COMMENT DÉSOBÉIR ? QUELQUES LISTES
3 DÉCEMBRE 2019 / VICISS HACKSO / CONSTRUIRE
Actuellement je suis en train de finaliser le premier jet d’un très gros bouquin sur l’autodétermination qui m’a amené notamment à faire des recherches sur la résistance et sur la désobéissance civile, dans le champ historique et philosophique, en contexte de guerre, hors guerre, sous des formes « destructrices », « non violentes », altruistes ou non. Pour mieux comprendre le phénomène, j’ai étudié aussi le contraire,notamment les cas extrêmes tels que les obéissants aux génocides durant la Seconde Guerre (Eichmann, Stangl) et durant le génocide de 1994 au Rwanda (800 000 morts en 3 mois). Par exemple le dossier sur la personnalité altruiste, qui étudie les sauveteurs, ces désobéissances et résistants altruistes durant la Seconde Guerre mondiale, est issu de ces recherches.
Je suis assez frustrée de ne pas pouvoir vous partager cela maintenant, alors voici un résumé très synthétique des leçons que j’ai retenu de cette recherche. En cette fin d’année qui annonce des chamboulements dans le paysage politico-social, il me semblait pertinent d’en proposer une petite synthèse maintenant et vous présenter des livres formidables à ce sujet.
Photo d’entête : lors de l’acte 5 des gilets jaunes https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/paris/gilets-jaunes-quand-femmes-deguisees-marianne-prennent-pose-devant-gendarmes-1592845.html
Comment désobéir ?
Liste philosophique
La philosophie désobéissante et des désobéissants, à commencer par La Boétie qu’on vient de citer, ne va pas nous donner un tuto dogmatique comme réponse, il s’agit plutôt d’un grand cri pour nous réveiller, nous sortir de l’apathie de l’obéissance. Voici la liste qui en ressort, principalement issue de La Boétie et Thoreau :
- On peut désobéir lorsqu’on veut être libre, et être libre, c’est être responsable, et être responsable c’est donner du sens à sa et à la vie, concrètement, dans l’action, la prise en main des situations.
- On peut désobéir quand on supprime notre adoration du ou des chefs.
- On peut désobéir en cessant de surestimer le coût, les conséquences négatives de la désobéissance.
- On peut désobéir en cessant de se détourner/divertir des questions importantes.
- On peut désobéir en refusant de s’habituer, de s’accommoder à l’obéissance.
- On peut désobéir en cessant d’avoir peur (du chaos, du jugement des autres, de l’ostracisation, des conséquences…).
- On peut désobéir en cessant d’être zélé, de surobéir, de servir le/les tyrans, les autorités aliénantes.
- On peut désobéir en arrêtant d’idolâtrer, supérioriser l’autorité, les dominants, les tyrans et les tyranneaux (expression de La Boétie pour désigner la cour rapprochée du tyran, qui surobéissent pour dominer d’autres, pour gagner des petits conforts et avantages).
- On peut désobéir en refusant le confort de la soumission et de la déresponsabilisation.
- On peut désobéir en refusant de se couper de la réalité, aussi moche et atroce soit-elle.
- On peut désobéir en refusant d’agir de façon automatique.
- On peut désobéir en étant guidé par sa propre conscience et non celle d’idéologues, de dogmatiques, d’autorités aliénantes…
- On peut désobéir en ne laissant pas un autre penser à notre place.
- On peut désobéir en se découvrant irremplaçable pour aider autrui à être plus libre et non lui être soumis ou vouloir le soumettre.
- On peut désobéir en découvrant l’impossibilité de se dérober à la tâche (de désobéir, d’agir, d’œuvrer selon notre conscience).
- On peut désobéir en découvrant l’impossibilité de continuer à obéir car cela reviendrait à un suicide psychique.
- On peut désobéir en refusant la « neutralité » car la neutralité a pour effet de masquer sa responsabilité,d’œuvrer dans une complicité passive.
- On peut désobéir par la reconnaissance des déterminismes, des causes extérieures multiples et non pas uniques.
- On peut désobéir en reconnaissant que la liberté est illusoire, et que se libérer consiste non pas à atteindre un libre arbitre mythologique mais à se libérer des illusions de la liberté.
- Désobéir ne consiste pas à opposer raison et émotion, en privilégiant l’un ou l’autre, mais bien à réconcilier l’un et l’autre, l’un offrant un cadre à l’autre, et réciproquement.
Comment désobéir ?
La liste psycho-sociale
Ici, ces leçons me proviennent principalement des études autour de l’expérience de Milgram, de l’autoritarisme et de la dominance sociale. C’est presque la même chose que ce qui est dit dans les écrits de La Boétie, excepté que cela a pu être testé et validé scientifiquement.
- On peut désobéir lorsqu’on a préalablement accepté de ressentir pleinement les émotions extrêmement négatives que suscitent l’acte d’obéissance.
- On peut désobéir plus facilement lorsqu’on a fait de petits actes d’opposition, même petits, à une ou à des autorités (distribution de tracts, manifestations, non acquiescement…).
- On peut désobéir plus facilement si on a conscience et connaissance des dérives épouvantables de l’obéissance à des ordres ou à des idéologies destructrices (c’est à dire toute idéologie prônant la déshumanisation de certains individus ou groupes d’individus).
- On peut désobéir plus facilement si on maintient son aversion à la souffrance, si on ne coupe pas son empathie (ce qui implique de pas dénier les différentes émotions que l’on peut ressentir).
- On désobéit plus facilement lorsque les autorités sont incohérentes ou que des tiers soulignent leurs dérives ; à l’inverse on obéit davantage si l’autorité est proche de nous physiquement et que des tiers ne commentent pas leurs dérives.
- On peut désobéir plus facilement si l’on voit littéralement la souffrance que cause notre obéissance sur autrui ; la distance (physique et/ou mentale) de la souffrance d’autrui participe au contraire à augmenter l’obéissance.
- On peut désobéir plus facilement si on se regarde littéralement dans un miroir durant l’acte destructeur.
- On peut désobéir plus facilement si on interagit beaucoup avec l’autorité et qu’on a donc pu constater qu’elle ne changerait pas d’avis, n’entendrait pas raison ; cela permet de voir aussi l’absence de justification valable/légitime/éthique à ces ordres, ces injonctions ou politiques.
- On peut désobéir en étant complètement dans l’émotion, en pleurant, en « perdant la face », en ayant une apparence « fragile ». L’émotion dite négative n’est pas une faiblesse, mais une force qui permet de dire non. Les soldats désobéissants vomissaient parfois toutes leurs tripes devant les horreurs, partaient en hurlant, n’avaient plus du tout une apparence « forte » et c’est cet état émotionnel d’urgence qui leur a permis de désobéir, fuir, voire de se rebeller.
Comment désobéir ?
La liste d’action
Cette liste ci-dessous provient de sources historiques, psycho-sociale/historique, philosophique, d’essais sur la non-violence ( et par “non-violence”, il ne faut pas l’entendre ici par “non casse” comme on l’entend souvent aujourd’hui dans les médias), d’écrits divers et variés de désobéissants et résistants, de services de renseignements et de hackers. Je mettrais les sources à la fin.
⇒ en hackant les contrôles, les « verrous », les symboles de pouvoir et tout ce qui représente ou bloque littéralement la liberté, l’autonomie, l’autodétermination, l’empowerment, la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes.
⇒ en occupant et en défendant des zones, de façon autodéterminée, d’un contrôle ou d’une dominance nuisible, insensée, destructive et/ou contraire à la dignité humaine.
⇒ en sabotant
⇒ en arrêtant d’obéir, de faire
⇒ en obéissant à autre chose ; par exemple, des chauffeurs Uber ont manifesté tout simplement en respectant le Code de la route parce qu’implicitement on leur demandait le contraire ; plusieurs ont été « licenciés » suite à cette action :
⇒ en s’infiltrant dans les milieux problématiques puis en détournant de l’intérieur les mécanismes de destructivité.
Dans cette vidéo ci-dessus, dans cette infiltration il s’agissait surtout de blaguer, mais on voit que cela a eut des conséquences :
⇒ en décidant que l’autorité n’a plus du tout de pouvoir, que ces règles ne sont pas en vigueur et en vivant et en mettant en place le modèle de vie qu’on veut vivre.
⇒ en détournant son travail pour en faire autre chose, en se donnant d’autres quêtes plus sensées, autodéterminées et autodeterminantes, altruistes.
⇒ en libérant l’information (connaissances, lançage d’alerte, publication de données, de témoignages révélant les envers du décor, piratage)
⇒ en donnant gratuitement ce qui est censé apporter du profit à des dominants
Ici, Léo de Dirtybiology explique très bien en quoi les éditeurs sont un problème et donc en quoi cela légitime l’utilisation de sci-hub par exemple :
⇒ en aidant et en soutenant autrui
Cela peut se faire furtivement, publiquement, l’un n’est pas « moralement » meilleur que l’autre, tout dépend des situations, et de l’efficacité possible de l’action. Les terrains d’actions peuvent être très divers, allant de la place publique, de la rue, dans l’entreprise ou institution problématique, sur internet (notamment dans une démarche hacktiviste par exemple).
Hacker, gripper, détourner tout ce qui cause de la destructivité n’est pas violent, c’est au contraire faire acte de non-violence, puisqu’il s’agit de condamner ou d’enlever de la violence. On n’accuse pas de violence le médecin d’avoir ouvert un corps infecté pour en retirer l’infection. Cependant, en bon docteur, ne confondons pas le mal réel de l’infection avec la personne qui la porte : ceux qui perpétuent des dominations, les injustices et les oppressions, les tyranneaux et la la garde, l’esprit de cour qui copie le tyran, comme le cite La boétie sont également aliénés par leurs rôles, passent totalement à côté d’une autodétermination puissamment heureuse, font l’erreur d’un mauvais calcul quant à leur existence.
Des livres sur la désobéissance autodéterminée
Ce ne sont là que listes, brèves et synthétiques; évidemment les livres que nous allons présenter vous offriront mille fois plus d’entrain que cette ultra-synthèse.
Les furtifs, Alain Damasio c’est rare que je mette de la fiction dans mes sources, mais ici c’est plus qu’approprié. C’est un chef d’œuvre. Et plus encore, c’est une prouesse de créateur, c’est proprement hallucinant tout ce qu’a donné Alain Damasio à cette œuvre, et on sent cette énergie, ce dépassement, l’œuvre nous transfuse de ce don si total. C’est une ode à la furtivité, à l’extension créatrice, à la liberté, à la désobéissance constructive, à la résistance civile chaleureuse, à l’engagement autodéterminé, et il y a tellement, tellement d’humanité dans ce monde-là. Il y a une injection massive de maturité socio-émotionnelle et de l’intelligence dans cette histoire, à un tel niveau d’altruisme que ça vous arrache des larmes de bonheur.
Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie. Si vous ne devez lire qu’un seul essai court sur la désobéissance, choisissez celui-là : La Boétie avait déjà tout saisi ce qu’il y avait à savoir de l’obéissance et de la désobéissance, et cela est condensé en un texte là aussi puissant en énergie, fort d’image marquantes, de phrases qui restent. Certes les formulations non modernes peuvent rebuter, mais on s’y habitue et finalement on se rend compte que le texte est beaucoup plus accessible qu’il n’y paraît au premier abord.
La Désobéissance civile, David Thoreau ; là encore il s’agit d’un classique sur la désobéissance, qui personnellement m’a moins marqué car il est très lié aux questions de l’époque dont il est plus difficile de saisir l’exact climat, contrairement à l’ouvrage de La Boétie qui parle de tyran et de liberté de façon plus conceptuelle. Cependant, encore une fois, on sent quelque chose de puissant qui anime la réflexion.
Désobéir, Frédéric Gros, une excellente synthèse et voyage à travers la philosophie de la désobéissance, là encore extrêmement énergisant. Il est extrêmement accessible à lire sans perdre en cette magie qu’à la philosophie de nous donner du ciment à nos concepts éparpillés, de lier magnifiquement ce qui était confus, et de mettre de l’essence dans nos moteurs psychiques.
Des livres sur les désobéissants
The altruistic personnality, rescuers of jews in Nazi Europe, Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, 1988 ; on en a fait un résumé ici, on y voit une désobéissance par altruisme, les témoignages sont absolument incroyables de courage tout en étant d’une simplicité sidérante.
Sans armes face à Hitler, Jacques Semelin, 1998 ; Pour sortir de la violence, Jacques Semelin, 1983 Les deux ouvrages comportent des exemples de résistance civile extrêmement inspirants, et Jacques Semelin est un excellent professeur, je recommande absolument tous ses ouvrages.
Mémoires Vives, Edward Snowden 2019, le meilleur mode d’emploi pour désobéir dans nos contextes actuels : D J’ai vraiment eu la joie de découvrir par ses mots quelqu’un qui aurait très bien être pu être ce pote geek/hacker qu’on a eu lycée, quelqu’un d’accessible, normal, mais qui est tombé comme beaucoup d’Américains dans une forme d’obéissance par peur du terrorisme. Il raconte comment il a changé en s’éveillant politiquement, en découvrant ce à quoi il servait, puis enfin comment il a désobéi.
La non-violence, Semelin et Mellon, 1994 décrit précisément des actes de désobéissance civile, mais si je le mets en valeur ici c’est surtout parce que j’en ai marre du grand n’importe quoi qui est dit sur le concept de « non-violence » qui est complètement tordu ; par exemple casser des vitrines lors d’une énième manifestation est un acte de non-violence et les pouvoirs n’ont encore rien voulu entendre, présentant cela comme la pire des violences ; et à l’inverse, effacer des tags parce ce serait des mots violents envers les policiers est violent. Ce livre est parfait pour comprendre ce que voulait vraiment dire non-violence.
Désobéir en démocratie, la pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Manuel Cervera-Marzal 2010. un excellent résumé historique, conceptuel, mais aussi sous l’aspect juridique de la désobéissance civile en démocratie. Là encore, la définition de non-violence n’est pas tordue.
Et ce formidable documentaire sur Aaron Schwartz :
Et ce formidable documentaire sur Aaron Schwartz :
Sources
Et voici le reste des sources avec lesquelles j’ai construit mes « listes », par ordre d’année de publication :
- Révolution non violente, Martin Luther King, 1963
- Soumission à l’autorité, Stanley Milgram, 1974
- Au fond des ténèbres, un bourreau parle : Franz Stangl commandant de Treblinka, Gitta Sereny, 1974
- L’Éthique des hackers, Steven Levy, 1984
- Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve, Christopher R. Browning, 1992
- Purifier et détruire, usages politiques des massacres et génocides, Jacques Semelin, 2005
- Magda et André Trocmé, figures de résistance, textes choisis par Pierre Boismorand, 2008
- L’Éthique hacker, Pekka Himanem, 2001
- Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko, 2005
- Désobéissance civile et démocratie, Howard Zinn, 2010
- Anonymous, Nicolas Danet et Frederic Bardeau, 2011
- Hacker : au cœur de la résistance numérique, Amaëlle Guitton, 2013
- Un million de révolutions tranquilles, Bénédicte Manier, 2016
- Rôle des mécanismes d’autorégulation dans la soumission à l’autorité, Johann Lepage, 2017
On a aussi parlé de désobéissance ici, sous l’angle du hack social :