'adapter à une guerre plus longue. L'évolution de l'Ukraine depuis le coup d'État de Maïdan était lisible par une simple veille régulière sur Internet – y compris la radicalisation idéologique d'une partie des unités combattantes ukrainiennes. Il serait donc surprenant que les services russes l'aient raté ; tout comme ils auraient manqué les livraisons d'armes occidentales à l'Ukraine, la présence de conseillers militaires des pays de l'OTAN, la politique de terreur exercée par l'armée ukrainienne ou les milices paramilitaires sur les populations majoritairement russophones de l'est de l'Ukraine. Ou bien ils ont peut-être sous-estimé l'effectif de l'armée ukrainienne, estimé à 260.000 hommes.

Il faut toujours écouter ce que disent les acteurs impliqués. De quoi Vladimir Poutine parle-t-il depuis le début ? (1) Permettre aux habitants du Donbass de vivre durablement en paix. (2) Consolider la possession de la Crimée, stratégiquement vitale pour une Russie face à un Occident hostile. (3) Désarmer l'Ukraine à un niveau acceptable pour la sécurité de la Russie ; et le rendre neutre. (4) Dénazifier le pays.

Ce dernier objectif n'est pas du tout pris au sérieux par l'Occident. On comprend que si l'on n'est jamais allé en Ukraine, il est difficile d'imaginer la réalité d'unités comme le bataillon Azov . L'auteur de ces lignes a passé suffisamment de temps dans le pays pour avoir observé la violence et la radicalisation idéologique des unités dont le gouvernement français a reçu un rapport détaillé en 2016 .

Même si l'on n'a pas cette expérience ou une connaissance approfondie du nationalisme ukrainien radical depuis la Seconde Guerre mondiale, il suffit de prêter attention au massacre d'Odessa en 2014 ou aux tentatives ratées de nettoyage ethnique dans le Donbass pour commencer à comprendre. Les gouvernements occidentaux, soit dit en passant, connaissent très bien cette réalité. Comme l'a dit Roosevelt à un interlocuteur qui lui reprochait de soutenir Somoza , président du Nicaragua : « C'est un bâtard, en effet. mais c'est notre bâtard ! ». Les dirigeants occidentaux connaissent la réalité des unités dont la russophobie raciste n'est pas une invention ou une pure instrumentalisation de Moscou. Et nos dirigeants l'assument car ils pensent que la volonté de combat de ces unités permettra de tenir la Russie en échec.

Ce serait une insulte à la Russie de penser que le gouvernement, l'armée et les services de renseignement n'ont pas été capables de réaliser (1) que le basculement de l'Ukraine n'a pas été aussi facile que celui de la seule Crimée ; (2) que l'armée ukrainienne s'est, depuis 2014, endurcie et, en partie, fanatisée par la propagation du nationalisme radical, dont les milices néo-nazies sont la pointe avancée. (3) que l'armée ukrainienne est entraînée et équipée depuis 2014 par des instructeurs ou des mercenaires de l'OTAN.

Que pouvaient voir les Russes en début d'année ? (a) qu'une grande partie de l'armée ukrainienne était regroupée dans l'est du pays, face aux républiques sécessionnistes du Donbass. (B) que la population de l'est de l'Ukraine n'était pas en mesure de se soulever contre des milices qui non seulement bombardent régulièrement les villes du Donbass depuis des années, mais imposent également un régime de suspicion et de dénonciation de quiconque pourrait être soupçonné de "travailler pour le Les Russes".

La Russie savait qu'elle ne pouvait affronter massivement et frontalement l'armée ukrainienne sans causer d'énormes pertes parmi la population même qu'elle entendait délivrer du régime de Kiev. Moscou a depuis obtenu la confirmation (voir les zones dont l'armée russe a pris le contrôle à Marioupol) – et de ce point de vue les services de renseignement russes avaient raison si c'est le point de vue qu'ils défendaient – ​​que la population de l'est de l'Ukraine souffre sous le joug des milices de Kiev et est soulagé dès que les troupes russes établissent leur domination. Enfin, la Russie est bien consciente que les sentiments de la majorité des Ukrainiens sont néanmoins ambigus envers la Russie.

  • à l'Est, les gens sont russophiles mais ne veulent pas forcément être intégrés à la Russie
  • En Occident, les gens sont attirés par la Pologne mais souffrent de la corruption et de la tyrannie du régime de Kiev soutenu par Varsovie et les capitales occidentales.

Il semble donc possible d'identifier un double choix russe présent dès le départ.

+ La population ukrainienne ne doit pas être (re)solidarisée avec le régime issu du coup d'État de Maïdan.

+ Il importait aussi de ne pas provoquer un redéploiement massif d'une armée ukrainienne à la fois majoritairement stationnée devant le Donbass et relativement dispersée sur le territoire.

Le souci de la Russie est de préserver l'avenir à tout prix, sans pouvoir dire quelle part sera l'occupation du territoire ukrainien, quelle part sera un «protectorat» et quelle part sera la coexistence pacifique avec un pays démilitarisé voisine.

De cette approche politique découle une méthode militaire bien différente de celle à laquelle les Occidentaux se sont habitués depuis le début des années 1990.

S'éloigner de la "Blitzkrieg" et des jeux vidéo

Quelles sont les représentations dominantes dans notre perception des guerres ? Tout d'abord, il y a la "Blitzkrieg" - la blitzkrieg de style militaire allemand de 1939-40. En Pologne et en France, l'armée allemande a réussi à remporter des victoires en quelques semaines au début de la Seconde Guerre mondiale. Les médias, les politiques et trop d'universitaires et d'experts des think tanks n'ont pas pris le temps de lire l'ouvrage de Karl Heinz Frieser sur la campagne de France de mai-juin 1940.

L'avancée de l'armée allemande connaît de nombreux contretemps et seul le manque de vision du commandement français transforme l'attaque nazie en une victoire rapide de la Wehrmacht. Pensez, par exemple, au « goulot d'étranglement » de 100 km de véhicules blindés à la sortie des Ardennes à la mi-mai, qu'aucun avion français n'est venu bombarder.

En fait, dès les premières semaines de la campagne d'URSS, un an plus tard, à l'été 1941, les limites de la « blitzkrieg » étaient devenues apparentes. L'Allemagne se heurte bientôt à la distance, puis, à partir de l'automne, au climat et à une puissance industrielle qui dépasse la sienne. Même si l'on imagine que la Russie a eu une stratégie d'attaque frontale en Ukraine – et nous verrons que ce n'est pas le cas – les guerres sont rarement des « blitzkriegs » au sens où nous les entendons.

Le mythe de la « blitzkrieg » a pourtant survécu dans l'imaginaire occidental. Et elle a été ravivée ces dernières décennies par les guerres américaines après 1990. En Irak, en Afghanistan, au Kosovo et en Libye, les guerres ont été facilement gagnées en quelques semaines – du moins en apparence. De plus, le fait que les Américains aient pour habitude de bombarder plusieurs pays avant d'envoyer des troupes au sol a rendu notre image de la guerre digne d'un jeu vidéo. On n'imagine rien d'autre que des premiers bombardements massifs, sans se demander quel en est le coût humain - qui sait, par exemple, que les Américains ont utilisé en Irak et en Afghanistan ces bombes à effet de souffle gigantesque appelées "daisy cutters" ( daisy cutters ) ? Que dirions-nous si la Russie d'aujourd'hui faisait de même ?

Alors la guerre au sol nous semble consister en l'élimination instantanée d'adversaires qui apparaissent sur le chemin des troupes comme les méchants d'un jeu vidéo. Et pour que la réalité ne revienne pas trop fortement nous hanter, on mise sur les drones pour combattre « après la victoire » contre des résistants ou des armées renaissantes.

En réalité, aucune de ces guerres américaines des trente dernières années n'a été un succès stratégique au sens d'une victoire durable. Ils ont disloqué des États fragiles qui avaient le mérite de maintenir un minimum de paix civile. Surtout, ils ont laissé un état de chaos difficile à surmonter. Des millions de vies ont été détruites sans que l'homo occidentalis ne s'en émeuve, des billions de dollars ont été consumés par le Pentagone pour arriver à des situations à peine plus glorieuses que la guerre du Vietnam. Les Américains n'ont pas été en mesure de résoudre la question de la pacification des pays qu'ils occupaient ou de la viabilité d'une organisation politique après leur départ. Nous ne voulons pas minimiser les efforts d'organisation qui ont été faits dans les pays occupés, ni la contribution que notre armée, par exemple, avec sa longue expérience de présence outre-mer, a pu apporter. Mais cela est généralement ignoré et nous voulons souligner ici les origines de la perception dominante.

Pouvons-nous maintenant nous débarrasser de nos représentations et de notre manque d'analyse des guerres menées par l'Occident ces trente dernières années et voir l'offensive russe en Ukraine pour ce qu'elle est ?

Engagement limité sur le terrain pour des gains ciblés

Depuis que nous suivons le conflit en Ukraine, nous avons utilisé plusieurs sources pour cartographier l'avancée russe : Ukraine War Map , Institute for the Study of War , Military Advisor ou ici @Rybar (sur Telegram). Ils nous disent à peu près la même chose : l'armée russe étend progressivement et méthodiquement son emprise depuis les frontières de la Biélorussie et de la RussieUn objectif semble possible à terme : occuper militairement toute la rive gauche du Dniepr, même si c'est encore loin d'être le cas.

D'emblée, deux constats apparemment contradictoires peuvent être faits. D'une part, l'avancée russe a été indéniablement rapide. Plusieurs spécialistes américains – férus de la référence Blitzkrieg ! – tiennent même à souligner que l'avancée est plus rapide que celle des troupes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur la carte que nous avons reproduite ci-dessus, on peut voir que les troupes russes ont mis sous leur contrôle – hors les territoires des républiques sécessionnistes du Donbass et de Crimée – 130 000 à 150 000 km², soit 20 à 25 % du territoire de l'Ukraine en 2013. les frontières. C'est en effet considérable. Cependant, il est vite devenu évident que l'armée russe ne poussait pas son avantage comme on aurait pu s'y attendre. Pour reprendre les mots de Scott Ritter : «La stratégie russe habituelle consiste à localiser la cible et à brûler l'emplacement avec des tirs d'artillerie lourde de plusieurs lance-roquettes, mortiers, puis à faire avancer les forces terrestres jusqu'à ce qu'une nouvelle cible soit localisée et que la procédure soit répétée. La tactique est extrêmement efficace et extrêmement brutale. Appliqué à une formation ennemie dans une zone urbaine ou une banlieue densément peuplée, il entraînerait des dizaines de milliers de morts parmi les civils » .     

De toute évidence, l'armée russe a refusé d'utiliser son mode de combat habituel. Essayons d'aller plus loin.   

Pour l'heure, trois mouvements principaux se dégagent :

+ la prise de contrôle progressive des régions au nord de la Crimée, la « Nouvelle Russie » au sens historique du terme

+ Un double mouvement du nord et du sud, pour rattraper les troupes ukrainiennes combattant dans le Donbass.

+ Un mouvement pour encercler progressivement Kiev par l'ouest et l'est.

Ce qui déconcerte les observateurs, c'est l'alternance d'offensives et d'immobilisations par l'armée russe.

+ Dans les premiers jours, l'armée russe a pris le contrôle du nord-ouest de Kiev depuis Gostomel ; il s'est installé au nord-est de Kiev via Tchernigov ; il s'est installé dans la région de Soumy, celle de Kharkov, mais en contournant les villes. Au sud, la même chose s'est produite, avec des mouvements vers Melitopol, Kherson, Nikolaïev ; avec une poussée vers Energodar pour sécuriser la centrale nucléaire. Puis l'offensive s'est arrêtée presque partout pendant plusieurs jours.

+ Quand l'offensive reprend, elle n'est pas du tout uniforme. Après 24 jours de conflit, les progrès sont indéniables :

  • La jonction entre le mouvement du nord et le mouvement du sud pour piéger l'armée ukrainienne combattant dans le Donbass est en grande partie achevée. Il y a maintenant une ligne de front continue entre Ernegodar et Kherson et les troupes de la République de Donetsk. C'est une grande victoire car la majeure partie de l'armée ukrainienne est là.
  • Les troupes russes sont solidement implantées sur la rive droite du Dniepr dans la région de Kherson
  • Les troupes russes et l'armée des républiques séparatistes ont enfermé certains des éléments néo-nazis (bataillon Azov) à Marioupol. Et ils y gagnent la bataille.  

Pour le reste, des diplomates bien informés et des experts confiants nous ont dit à plusieurs reprises au cours des deux dernières semaines que l'assaut sur Kiev ou Kharkov était pour la nuit suivante. Et le débarquement à Odessa pour le lendemain matin. Mais rien de tel ne s'est produit.

Là encore, l'analyse de Scott Ritter peut être répétée. “…. Ce fut une surprise absolue pour tout le monde qu'ils aient commencé l'opération avec une main attachée derrière le dos. La progression est très calme et très précise. Les Russes ont tenté de négocier avec tous ceux qui occupaient des positions fortifiées afin de minimiser les pertes civiles et la destruction des installations urbaines. Les Russes ont exprimé leur refus de tuer des soldats ukrainiens dans leurs casernes »L'opération militaire avait dès le départ de solides garanties politiques, limitant autant que possible les pertes civiles et permettant aux soldats ukrainiens de se rendre. Il n'en fallait pas plus pour que l'Occident crie que l'armée russe avait échoué. En effet – pour continuer à explorer nos références militaires – nous comprenons mieux la manière de faire la guerre de Bonaparte que celle de Turenne ; et nous tenons Turenne à un niveau plus élevé pour la brutalité et la destruction qu'il a ordonnées - bien que sporadiquement par rapport aux armées de Napoléon. Il y a eu plusieurs occasions au cours des trois dernières semaines où l'armée russe a forcé le passage au risque de tuer des civils - et cela occupe infiniment plus les médias occidentaux que les brutalités bien plus importantes, en comparaison, commises par les Américains dans les deux Offensives irakiennes de 1991 et 2003.

On peut même dire que la Russie a été largement inférieure dans la guerre de l'information face à l'opinion mondiale. Mais de toute évidence, le gouvernement et l'armée russes n'en ont pas fait une priorité. Ils suivent une stratégie que nous n'avons pas encore expliquée en détail. Elle est, bien sûr, basée sur des considérations politiques concernant l'avenir de l'Ukraine. Mais cela reflète aussi la conscience aiguë du gouvernement russe des ressources limitées dont il dispose, compte tenu de la faiblesse démographique du pays et des nombreux défis posés par sa situation géopolitique en Eurasie.

En fait, ce qui surprend les observateurs et les amène à inventer des histoires sur une soi-disant "défaite russe", c'est le fait que l'effort de guerre russe est mené de manière très économique : pour les matériaux (utilisation par les troupes au sol d'équipements de la période soviétique ; parcimonie dans les tirs de missiles pour détruire des cibles d'infrastructures militaires ); mais aussi le nombre limité de troupes russes engagées, qui ne correspond pas à la volonté de déclencher des offensives massives – à l'instar de ce que tous les historiens de l'Armée rouge se plaisent à décrire pour la Seconde Guerre mondiale.

Nous l'avions déjà remarqué en Syrie. Vladimir Poutine sait qu'il dirige un pays où les ressources démographiques se sont raréfiées et qui a les frontières les plus longues du monde. Tout effort militaire doit être mesuré, calibré – (les missiles de précision qui détruisent les cibles ukrainiennes ne s'appellent-ils pas Kalibr ?). La Russie n'a pas que le front occidental. Elle doit continuer à surveiller le Proche et le Moyen-Orient. L'Asie centrale est instable, comme l'ont montré la crise du Haut-Karabakh et une récente tentative de renversement du gouvernement kazakh . Et la Russie a un allié de taille, la Chine, dont le poids démographique représente une pression considérable sur la Russie asiatique.

Sous les tsars ou pendant la période soviétique, l'armée russe n'était pas très économe de la vie de ses soldats. C'est pourquoi la stratégie qui se déploie en Ukraine n'implique – dans la mesure du possible – que des engagements terrestres très ciblés.

Le seul endroit où il y a de violents combats est dans le Donbass. Ailleurs, près de Kiev, Kharkov, Kherson, Nikolayev et Voznesensk, il y a eu de violents combats sporadiques, mais cela ne peut être considéré comme une bataille

La stratégie "hypersonique" de Vladimir Poutine

Réexaminons les arguments des experts occidentaux, dont la plupart relayent les bulletins de l'armée ukrainienne . Premièrement, ils ont mentionné de sérieuses difficultés pour l'armée russe. Des photos (souvent non datées et très vaguement localisées) d'équipements russes détruits et abandonnés ont circulé. Puis, progressivement, l'armée russe elle-même a commencé à publier des statistiques et même des photos de la destruction d'équipements ukrainiens. 

En fait, si l'on regarde objectivement la situation, les progrès de l'armée russe sur le terrain sont absolument remarquables, notamment par rapport aux effectifs utilisés, comme le souligne Scott Ritter – « étant donné que l'armée ukrainienne était forte de 260 000 hommes, entraînés et équipés pour Normes de l'OTAN, avec un système de commandement serré, géré efficacement par des officiers. Il faut également envisager le soutien de 200 à 300 000 réservistes, unités auxiliaires et services. Et donc les Russes ont commencé avec 190-200 000 soldats pour faire face à une force de 600 000. Habituellement, au début d'une campagne, vous aurez un avantage de trois contre un du côté offensif. Les Russes ont commencé l'opération avec un avantage de un à trois, ou un à quatre du côté ukrainien. Mais malgré tout, les pertes (…) sont de 1 à 6 en faveur des Russes. Habituellement, dans les confrontations modernes de la Seconde Guerre mondiale, les batailles d'annihilation à grande échelle, par exemple, les Allemands dans les batailles avec les Américains, puisque les Américains ont gagné, pour chaque Américain tué, il y avait 3 à 4 Allemands. Ce ratio a permis aux Américains de gagner des batailles et d'avancer. Le rapport entre les Russes et les Ukrainiens de 1 à 6 est une défaite écrasante pour la partie ukrainienne . On parle ici des troupes des républiques sécessionnistes du Donbass, qui ajoutent 30 à 50.000 hommes au troupes engagées au sol côté russe : en tout cas, le ratio reste inférieur à un pour deux contre les Ukrainiens.   

Cependant, on ne peut pas s'arrêter là à lire ce qui se passe sur le terrain. La stratégie d'avance rapide et ciblée mais sans la puissance de feu attendue restera difficile à comprendre si elle n'est pas liée à toutes les autres composantes de l'effort de guerre russe :

+ Dès le début du conflit, les missiles de précision russes (Kalibr, Iskander) ont systématiquement détruit les infrastructures militaires ukrainiennes : dépôts de munitions, stocks d'artillerie, aéroports, entrepôts de véhicules notamment. Certains équipements russes ont été détruits dans les combats et certains avions et hélicoptères ont été abattus ou endommagés, mais l'armée ukrainienne est incapable d'infliger de graves dommages à l'armée russe et les experts occidentaux perdent leur temps à inventer des affirmations souvent non vérifiées de la part de l'armée ukrainienne. bulletins. Les frappes russes contre l'infrastructure militaire ne sont pas encore terminées.

Surtout, deux épisodes devraient vous faire réfléchir :

– Le dimanche 13 mars 2022, un ou plusieurs tirs de précision ont détruit les bâtiments de Yavorov, dans l'ouest de l'Ukraine, à 20 km de la frontière polonaise, où des mercenaires ou volontaires étrangers s'étaient rassemblés pour combattre en Ukraine. Selon de nombreux témoignages sur les réseaux sociaux dans les jours suivants, l'ardeur des combattants volontaires occidentaux s'est refroidie. Mais les Russes envoient aussi un signal très clair à l'Occident : qu'il s'agisse de livraisons d'armes ou de mobilisation de volontaires étrangers, la réponse sera systématique.

– Samedi 19 mars et dimanche 20 mars 2022, l'armée russe a tiré des missiles hypersoniques. Nous savons depuis mars 2018 que ces armes ont donné à la Russie un avantage stratégique, y compris et surtout dans le domaine nucléaire.

Eric Verhaeghe attire depuis plusieurs semaines l'attention des lecteurs du Courrier des Stratèges sur l'avance russe et chinoise sur les Américains dans ce domaine. Plus lucide que la plupart des autres journaux, Le Figaro écrivait le 18 février 2022 :

« Les missiles hypersoniques sont des menaces redoutables. Ils se déclinent en de nombreuses variantes, stratégiques, tactiques, nucléaires et conventionnelles. Ils constituent un défi pour tous les systèmes de défense militaire. Ces armes volent à 10 à 20 fois la vitesse du son, à basse altitude, en zigzagant vers leurs cibles. Ils n'ont jamais été utilisés sur un théâtre de guerre, mais ils pourraient traverser des engins anti-missiles .

Eh bien, l'armée russe les a utilisés pour la première fois sur un champ de bataille les 19 et 20 mars 2022 ! Une installation souterraine de stockage d'armes dans l'ouest de l'Ukraine a été détruite par des missiles supersoniques "Kinjal" , a annoncé samedi 19 mars le ministère russe de la Défense. Et, selon un communiqué du ministère russe de la Défense du dimanche 20 mars , « une importante réserve de carburant a été détruite par des missiles de croisière « Kalibr » tirés depuis la mer Caspienne, ainsi que par des missiles balistiques hypersoniques tirés par le système aéronautique « Kinjal » depuis Espace aérien de Crimée . Ces destructions se sont produites dans la région de Nikolaïev. Selon le ministère russe de la Défense, la cible détruite était « la principale source de carburant pour les véhicules blindés ukrainiens ».» déployé dans le sud du pays.

Ces tirs ne se sont pas produits par hasard. Ils font suite à des déclarations agressives du président américain contre Vladimir Poutine. Ils indiquent à l'Ukraine, qui tarde à accepter les conditions russes, et à l'Occident, qui encourage l'armée ukrainienne à prolonger le combat, que les frappes de l'armée russe contre des cibles militaires ou gouvernementales ukrainiennes peuvent augmenter d'intensité à tout moment.

C'est aussi un avertissement très clair à l'Occident sur la détermination des Russes et leur capacité à une frappe nucléaire dévastatrice si l'OTAN menace les intérêts vitaux de la RussieComme le résume utilement Le Figaro le 18 février :

« La recherche sur la technologie hypersonique a commencé dans les années 1980. Elle s'est accélérée en 2002 lorsque les États-Unis se sont retirés du traité ABM, qui limite les systèmes antimissiles. Les États-Unis étaient alors libres d'améliorer leur défense contre les missiles balistiques. Aux yeux de Moscou, la dissuasion nucléaire est menacée. En réponse, les Russes ont cherché à améliorer leurs propres systèmes afin qu'ils puissent pénétrer les défenses ennemies les plus sophistiquées. Plusieurs programmes ont été lancés et commencent à devenir opérationnels, dont l'Avangard, un planeur volant à Mach 20, d'une autonomie de 6.000 km, capable de transporter une tête nucléaire, et le Zirkon et le Kinjal. Les Russes sont en avance sur le jeu en termes d'hypervélocité .

En fait, c'est toute la stratégie de Vladimir Poutine, que l'on pourrait qualifier d'« hypersonique » :

  • Il s'appuie sur une capacité de frappe nucléaire de dix minutes qui percerait, pour le moment, toutes les défenses américaines.
  • les missiles hypersoniques donnent également à la Russie les moyens d'intensifier ses frappes conventionnelles en cas de besoin.
  • En fait, on peut dire que toute l'approche de Poutine au fil des ans a été « hypersonique ». Cet homme de peu de mots a toujours avancé sous le radar, pour frapper par surprise là où on ne l'attendait pas : pensez à son discours à la conférence de Munich sur la sécurité en 2007 , où il a défié l'unilatéralisme américain au nom d'un monde multipolaire ; l'intervention inattendue en Géorgie en août 2008 ; la prise de la Crimée sans coup férir en 2014 ; l'intervention en Syrie pour détruire DaechL'intervention en Ukraine le 24 février a été une surprise similaire.

La stratégie russe doit donc être considérée dans son ensemble. Face à la pression des sanctions économiques, l'idée d'une guerre terrestre, certes efficace mais dont la puissance de feu est limitée, afin de limiter les pertes civiles, et l'avancée régulièrement suspendue dans une logique de reddition négociée de l'armée ukrainienne, pourraient impliquer une risque. Cependant, ce choix dans la méthode de combat se fait à l'abri de la sécurité - momentanément absolue - que donne l'avancée russe dans le secteur des armes hypersoniques.

On peut détester la rationalité stratégique d'un Vladimir Poutine. Mais il serait absurde de l'ignorer. Et cela est d'autant plus vrai que la révolution militaire sur laquelle s'appuie l'armée russe ne peut laisser indifférente une puissance nucléaire comme la France.    

La révolution militaire de l'armée russe rouvre la possibilité de négociation

La "stratégie hypersonique" qui vient d'être décrite est la variante russe de la "guerre hybride" que de nombreux commentateurs passent sous silence mais ont apparemment du mal à identifier lorsqu'ils voient une variante spécifique.

Il est évident que nous devrions pouvoir regarder de près le potentiel de cyberattaque, le travail des services de renseignement. En revanche, comme l'armée russe semble prendre son temps en Ukraine, il n'est pas possible que Vladimir Poutine ait oublié de se préparer à la guerre économique dans les semaines à venir, il faudra observer de près les réponses aux sanctions. 

Enfin, nous voudrions souligner à quel point la supériorité militaire russe, grâce à la garantie apportée par l'introduction des armes hypersoniques dans la dissuasion tant nucléaire que conventionnelle, nous ramène aux fondamentaux de l'histoire russe et européenne. La certitude de pouvoir augmenter à tout moment l'intensité militaire conduit à revenir à Clausewitz ou à Turenne : la guerre n'empêche pas de négocier en parallèle :

« L'idée que la Russie essaie de s'emparer de Kiev, la capitale, pour éliminer Zelensky, vient typiquement de l'Occident : c'est ce qu'ils ont fait en Afghanistan, en Irak, en Libye et ce qu'ils ont voulu faire en Syrie avec l'aide de l'État islamique. . Mais Vladimir Poutine n'a jamais eu l'intention de faire tomber ou de renverser ZelenskyAu lieu de cela, la Russie tente de le maintenir au pouvoir en le poussant à négocier en entourant Kiev. Il s'était jusqu'ici refusé à mettre en œuvre les accords de Minsk, mais aujourd'hui les Russes veulent obtenir la neutralité de l'Ukraine.
De nombreux commentateurs occidentaux ont été surpris que les Russes continuent de rechercher une solution négociée tout en menant des opérations militaires. L'explication réside dans la conception stratégique russe, depuis l'ère soviétique. Pour l'Occident, la guerre commence quand la politique se termine. Mais l'approche russe suit une inspiration clausewitzienne : la guerre est la continuité de la politique et on peut passer avec fluidité de l'une à l'autre, même pendant le combat. Cela crée une pression sur l'adversaire et le pousse à négocier .

Les Américains, qui raisonnent sur le mode binaire de la « reddition inconditionnelle », sauront-ils s'adapter à la nouvelle situation ? La révolution militaire initiée par la Russie, qui a maîtrisé les armes hypersoniques avant les autres, bouleverse le jeu de pouvoir auquel les États-Unis et l'Union européenne étaient habitués. Mais nous pouvons être sûrs que la Chine, qui est également équipée d'armes hypersoniques avant les États-Unis, saura faire avancer la cause de la négociation et de la paix. C'est dans l'intérêt de l'alliance occidentale. Jusqu'à ce que les États-Unis eux-mêmes – et, espérons-le, la France – aient rattrapé et comblé ce nouveau fossé en matière de missiles.

Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/03/23/its-time-to-understand-vladimir-putins-formidable-hypersonic-strategy/

Francis Lalanne, remonté comme jamais, s'adresse aux abstentionnistes : #Toutsaufmacron#



#Toutsaufmacron#



 

Quand Alexandre Zinoviev dénonçait la tyrannie mondialiste et le totalitarisme démocratique

 


Dernier entretien en terre d'Occident : juin 1999

Entretien réalisé par Victor Loupan à Munich, en juin 1999,
quelques jours avant le retour définitif d'Alexandre Zinoviev en Russie ;
extrait de "La grande rupture", aux éditions l'Âge d'Homme.



Philosophe, logicien, sociologue,
et écrivain dissident soviétique.


Victor Loupan : Avec quels sentiments rentrez-vous après un exil aussi long ?

Alexandre Zinoviev : Avec celui d'avoir quitté une puissance respectée, forte, crainte même, et de retrouver un pays vaincu, en ruines. Contrairement à d'autres, je n'aurais jamais quitté l'URSS, si on m'avait laissé le choix. L'émigration a été une vraie punition pour moi.

V. L. : On vous a pourtant reçu à bras ouverts !

A. Z. : C'est vrai. Mais malgré l'accueil triomphal et le succès mondial de mes livres, je me suis toujours senti étranger ici.

V. L. : Depuis la chute du communisme, c'est le système occidental qui est devenu votre principal objet d'étude et de critique. Pourquoi ?

A. Z. : Parce que ce que j'avais dit est arrivé : la chute du communisme s'est transformée en chute de la Russie. La Russie et le communisme étaient devenus une seule et même chose.

V. L. : La lutte contre le communisme aurait donc masqué une volonté d'élimination de la Russie ?

A. Z. : Absolument. La catastrophe russe a été voulue et programmée ici, en Occident. Je le dis, car j'ai été, à une certaine époque, un initié. J'ai lu des documents, participé à des études qui, sous prétexte de combattre une idéologie, préparaient la mort de la Russie. Et cela m'est devenu insupportable au point où je ne peux plus vivre dans le camp de ceux qui détruisent mon pays et mon peuple. L'Occident n'est pas une chose étrangère pour moi, mais c'est une puissance ennemie.

V. L. : Seriez-vous devenu un patriote ?

A. Z. : Le patriotisme, ce n'est pas mon problème. J'ai reçu une éducation internationaliste et je lui reste fidèle. Je ne peux d'ailleurs pas dire si j'aime ou non la Russie et les Russes. Mais j'appartiens à ce peuple et à ce pays. J'en fais partie. Les malheurs actuels de mon peuple sont tels, que je ne peux continuer à les contempler de loin. La brutalité de la mondialisation met en évidence des choses inacceptables.

V. L. : Les dissidents soviétiques parlaient pourtant comme si leur patrie était la démocratie et leur peuple les droits de l'homme. Maintenant que cette manière de voir est dominante en Occident, vous semblez la combattre. N'est-ce pas contradictoire ?

A. Z. : Pendant la guerre froide, la démocratie était une arme dirigée contre le totalitarisme communiste, mais elle avait l'avantage d'exister. On voit d'ailleurs aujourd'hui que l'époque de la guerre froide a été un point culminant de l'histoire de l'Occident. Un bien être sans pareil, de vraies libertés, un extraordinaire progrès social, d'énormes découvertes scientifiques et techniques, tout y était ! Mais, l'Occident se modifiait aussi presqu'imperceptiblement. L'intégration timide des pays développés, commencée alors, constituait en fait les prémices de la mondialisation de l'économie et de la globalisation du pouvoir auxquels nous assistons aujourd'hui. Une intégration peut être généreuse et positive si elle répond, par exemple, au désir légitime des nations-soeurs de s'unir. Mais celle-ci a, dès le départ, été pensée en termes de structures verticales, dominées par un pouvoir supranational. Sans le succès de la contre-révolution russe, il n'aurait pu se lancer dans la mondialisation.

V. L. : Le rôle de Gorbatchev n'a donc pas été positif ?

A. Z. : Je ne pense pas en ces termes-là. Contrairement à l'idée communément admise, le communisme soviétique ne s'est pas effondré pour des raisons internes. Sa chute est la plus grande victoire de l'histoire de l'Occident ! Victoire colossale qui, je le répète, permet l'instauration d'un pouvoir planétaire. Mais la fin du communisme a aussi marqué la fin de la démocratie. Notre époque n'est pas que post-communiste, elle est aussi post-démocratique. Nous assistons aujourd'hui à l'instauration du totalitarisme démocratique ou, si vous préférez, de la démocratie totalitaire.

V. L. : N'est-ce pas un peu absurde ?

A. Z. : Pas du tout. La démocratie sous-entend le pluralisme. Et le pluralisme suppose l'opposition d'au moins deux forces plus ou moins égale ; forces qui se combattent et s'influencent en même temps. Il y avait, à l'époque de la guerre froide, une démocratie mondiale, un pluralisme global au sein duquel coexistaient le système capitaliste, le système communiste et même une structure plus vague mais néanmoins vivante, les non-alignés. Le totalitarisme soviétique était sensible aux critiques venant de l'Occident. L'Occident subissait lui aussi l'influence de l'URSS, par l'intermédiaire notamment de ses propres partis communistes. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste. La constitution de ce dernier a débuté, elle aussi, à l'époque de la guerre froide, quand des superstructures transnationales ont progressivement commencé à se constituer sous les formes les plus diverses : sociétés commerciales, bancaires, politiques, médiatiques. Malgré leurs différents secteurs d'activités, ces forces étaient unies par leur nature supranationale. Avec la chute du communisme, elles se sont retrouvées aux commandes du monde. Les pays occidentaux sont donc dominateurs, mais aussi dominés, puisqu'ils perdent progressivement leur souveraineté au profit de ce que j'appelle la "suprasociété". Suprasociété planétaire, constituée d'entreprises commerciales et d'organismes non-commerciaux, dont les zones d'influence dépassent les nations. Les pays occidentaux sont soumis, comme les autres, au contrôle de ces structures supranationales. Or, la souveraineté des nations était, elle aussi, une partie constituante du pluralisme et donc de la démocratie, à l'échelle de la planète. Le pouvoir dominant actuel écrase les états souverains. L'intégration de l'Europe qui se déroule sous nos yeux, provoque elle aussi la disparition du pluralisme au sein de ce nouveau conglomérat, au profit d'un pouvoir supranational.

V. L. : Mais ne pensez-vous pas que la France ou l'Allemagne continuent à être des pays démocratiques ?

A. Z. : Les pays occidentaux ont connu une vraie démocratie à l'époque de la guerre froide. Les partis politiques avaient de vraies divergences idéologiques et des programmes politiques différents. Les organes de presse avaient des différences marquées, eux aussi. Tout cela influençait la vie des gens, contribuait à leur bien-être. C'est bien fini. Parce que le capitalisme démocratique et prospère, celui des lois sociales et des garanties d'emploi devait beaucoup à l'épouvantail communiste. L'attaque massive contre les droits sociaux à l'Ouest a commencé avec la chute du communisme à l'Est. Aujourd'hui, les socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d'Europe, mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu'il y avait de socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n'existe plus, en Occident, de force politique capable de défendre les humbles. L'existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s'estompent chaque jour davantage. La guerre des Balkans était tout sauf démocratique. Elle a pourtant été menée par des socialistes, historiquement opposés à ce genre d'aventures. Les écologistes, eux aussi au pouvoir dans plusieurs pays, ont applaudi au désastre écologique provoqué par les bombardements de l'OTAN. Ils ont même osé affirmer que les bombes à uranium appauvri n'étaient pas dangereuses alors que les soldats qui les chargent portent des combinaisons spéciales. La démocratie tend donc aussi à disparaître de l'organisation sociale occidentale. Le totalitarisme financier a soumis les pouvoirs politiques. Le totalitarisme financier est froid. Il ne connaît ni la pitié ni les sentiments. Les dictatures politiques sont pitoyables en comparaison avec la dictature financière. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures. Aucune révolte n'est possible contre la banque.

V. L. : Et la révolution ?

A. Z. : Le totalitarisme démocratique et la dictature financière excluent la révolution sociale.

V. L. : Pourquoi ?

A. Z. : Parce qu'ils combinent la brutalité militaire toute puissante et l'étranglement financier planétaire. Toutes les révolutions ont bénéficié de soutien venu de l'étranger. C'est désormais impossible, par absence de pays souverains. De plus, la classe ouvrière a été remplacée au bas de l'échelle sociale, par la classe des chômeurs. Or que veulent les chômeurs ? Un emploi. Ils sont donc, contrairement à la classe ouvrière du passé, dans une situation de faiblesse.

V. L. : Les systèmes totalitaires avaient tous une idéologie. Quelle est celle de cette nouvelle société que vous appelez post-démocratique ?

A. Z. : Les théoriciens et les politiciens occidentaux les plus influents considèrent que nous sommes entrés dans une époque post-idéologique. Parce qu'ils sous-entendent par "idéologie" le communisme, le fascisme, le nazisme, etc. En réalité, l'idéologie, la supraidéologie du monde occidental, développée au cours des cinquante dernières années, est bien plus forte que le communisme ou le national-socialisme. Le citoyen occidental en est bien plus abruti que ne l'était le soviétique moyen par la propagande communiste. Dans le domaine idéologique, l'idée importe moins que les mécanismes de sa diffusion. Or la puissance des médias occidentaux est, par exemple, incomparablement plus grande que celle, énorme pourtant, du Vatican au sommet de son pouvoir. Et ce n'est pas tout : le cinéma, la littérature, la philosophie, tous les moyens d'influence et de diffusion de la culture au sens large vont dans le même sens. A la moindre impulsion, ceux qui travaillent dans ces domaines réagissent avec un unanimisme qui laisse penser à des ordres venant d'une source de pouvoir unique. Il suffit que la décision de stigmatiser un Karadzic, un Milosevic ou un autre soit prise pour qu'une machine de propagande planétaire se mette en branle contre ces gens, sans grande importance. Et alors qu'il faudrait juger les politiciens et les généraux de l'OTAN parce qu'ils ont enfreint toutes les lois existantes, l'écrasante majorité des citoyens occidentaux est persuadée que la guerre contre la Serbie était juste et bonne. L'idéologie occidentale combine et fait converger les idées en fonction des besoins. L'une d'entre elles est que les valeurs et le mode de vie occidentaux sont supérieurs à d'autres. Alors que pour la plupart des peuples de la planète ces valeurs sont mortelles. Essayez donc de convaincre les Américains que la Russie en meurt. Vous n'y arriverez jamais. Ils continueront à affirmer que les valeurs occidentales sont universelles, appliquant ainsi l'un des principes fondamentaux du dogmatisme idéologique. Les théoriciens, les médias et les politiciens occidentaux sont absolument persuadés de la supériorité de leur système. C'est cela qui leur permet de l'imposer au monde avec bonne conscience. L'homme occidental, porteur de ces valeurs supérieures est donc un nouveau surhomme. Le terme est tabou, mais cela revient au même. Tout cela mériterait d'être étudié scientifiquement. Mais la recherche scientifique dans certains domaines sociologiques et historiques est devenue difficile. Un scientifique qui voudrait se pencher sur les mécanismes du totalitarisme démocratique aurait à faire face aux plus grandes difficultés. On en ferait d'ailleurs un paria. Par contre, ceux dont le travail sert l'idéologie dominante, croulent sous les dotations et les éditeurs comme les médias se les disputent. Je l'ai observé en tant que chercheur et professeur des universités.

V. L. : Mais cette "supraidéologie" ne propage-t-elle pas aussi la tolérance et le respect ?

A. Z. : Quand vous écoutez les élites occidentales, tout est pur, généreux, respectueux de la personne humaine. Ce faisant, elles appliquent une règle classique de la propagande : masquer la réalité par le discours. Car il suffit d'allumer la télévision, d'aller au cinéma, d'ouvrir les livres à succès, d'écouter la musique la plus diffusée, pour se rendre compte que ce qui est propagé en réalité c'est le culte du sexe, de la violence et de l'argent. Le discours noble et généreux est donc destiné à masquer ces trois piliers - il y en a d'autres - de la démocratie totalitaire.

V. L. : Mais que faites-vous des droits de l'homme ? Ne sont-ils pas respectés en Occident bien plus qu'ailleurs ?

A. Z. : L'idée des droits de l'homme est désormais soumise elle aussi à une pression croissante. L'idée, purement idéologique, selon laquelle ils seraient innés et inaltérables ne résisterait même pas à un début d'examen rigoureux. Je suis prêt à soumettre l'idéologie occidentale à l'analyse scientifique, exactement comme je l'ai fait pour le communisme. Ce sera peut-être un peu long pour un entretien.

V. L. : N'a-t-elle pas une idée maîtresse ?

A. Z. : C'est le mondialisme, la globalisation. Autrement dit : la domination mondiale. Et comme cette idée est assez antipathique, on la masque sous le discours plus vague et généreux d'unification planétaire, de transformation du monde en un tout intégré. C'est le vieux masque idéologique soviétique ; celui de l'amitié entre les peuples, "amitié" destinée à couvrir l'expansionnisme. En réalité, l'Occident procède actuellement à un changement de structure à l'échelle planétaire. D'un côté, la société occidentale domine le monde de la tête et des épaules et de l'autre, elle s'organise elle-même verticalement, avec le pouvoir supranational au sommet de la pyramide.

V. L. : Un gouvernement mondial ?

A. Z. : Si vous voulez.

V. L. : Croire cela n'est-ce-pas être un peu victime du fantasme du complot ?

A. Z. : Quel complot ? Il n'y a aucun complot. Le gouvernement mondial est dirigé par les gouverneurs des structures supranationales commerciales, financières et politiques connues de tous. Selon mes calculs, une cinquantaine de millions de personnes fait déjà partie de cette suprasociété qui dirige le monde. Les États-Unis en sont la métropole. Les pays d'Europe occidentale et certains anciens "dragons" asiatiques, la base. Les autres sont dominés suivant une dure gradation économico-financière. Ça, c'est la réalité. La propagande, elle, prétend qu'un gouvernement mondial contrôlé par un parlement mondial serait souhaitable, car le monde est une vaste fraternité. Ce ne sont là que des balivernes destinées aux populations.

V. L. : Le Parlement européen aussi ?

A. Z. : Non, car le Parlement européen existe. Mais il serait naïf de croire que l'union de l'Europe s'est faite parce que les gouvernements des pays concernés l'ont décidé gentiment. L'Union européenne est un instrument de destruction des souverainetés nationales. Elle fait partie des projets élaborés par les organismes supranationaux.

V. L. : La Communauté européenne a changé de nom après la destruction de l'Union soviétique. Elle s'est appelée Union européenne, comme pour la remplacer. Après tout, il y avait d'autres noms possibles. Aussi, ses dirigeants s'appellent-ils "commissaires", comme les Bolcheviks. Ils sont à la tête d'une "Commission", comme les Bolcheviks. Le dernier président a été "élu" tout en étant candidat unique.

A. Z. : Il ne faut pas oublier que des lois régissent l'organisation sociale. Organiser un million d'hommes c'est une chose, dix millions c'en est une autre, cent millions, c'est bien plus compliqué encore. Organiser cinq cent millions est une tâche immense. Il faut créer de nouveaux organismes de direction, former des gens qui vont les administrer, les faire fonctionner. C'est indispensable. Or l'Union soviétique est, en effet, un exemple classique de conglomérat multinational coiffé d'une structure dirigeante supranationale. L'Union européenne veut faire mieux que l'Union soviétique ! C'est légitime. J'ai déjà été frappé, il y a vingt ans, de voir à quel point les soi-disant tares du système soviétique étaient amplifiées en Occident.

V. L. : Par exemple ?

A. Z. : La planification ! L'économie occidentale est infiniment plus planifiée que ne l'a jamais été l'économie soviétique. La bureaucratie ! En Union Soviétique 10 % à 12 % de la population active travaillaient dans la direction et l'administration du pays. Aux États Unis, ils sont entre 16 % et 20 %. C'est pourtant l'URSS qui était critiquée pour son économie planifiée et la lourdeur de son appareil bureaucratique ! Le Comité central du PCUS employait deux mille personnes. L'ensemble de l'appareil du Parti communiste soviétique était constitué de 150000 salariés. Vous trouverez aujourd'hui même, en Occident, des dizaines voire des centaines d'entreprises bancaires et industrielles qui emploient un nombre bien plus élevé de gens. L'appareil bureaucratique du Parti communiste soviétique était pitoyable en comparaison avec ceux des grandes multinationales. L'URSS était en réalité un pays sous-administré. Les fonctionnaires de l'administration auraient dû être deux à trois fois plus nombreux. L'Union européenne le sait, et en tient compte. L'intégration est impossible sans la création d'un très important appareil administratif.

V. L. : Ce que vous dites est contraire aux idées libérales, affichées par les dirigeants européens. Pensez-vous que leur libéralisme est de façade ?

A. Z. : L'administration a tendance à croître énormément. Cette croissance est dangereuse, pour elle-même. Elle le sait. Comme tout organisme, elle trouve ses propres antidotes pour continuer à prospérer. L'initiative privée en est un. La morale publique et privée, un autre. Ce faisant, le pouvoir lutte en quelque sorte contre ses tendances à l'auto-déstabilisation. Il a donc inventé le libéralisme pour contrebalancer ses propres lourdeurs. Et le libéralisme a joué, en effet, un rôle historique considérable. Mais il serait absurde d'être libéral aujourd'hui. La société libérale n'existe plus. Sa doctrine est totalement dépassée à une époque de concentrations capitalistiques sans pareil dans l'histoire. Les mouvements d'énormes masses financières ne tiennent compte ni des intérêts des États ni de ceux des peuples, peuples composés d'individus. Le libéralisme sous-entend l'initiative personnelle et le risque financier personnel. Or, rien ne se fait aujourd'hui sans l'argent des banques. Ces banques, de moins en moins nombreuses d'ailleurs, mènent une politique dictatoriale, dirigiste par nature. Les propriétaires sont à leur merci, puisque tout est soumis au crédit et donc au contrôle des puissances financières. L'importance des individus, fondement du libéralisme, se réduit de jour en jour. Peu importe aujourd'hui qui dirige telle ou telle entreprise ; ou tel ou tel pays d'ailleurs. Bush ou Clinton, Kohl ou Schröder, Chirac ou Jospin, quelle importance ? Ils mènent et mèneront la même politique.

V. L. : Les totalitarismes du XXe siècle ont été extrêmement violents. On ne peut dire la même chose de la démocratie occidentale.

A. Z. : Ce ne sont pas les méthodes, ce sont les résultats qui importent. Un exemple ? L'URSS a perdu vingt million d'hommes et subi des destructions considérables, en combattant l'Allemagne nazie. Pendant la guerre froide, guerre sans bombes ni canons pourtant, ses pertes, sur tous les plans, ont été bien plus considérables ! La durée de vie des Russes a chuté de dix ans dans les dix dernières années. La mortalité dépasse la natalité de manière catastrophique. Deux millions d'enfants ne dorment pas à la maison. Cinq millions d'enfants en âge d'étudier ne vont pas à l'école. Il y a douze millions de drogués recensés. L'alcoolisme s'est généralisé. 70 % des jeunes ne sont pas aptes au service militaire à cause de leur état physique. Ce sont là des conséquences directes de la défaite dans la guerre froide, défaite suivie par l'occidentalisation. Si cela continue, la population du pays descendra rapidement de cent-cinquante à cent, puis à cinquante millions d'habitants. Le totalitarisme démocratique surpassera tous ceux qui l'ont précédé.

V. L. : En violence ?

A. Z. : La drogue, la malnutrition, le sida sont plus efficaces que la violence guerrière. Quoique, après la guerre froide dont la force de destruction a été colossale, l'Occident vient d'inventer la "guerre pacifique". L'Irak et la Yougoslavie sont deux exemples de réponse disproportionnée et de punition collective, que l'appareil de propagande se charge d'habiller en "juste cause" ou en "guerre humanitaire". L'exercice de la violence par les victimes contre elles-mêmes est une autre technique prisée. La contre-révolution russe de 1985 en est un exemple. Mais en faisant la guerre à la Yougoslavie, les pays d'Europe occidentale l'ont faite aussi à eux-mêmes.

V. L. : Selon vous, la guerre contre la Serbie était aussi une guerre contre l'Europe ?

A. Z. : Absolument. Il existe, au sein de l'Europe, des forces capables de lui imposer d'agir contre elle-même. La Serbie a été choisie, parce qu'elle résistait au rouleau compresseur mondialiste. La Russie pourrait être la prochaine sur la liste. Avant la Chine.

V. L. : Malgré son arsenal nucléaire ?

A. Z. : L'arsenal nucléaire russe est énorme mais dépassé. De plus, les Russes sont moralement prêts à être conquis. A l'instar de leurs aïeux qui se rendaient par millions dans l'espoir de vivre mieux sous Hitler que sous Staline, ils souhaitent même cette conquête, dans le même espoir fou de vivre mieux. C'est une victoire idéologique de l'Occident. Seul un lavage de cerveau peut obliger quelqu'un à voir comme positive la violence faite à soi-même. Le développement des mass-media permet des manipulations auxquelles ni Hitler ni Staline ne pouvaient rêver. Si demain, pour des raisons "X", le pouvoir supranational décidait que, tout compte fait, les Albanais posent plus de problèmes que les Serbes, la machine de propagande changerait immédiatement de direction, avec la même bonne conscience. Et les populations suivraient, car elles sont désormais habituées à suivre. Je le répète : on peut tout justifier idéologiquement. L'idéologie des droits de l'homme ne fait pas exception. Partant de là, je pense que le XXIe siècle dépassera en horreur tout ce que l'humanité a connu jusqu'ici. Songez seulement au futur combat contre le communisme chinois. Pour vaincre un pays aussi peuplé, ce n'est ni dix ni vingt mais peut-être cinq cent millions d'individus qu'il faudra éliminer. Avec le développement que connaît actuellement la machine de propagande ce chiffre est tout à fait atteignable. Au nom de la liberté et des droits de l'homme, évidemment. A moins qu'une nouvelle cause, non moins noble, sorte de quelque institution spécialisée en relations publiques.

V. L. : Ne pensez-vous pas que les hommes et les femmes peuvent avoir des opinions, voter, sanctionner par le vote ?

A. Z. : D'abord les gens votent déjà peu et voteront de moins en moins. Quant à l'opinion publique occidentale, elle est désormais conditionnée par les médias. Il n'y a qu'à voir le oui massif à la guerre du Kosovo. Songez donc à la guerre d'Espagne ! Les volontaires arrivaient du monde entier pour combattre dans un camp comme dans l'autre. Souvenez-vous de la guerre du Vietnam. Les gens sont désormais si conditionnés qu'ils ne réagissent plus que dans le sens voulu par l'appareil de propagande.

V. L. : L'URSS et la Yougoslavie étaient les pays les plus multiethniques du monde et pourtant ils ont été détruits. Voyez-vous un lien entre la destruction des pays multiethniques d'un côté et la propagande de la multiethnicité de l'autre ?

A. Z. : Le totalitarisme soviétique avait créé une vraie société multinationale et multiethnique. Ce sont les démocraties occidentales qui ont fait des efforts de propagande surhumains, à l'époque de la guerre froide, pour réveiller les nationalismes. Parce qu'elles voyaient dans l'éclatement de l'URSS le meilleur moyen de la détruire. Le même mécanisme a fonctionné en Yougoslavie. L'Allemagne a toujours voulu la mort de la Yougoslavie. Unie, elle aurait été plus difficile à vaincre. Le système occidental consiste à diviser pour mieux imposer sa loi à toutes les parties à la fois, et s'ériger en juge suprême. Il n'y a pas de raison pour qu'il ne soit pas appliqué à la Chine. Elle pourrait être divisée, en dizaines d'États.

V. L. : La Chine et l'Inde ont protesté de concert contre les bombardements de la Yougoslavie. Pourraient-elles éventuellement constituer un pôle de résistance ? Deux milliards d'individus, ce n'est pas rien !

A. Z. : La puissance militaire et les capacités techniques de l'Occident sont sans commune mesure avec les moyens de ces deux pays.

V. L. : Parce que les performances du matériel de guerre américain en Yougoslavie vous ont impressionné ?

A. Z. : Ce n'est pas le problème. Si la décision avait été prise, la Serbie aurait cessé d'exister en quelques heures. Les dirigeants du Nouvel ordre mondial ont apparemment choisi la stratégie de la violence permanente. Les conflits locaux vont se succéder pour être arrêtés par la machine de "guerre pacifique" que nous venons de voir à l'oeuvre. Cela peut, en effet, être une technique de management planétaire. L'Occident contrôle la majeure partie des ressources naturelles mondiales. Ses ressources intellectuelles sont des millions de fois supérieures à celles du reste de la planète. C'est cette écrasante supériorité qui détermine sa domination technique, artistique, médiatique, informatique, scientifique dont découlent toutes les autres formes de domination. Tout serait simple s'il suffisait de conquérir le monde. Mais il faut encore le diriger. C'est cette question fondamentale que les Américains essaient maintenant de résoudre. C'est cela qui rend "incompréhensibles" certaines actions de la "communauté internationale". Pourquoi Saddam est-il toujours là ? Pourquoi Karadzic n'est-il toujours pas arrêté ? Voyez-vous, à l'époque du Christ, nous étions peut-être cent millions sur l'ensemble du globe. Aujourd'hui, le Nigeria compte presqu'autant d'habitants ! Le milliard d'Occidentaux et assimilés va diriger le reste du monde. Mais ce milliard devra être dirigé à son tour. Il faudra probablement deux cent millions de personnes pour diriger le monde occidental. Il faut les sélectionner, les former. Voilà pourquoi la Chine est condamnée à l'échec dans sa lutte contre l'hégémonie occidentale. Ce pays sous-administré n'a ni les capacités économiques ni les ressources intellectuelles pour mettre en place un appareil de direction efficace, composé de quelque trois cent millions d'individus. Seul l'Occident est capable de résoudre les problèmes de management à l'échelle de la planète. Cela se met déjà en place. Les centaines de milliers d'Occidentaux se trouvant dans les anciens pays communistes, en Russie par exemple, occupent dans leur écrasante majorité des postes de direction. La démocratie totalitaire sera aussi une démocratie coloniale.

V. L. : Pour Marx, la colonisation était civilisatrice. Pourquoi ne le serait-elle pas à nouveau ?

A. Z. : Pourquoi pas, en effet ? Mais pas pour tout le monde. Quel est l'apport des Indiens d'Amérique à la civilisation ? Il est presque nul, car ils ont été exterminés, écrasés. Voyez maintenant l'apport des Russes ! L'Occident se méfiait d'ailleurs moins de la puissance militaire soviétique que de son potentiel intellectuel, artistique, sportif. Parce qu'il dénotait une extraordinaire vitalité. Or c'est la première chose à détruire chez un ennemi. Et c'est ce qui a été fait. La science russe dépend aujourd'hui des financements américains. Et elle est dans un état pitoyable, car ces derniers n'ont aucun intérêt à financer des concurrents. Ils préfèrent faire travailler les savants russes aux USA. Le cinéma soviétique a été lui aussi détruit et remplacé par le cinéma américain. En littérature, c'est la même chose. La domination mondiale s'exprime, avant tout, par le diktat intellectuel ou culturel si vous préférez. Voilà pourquoi les Américains s'acharnent, depuis des décennies, à baisser le niveau culturel et intellectuel du monde : ils veulent le ramener au leur pour pouvoir exercer ce diktat.

V. L. : Mais cette domination, ne serait-elle pas, après tout, un bien pour l'humanité ?

A. Z. : Ceux qui vivront dans dix générations pourront effectivement dire que les choses se sont faites pour le bien de l'humanité, autrement dit pour leur bien à eux. Mais qu'en est-il du Russe ou du Français qui vit aujourd'hui ? Peut-il se réjouir s'il sait que l'avenir de son peuple pourrait être celui des Indiens d'Amérique ? Le terme d'Humanité est une abstraction. Dans la vie réelle il y a des Russes, des Français, des Serbes, etc. Or si les choses continuent comme elles sont parties, les peuples qui ont fait notre civilisation, je pense avant tout aux peuples latins, vont progressivement disparaître. L'Europe occidentale est submergée par une marée d'étrangers. Nous n'en avons pas encore parlé, mais ce n'est ni le fruit du hasard, ni celui de mouvements prétendument incontrôlables. Le but est de créer en Europe une situation semblable à celle des États-Unis. Savoir que l'humanité va être heureuse, mais sans Français, ne devrait pas tellement réjouir les Français actuels. Après tout, laisser sur terre un nombre limité de gens qui vivraient comme au Paradis, pourrait être un projet rationnel. Ceux-là penseraient d'ailleurs sûrement que leur bonheur est l'aboutissement de la marche de l'histoire. Non, il n'est de vie que celle que nous et les nôtres vivons aujourd'hui.

V. L. : Le système soviétique était inefficace. Les sociétés totalitaires sont-elles toutes condamnées à l'inefficacité ?

A. Z. : Qu'est-ce que l'efficacité ? Aux États-Unis, les sommes dépensées pour maigrir dépassent le budget de la Russie. Et pourtant le nombre des gros augmente. Il y a des dizaines d'exemples de cet ordre.

V. L. : Peut-on dire que l'Occident vit actuellement une radicalisation qui porte les germes de sa propre destruction ?

A. Z. : Le nazisme a été détruit dans une guerre totale. Le système soviétique était jeune et vigoureux. Il aurait continué à vivre s'il n'avait pas été combattu de l'extérieur. Les systèmes sociaux ne s'autodétruisent pas. Seule une force extérieure peut anéantir un système social. Comme seul un obstacle peut empêcher une boule de rouler. Je pourrais le démontrer comme on démontre un théorème. Actuellement, nous sommes dominés par un pays disposant d'une supériorité économique et militaire écrasante. Le Nouvel ordre mondial se veut unipolaire. Si le gouvernement supranational y parvenait, n'ayant aucun ennemi extérieur, ce système social unique pourrait exister jusqu'à la fin des temps. Un homme seul peut être détruit par ses propres maladies. Mais un groupe, même restreint, aura déjà tendance à se survivre par la reproduction. Imaginez un système social composé de milliards d'individus ! Ses possibilités de repérer et d'arrêter les phénomènes autodestructeurs seront infinies. Le processus d'uniformisation du monde ne peut être arrêté dans l'avenir prévisible. Car le totalitarisme démocratique est la dernière phase de l'évolution de la société occidentale, évolution commencée à la Renaissance.

Source : https://www.toupie.org/Textes/Zinoviev_2.htm