Au début de ce mois, j’ai organisé, comme je le fais quatre fois par an, une friperie dans mon quartier. Le principe est assez simple : chacun apporte les vêtements dont il n’a plus l’usage et prend des vêtements qui lui conviennent, s’il en trouve.
En général, le tout se passe dans une ambiance festive et les vêtements restants sont confiés à une œuvre, souvent la première personne qui manifeste son intérêt pour le stock. C’est là que l’histoire commence : la nièce d’une des organisatrices nous a contactées pour recevoir les vêtements restants pour les Afghans. Ils venaient d’être expulsés de la rue de la Poste et avaient besoin, disait-elle, de tout. N’écoutant que notre bon cœur, nous avons signalé la chose aux gens, qui ont apporté en même temps que les vêtements, des couvertures, des produits d’hygiène, ect. Le tout est arrivé à bon port et cela aurait pu s’arrêter là.
Sauf que personnellement, j’ai été très touchée par les récits des militants : violence dans les manifestations, enfants ballotés, personnes se voyant entre un ici qui ne veut pas les recevoir et un là-bas dans lequel il est impossible de retourner car c’est beaucoup trop dangereux. J’ai donc décidé avec mes petites forces et mes petits bras d’aider à ma place, autant que faire se peut. Et là, j’ai ouvert les yeux comme jamais auparavant sur mes contemporains. Habituée aux réunions, aux conférences et aux débats d’idées, j’ai constaté que la réalité sur le terrain évolue bien plus vite que je ne le pensais. Il y a, certes, des tas de personnes généreuses de leur temps, de leurs biens et de chaleur humaine qui aident sans compter, qui se mobilisent souvent pour plusieurs causes en même temps et qui réussissent l’exploit d’être au four et au moulin en même temps. Ca, je le savais déjà, ces personnes rendent le monde plus heureux, plus habitable, plus humain. Et puis il y a l’autre réalité. Celle qui fait peur et qui inquiète. Cela a commencé par un petit mail : « Madame, veuillez m’excuser de soulever un tabou, mais je pense qu’il vaudrait mieux aider d’abord les Belges ». Nous y étions. J’ai fini par me rendre compte que parler d’aider d’abord les Belges, ce n’est en réalité pas un tabou du tout, c’est malheureusement un lieu commun. Si on pousse la logique de ces personnes, pour savoir qui il faudrait vraiment aider, on se rend compte qu’il ne faudrait pas non plus aider les chômeurs (enfin… si, au début, mais pas après, parce que sinon, ce sont des profiteurs), ni les gens qui sont au CPAS (profiteurs), ni les SDF (alcooliques, ou bien qui ont un chien), ni les pauvres qui ne sont pas de vrais Belges (entendez bien : qui ont l’air musulmans. Avoir l’air suffit, on s’en fout de savoir s’ils le sont vraiment, d’ailleurs qui sait que beaucoup d’Afghans dont nous parlons sont Sikhs ?). Bref, ça ne fait plus grand monde et c’est très pratique, comme ça on ne doit aider personne.
C’est à ce point du raisonnement de son interlocuteur qu’on se rend compte qu’il est un fasciste mou. Oh, pas un de ces fascistes qui enverraient volontiers leur voisin de couleur dans un camp, non, juste un fasciste qui estime qu’il y a des différences entre les gens. Que voulez-vous, il faut bien ordonner la charité. Un fasciste qui peut tolérer l’idée qu’il y ait des bébés qui dorment dans une église… Que voulez-vous y faire ? Il faut bien commencer par aider les vrais Belges. Un fasciste qui dira que tout de même, ces étrangers, que viennent-ils faire ici ? On ne peut pas accueillir toute la misère du monde… Un fasciste qui dira d’ailleurs que le miséreux, souvent, le mérite bien. D’ailleurs, obliger les chômeurs à faire du travail d’intérêt général, ce n’est pas une si mauvaise idée. Et les bénéficiaires du CPAS aussi, tant qu’à faire. Un fasciste qui voudra du sécuritaire, plus de police, des caméras de surveillance, parce que voyez-vous, les braves gens n’osent plus sortir le soir. Un fasciste qui n’aime pas trop les jeunes, non plus… Enfin si, il aime certains jeunes, ceux qui sont habillés comme les vieux et qui ne se promènent pas à plusieurs. Un fasciste qui sera souvent, d’ailleurs, climato sceptique ou pire, qui pensera qu’on peut adapter l’homme, les meilleurs résisteront. Les meilleurs, le mérite… le fasciste mou n’a que ces mots à la bouche. Le fasciste mou, lui, est méritant. Il oublie que s’il est né blanc, homme et riche, il n’a pas fait grand-chose pour mériter ça !
En réalité, nous nous laissons tous gagner par ces idées répétées jusqu’à plus soif dès que nous omettons de penser. Car la pauvreté, que ce soit celle des Afghans, des chômeurs, des SDF… a les mêmes causes et les mêmes conséquences. Les besoins humains sont les mêmes partout : abri, vêtements, nourriture, chaleur humaine, éducation… Ce qui est fait pour combler les besoins des Afghans ne prive pas les Belges de quelque chose, comme si l’énergie qu’on mettait à aider d’un côté se perdait pour les autres. Souvent, une action bénéfique attire des gens et des dons, et il n’y a pas de paroi étanche entre l’un et l’autre. La couverture qui ne sert pas à un sans-abri ira aux Afghans et inversement. Une action qui mobilise pousse les gens à se mobiliser ailleurs, plus près de chez eux, pour d’autres causes… C’est la vertu de l’exemple. Quant aux causes de la pauvreté, elle se résume en quelques mots : une petite minorité d’humains accapare la majorité des richesses. Les autres se partagent le petit reste. La confiscation des moyens de production dans les mains de quelques-uns met les autres au chômage. Il y a des guerres pour s’approprier les ressources pétrolières et gazières, et il est d’ailleurs temps de rappeler que la Belgique a des forces en Afghanistan, qui lui coûtent autrement plus cher que les Afghans présents sur son territoire. Tant qu’on refusera d’examiner en face ces causes, tant qu’on préférera investir dans une politique répressive et sécuritaire, nous aurons des chômeurs exclus, des sans-abris, des sans-papiers, des rafles et des déportations. Ces deux derniers mots vous choquent ? C’est ce qui se passe pourtant : quotidiennement, des Afghans ayant trouvé refuge en Europe sont renvoyés de force chez eux. Mais on continue d’empêcher les gens de circuler en libéralisant la circulation de marchandises, plutôt que d’arrêter les marchandises aux frontières et de laisser circuler les gens.
Refusons de nous laisser gagner par les idées qui séparent. Travailleurs et chômeurs, Belges et étrangers, nous vivons tous dans un système mortifère qui sacrifie l’humanité sur l’autel de la production et du profit pour quelques-uns. Nous pensons qu’il y a des alternatives, que d’autres mondes sont possibles. Mais il va falloir changer de voie, et vite, car telle une peste brune, le fascisme se répand. Les fascistes mous appellent de leurs vœux, de leurs votes, des fascistes vrais, qui risquent bien de vouloir faire se répéter l’Histoire. Cela commence déjà et il est temps, chacun avec nos petites forces, d’entrer en résistance. J’y suis entrée à ma manière et j’essaye d’inventer d’autres manières de vivre car, pour citer le Conseil National de la Résistance, résister, c’est créer et créer, c’est résister !
Marie-Eve Lapy-Tries
Historienne de l’art et théologienne, Marie-Eve Lapy-Tries a travaillé au Musée archéologique de Namur et a été professeur de religion. Aujourd’hui, elle se consacre à l’éducation de ses trois enfants et à la vie associative. Elle est porte-parole des objecteurs de croissance.
Sauf que personnellement, j’ai été très touchée par les récits des militants : violence dans les manifestations, enfants ballotés, personnes se voyant entre un ici qui ne veut pas les recevoir et un là-bas dans lequel il est impossible de retourner car c’est beaucoup trop dangereux. J’ai donc décidé avec mes petites forces et mes petits bras d’aider à ma place, autant que faire se peut. Et là, j’ai ouvert les yeux comme jamais auparavant sur mes contemporains. Habituée aux réunions, aux conférences et aux débats d’idées, j’ai constaté que la réalité sur le terrain évolue bien plus vite que je ne le pensais. Il y a, certes, des tas de personnes généreuses de leur temps, de leurs biens et de chaleur humaine qui aident sans compter, qui se mobilisent souvent pour plusieurs causes en même temps et qui réussissent l’exploit d’être au four et au moulin en même temps. Ca, je le savais déjà, ces personnes rendent le monde plus heureux, plus habitable, plus humain. Et puis il y a l’autre réalité. Celle qui fait peur et qui inquiète. Cela a commencé par un petit mail : « Madame, veuillez m’excuser de soulever un tabou, mais je pense qu’il vaudrait mieux aider d’abord les Belges ». Nous y étions. J’ai fini par me rendre compte que parler d’aider d’abord les Belges, ce n’est en réalité pas un tabou du tout, c’est malheureusement un lieu commun. Si on pousse la logique de ces personnes, pour savoir qui il faudrait vraiment aider, on se rend compte qu’il ne faudrait pas non plus aider les chômeurs (enfin… si, au début, mais pas après, parce que sinon, ce sont des profiteurs), ni les gens qui sont au CPAS (profiteurs), ni les SDF (alcooliques, ou bien qui ont un chien), ni les pauvres qui ne sont pas de vrais Belges (entendez bien : qui ont l’air musulmans. Avoir l’air suffit, on s’en fout de savoir s’ils le sont vraiment, d’ailleurs qui sait que beaucoup d’Afghans dont nous parlons sont Sikhs ?). Bref, ça ne fait plus grand monde et c’est très pratique, comme ça on ne doit aider personne.
C’est à ce point du raisonnement de son interlocuteur qu’on se rend compte qu’il est un fasciste mou. Oh, pas un de ces fascistes qui enverraient volontiers leur voisin de couleur dans un camp, non, juste un fasciste qui estime qu’il y a des différences entre les gens. Que voulez-vous, il faut bien ordonner la charité. Un fasciste qui peut tolérer l’idée qu’il y ait des bébés qui dorment dans une église… Que voulez-vous y faire ? Il faut bien commencer par aider les vrais Belges. Un fasciste qui dira que tout de même, ces étrangers, que viennent-ils faire ici ? On ne peut pas accueillir toute la misère du monde… Un fasciste qui dira d’ailleurs que le miséreux, souvent, le mérite bien. D’ailleurs, obliger les chômeurs à faire du travail d’intérêt général, ce n’est pas une si mauvaise idée. Et les bénéficiaires du CPAS aussi, tant qu’à faire. Un fasciste qui voudra du sécuritaire, plus de police, des caméras de surveillance, parce que voyez-vous, les braves gens n’osent plus sortir le soir. Un fasciste qui n’aime pas trop les jeunes, non plus… Enfin si, il aime certains jeunes, ceux qui sont habillés comme les vieux et qui ne se promènent pas à plusieurs. Un fasciste qui sera souvent, d’ailleurs, climato sceptique ou pire, qui pensera qu’on peut adapter l’homme, les meilleurs résisteront. Les meilleurs, le mérite… le fasciste mou n’a que ces mots à la bouche. Le fasciste mou, lui, est méritant. Il oublie que s’il est né blanc, homme et riche, il n’a pas fait grand-chose pour mériter ça !
En réalité, nous nous laissons tous gagner par ces idées répétées jusqu’à plus soif dès que nous omettons de penser. Car la pauvreté, que ce soit celle des Afghans, des chômeurs, des SDF… a les mêmes causes et les mêmes conséquences. Les besoins humains sont les mêmes partout : abri, vêtements, nourriture, chaleur humaine, éducation… Ce qui est fait pour combler les besoins des Afghans ne prive pas les Belges de quelque chose, comme si l’énergie qu’on mettait à aider d’un côté se perdait pour les autres. Souvent, une action bénéfique attire des gens et des dons, et il n’y a pas de paroi étanche entre l’un et l’autre. La couverture qui ne sert pas à un sans-abri ira aux Afghans et inversement. Une action qui mobilise pousse les gens à se mobiliser ailleurs, plus près de chez eux, pour d’autres causes… C’est la vertu de l’exemple. Quant aux causes de la pauvreté, elle se résume en quelques mots : une petite minorité d’humains accapare la majorité des richesses. Les autres se partagent le petit reste. La confiscation des moyens de production dans les mains de quelques-uns met les autres au chômage. Il y a des guerres pour s’approprier les ressources pétrolières et gazières, et il est d’ailleurs temps de rappeler que la Belgique a des forces en Afghanistan, qui lui coûtent autrement plus cher que les Afghans présents sur son territoire. Tant qu’on refusera d’examiner en face ces causes, tant qu’on préférera investir dans une politique répressive et sécuritaire, nous aurons des chômeurs exclus, des sans-abris, des sans-papiers, des rafles et des déportations. Ces deux derniers mots vous choquent ? C’est ce qui se passe pourtant : quotidiennement, des Afghans ayant trouvé refuge en Europe sont renvoyés de force chez eux. Mais on continue d’empêcher les gens de circuler en libéralisant la circulation de marchandises, plutôt que d’arrêter les marchandises aux frontières et de laisser circuler les gens.
Refusons de nous laisser gagner par les idées qui séparent. Travailleurs et chômeurs, Belges et étrangers, nous vivons tous dans un système mortifère qui sacrifie l’humanité sur l’autel de la production et du profit pour quelques-uns. Nous pensons qu’il y a des alternatives, que d’autres mondes sont possibles. Mais il va falloir changer de voie, et vite, car telle une peste brune, le fascisme se répand. Les fascistes mous appellent de leurs vœux, de leurs votes, des fascistes vrais, qui risquent bien de vouloir faire se répéter l’Histoire. Cela commence déjà et il est temps, chacun avec nos petites forces, d’entrer en résistance. J’y suis entrée à ma manière et j’essaye d’inventer d’autres manières de vivre car, pour citer le Conseil National de la Résistance, résister, c’est créer et créer, c’est résister !
Marie-Eve Lapy-Tries
Historienne de l’art et théologienne, Marie-Eve Lapy-Tries a travaillé au Musée archéologique de Namur et a été professeur de religion. Aujourd’hui, elle se consacre à l’éducation de ses trois enfants et à la vie associative. Elle est porte-parole des objecteurs de croissance.