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dimanche 25 juin 2023

L'éternel recommencement ? 24 Juin 2023

 Source : https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2023/06/l-eternel-recommencement.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail

Les événements de Russie ont pris de court la plupart des observateurs. Mal à l'aise, les pro-russes ont d'abord maladroitement tenté de minimiser la chose avant de partir aux abonnés absents. Les médias occidentaux, quant à eux, sont en peine d'expliquer comment ils sont passé d'un "Poutine dictateur régissant son pays avec une main de fer" à un "Poutine qui sera renversé demain" et tremblent à l'idée de devoir choisir entre les mercenaires de Wagner et les Tchétchènes de Kadyrov dans l'affrontement qui se prépare peut-être dans les prochaines heures à Rostov. Les Ukrainiens se mettent à applaudir follement Wagner qu'ils vilipendaient il y a quelques jours encore, tandis que les spécialistes du dimanche se perdent dans les théories les plus éclectiques (complot russe pour attirer Kiev dans un piège, Prigojine manipulé par la CIA...)

En réalité, la situation n'est pas si étonnante que cela. Elle est même récurrente dans l'histoire. Quand une guerre tourne au fiasco, les langues commencent à se délier ; puis, si le pouvoir est traversé de courants contradictoires voire de guerres intestines, c'est au tour des bras et des armes qu'ils tiennent.

Ainsi, même s'il convient de rester très prudent à cette heure, nos Chroniques avaient comme qui dirait pressenti il y a sept mois ce qui pourrait peut-être advenir. Les dernières lignes sont assez prémonitoires :

2022 fait invariablement penser à un autre annus horribilis : 1904. Dans son livre, votre serviteur revenait sur cette année clé du Grand jeu entre la thalassocratie impériale et le Heartland tsariste, dont ce dernier mettra des décennies à se remettre sur le plan stratégique :

Londres ne renonce pas à sa formidable stratégie d’encerclement du Heartland. Quatre petites années après le mémorandum de Joseph Chamberlain cité plus haut, éclate la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Un magnifique cas d’école. Les manuels qui en parlent encore aujourd’hui la présentent principalement comme la première défaite d’un peuple "blanc" face à un pays asiatique. Ceci n’est pourtant qu’une partie dérisoire de toute l’histoire. Cette guerre participe avant tout du Grand Jeu entre Russes et Britanniques et constitue, pour ces derniers, un de leurs plus brillants succès. Éternellement inquiète de l’influence grandissante de sa bête noire en Asie, l’Angleterre s’allie au Japon en 1902 et le pousse, deux ans plus tard, à déclarer la guerre à la Russie. Fait très peu connu, quelques semaines avant le début du conflit, Londres monte sa propre expédition militaire contre le Tibet.

Comment ne pas y voir un classique mouvement de prise en tenailles ? Le lien est évident et la presse de l’époque, bien plus pertinente que sa consœur actuelle dans ses analyses géopolitiques, ne s’y trompe pas : « Pendant que l’attention du monde est absorbée par la lutte gigantesque en Extrême-Orient, il se passe au centre de l’Asie des événements moins sanglants, d’une apparence moins tragique, mais dont les résultats peuvent peser d’un grand poids dans les destinées de l’humanité. L’Union Jack a été hissée sur les murs de Lhassa et les pas des soldats de l’Angleterre ont foulé les rues de la mystérieuse ville sainte, de la Rome bouddhique. À Lhassa et en Mandchourie se débat le même procès. La campagne du Tibet est un corollaire de la guerre russo-japonaise, c’est un des actes de la lutte sourde engagée depuis longtemps entre la Russie et l’Angleterre pour la suprématie en Asie. »

Les Russes, déjà influents au Turkestan chinois et en Mongolie, étaient en effet sur le point de "récupérer" le Tibet. L’affaire est étonnante et romanesque : des missions de lamas-diplomates-espions bouriates y étaient envoyées pour le persuader d’entrer dans le giron russe, allant jusqu’à présenter le tsar comme une réincarnation de la Tara blanche, déité du bouddhisme symbolisant la paix et la longévité ! Déjà, il est prévu que des instructeurs militaires russes forment l’armée tibétaine, que des armes y soient transportées. À l’aube de ce XXe siècle, les dirigeants de Lhassa sont sur le point de remplacer l’empereur de Chine par le tsar dans le rôle de suzerain. Un accord russo-chinois, la Convention secrète de Canton, est même signé en 1902, entérinant cette prépondérance russe. Pékin, en accord avec les Tibétains eux-mêmes, reconnaît à Saint-Pétersbourg le rôle de protecteur conjoint du Tibet. L’on imagine aisément comment la nouvelle est reçue par les autorités coloniales britanniques, particulièrement le vice-roi des Indes, Lord Curzon… La réaction de l’Angleterre est foudroyante et, du point de vue stratégique, lumineuse. Elle lance le Japon contre les Russes et, profitant de ce que son adversaire est empêtré dans cette guerre épuisante, mène le raid de Lhassa qui détache définitivement le Tibet de la Russie.

Le parallèle avec la situation actuelle est frappant. Avant chacun de ces conflits, la Russie était sur la montante, semblait en position de force. Sur le point d'obtenir les clés de l'Asie il y a un siècle, maîtresse de la multipolarité et en passe de remplacer les États-Unis au Moyen-Orient l'année dernière. Et puis patatras, une guerre catastrophique et tout s'écroule...

D'aucuns observent non sans raison que, historiquement, les révolutions en Russie naissent presque toujours des débâcles militaires. Celle de 1904 alimenta le mécontentement général et déboucha sur la Révolution de 1905 qui amena Stolypine au pouvoir. Bis repetita en 2023 ?

Nous n'en sommes pas (encore ?) là et il convient de rester prudent. La rébellion de Wagner était, en tout cas initialement, dirigée contre les hauts pontes militaires, même si la petite musique prigojinienne consistant à vitupérer la bureaucratie et l'impuissance de l’État peut parler à des couches non négligeables de la population russe. De plus, sur le papier, le déséquilibre des forces est assez flagrant ; sans ralliements massifs d'une partie de l'armée et/ou de la société, l'on a du mal à voir comment la petite aventure wagnérienne pourrait arriver au terme de la symphonie.

Toutefois, les mesures d'urgence prises par les autorités - check points autour de Moscou, avis à la population, routes bloquées et parfois éventrées pour ralentir l'avance - montrent qu'elles ne prennent pas du tout l'affaire à la légère. Pour la Russie, après vingt ans de relative stabilité, c'est un énorme bond en arrière qui fait furieusement penser... aux années Eltsine.

*** MAJ ***

Prigojine aurait donc, selon les dernières informations, décidé de renoncer à son escapade après des heures de négociation avec Loukachenko. On imagine que cela s'est accompagné de solides garanties (la tête de Shoïgu et de l'état-major ? Nous verrons dans les jours prochains car nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises...)

Cet épisode montre en tout cas une étonnante fébrilité, pour ne pas dire faiblesse au sein du pouvoir russe. Un mercenaire qui règle ses comptes en faisant une Pougatchev au nez et à la barbe de l'armée et se balade de manière menaçante sur l'autoroute de Moscou sans réaction en face. Un Poutine qui voit son autorité publiquement sapée - "Nous allons destituer le président" avait crânement lancé le Prigo - après avoir prononcé un discours matinal non moins surprenant qui évoquait 1917 (a-t-il senti, comme Nicolas II, que ses heures étaient comptées ?) Une chaotique lutte des clans digne des pires années Eltsine.

La guerre en Ukraine - l'indépassable pivot géopolitique du grand échiquier eurasien théorisé par Mister Zbig - n'a pas fini de provoquer des remous au cœur du Heartland...

 

Tag(s) : #Russie, #Histoire

mercredi 2 novembre 2022

Un mystérieux assassinat - 2 Novembre 2022

 

source : https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2022/11/un-mysterieux-assassinat.html

Il y a quarante-sept ans jour pour jour mourrait assassiné Pier Paolo Pasolini, l'un des plus célèbres cinéastes italiens de l'après-guerre. Quel peut bien être le rapport avec le Grand jeu ? se demanderont ceux qui n'ont pas lu le livre de votre serviteur. Il y a pourtant visiblement un lien, où se mêlent or noir, attentat, URSS, services secrets, pipeline et guerre froide :

Quand le Grand Jeu sent le pétrole, la CIA n’est jamais loin… Le 27 octobre 1962, Enrico Mattei, flamboyant directeur de l’ENI, la compagnie italienne des hydrocarbures, meurt dans un mystérieux accident aérien, vraisemblablement causé par l’explosion d’une bombe à bord de son avion près de Milan. Il s’était fait connaître en proposant des accords très avantageux pour les pays producteurs de pétrole, négociant souvent un partage des bénéfices à 50/50. Jusqu’ici, le Moyen-Orient était exploité sans vergogne par les majors anglo-saxonnes, regroupées en un cartel qui ne disait pas son nom : les Sept Sœurs.

C’est dans un vénérable château écossais, lors d’une partie de chasse au coq de bruyère, qu’eut lieu le 28 août 1928 un véritable partage du monde. Lors de ce Yalta pétrolier, les dirigeants de la Royal Dutch-Shell, de la Standard Oil (future Exxon) et de l’Anglo-Persian (BP), ensuite rejoints par Chevron, Texaco, Mobil et Gulf Oil, s’accordèrent sur les zones d’exploitation, les prix, le transport. Ce pacte secret laissait dans l’ignorance la plus totale les pays producteurs, dont la fonction se résumait en une phrase : fournir, sans poser de questions, du pétrole abondant et bon marché. Trente ans plus tard, avec ses propositions révolutionnaires, Mattei compromet gravement le monopole des Sept Sœurs et menace, in fine, le contrôle des flux énergétiques mondiaux par Washington.

Il aggrave son cas en se rendant, en pleine Guerre froide, à Moscou où il négocie un accord d’importation de pétrole soviétique et la construction d’un pipeline. Il prophétise la fin prochaine du monopole américain sur le précieux naphte, provoquant l’ire de l’Otan et des États-Unis. La CIA commence alors à le surveiller de très près tandis que la pression diplomatique s’accentue sur les autorités italiennes. Les projets de l’ENI sont présentés comme une « grave menace à la sécurité de l’Occident », petite phrase très familière à nos oreilles : ce sont mot pour mot les termes employés de nos jours [2020, ndlr] à propos du gaz russe…

Fait intéressant, la politique de Mattei provoque en Italie un examen de conscience national que nous connaissons bien aujourd’hui, à l’heure où les sanctions européennes contre la Russie, décidées par et pour Washington, coûtent très cher au Vieux Continent. En 1960, une grande partie de l’industrie transalpine se sent en effet bridée par l’allégeance de Rome à l’Occident, qui l’empêche de faire des affaires : la "protection" américaine se double d’une vassalité qui interdit de commercer librement avec les adversaires du suzerain. Par ses ouvertures, Mattei pourrait entraîner derrière lui une partie des milieux d’affaires italiens voire européens.

Le point crucial reste cependant l’or noir et l’obsession américaine de contrôler la géopolitique du pétrole par le biais des Sept Sœurs et de leurs cousines occidentales. Le patron de la compagnie soviétique d’hydrocarbures, un certain Gurov, résume alors parfaitement la situation : « L’exploitation pétrolière est le fondement de l’influence politique occidentale dans le tiers-monde, de ses alliances et de ses bases militaires. Si ce fondement se fissure, c’est l’édifice tout entier qui commencera à chanceler puis à s’écrouler. » La CIA a-t-elle assassiné Enrico Mattei ? Nous ne le saurons peut-être jamais, d’autant que le condottiere s’était fait des ennemis par ailleurs. Une chose est sûre : après la mort de son charismatique président, l’ENI change totalement de cap et se range sagement derrière l’hégémonie anglo-saxonne.

L’histoire ne s’arrête pas là. En 1975, le célèbre écrivain-cinéaste Pasolini est retrouvé sauvagement assassiné sur une plage. Très vite, les enquêteurs estiment impossible la thèse du tueur solitaire si opportunément arrêté et ils s’étonnent de l’intrusion des services secrets dans le cours de leurs investigations. Ces doutes sont confirmés par de récentes publications. En 1975, Pasolini met la dernière main à son roman Pétrole, pour lequel il avait longuement enquêté sur la mort de Mattei et la disparition, en 1970, d’un journaliste, De Mauro, qui travaillait lui aussi sur l’attentat. Bien qu’amputé d’un chapitre mystérieusement disparu, l’ouvrage paru à titre posthume met en cause les services secrets et Eugenio Cefis, successeur de Mattei à la tête de l’ENI et membre de la loge P2.

Cette loge, sorte d’État dans l’État, rassemble le gotha italien jusqu’à son démantèlement dans les années 1980, suite à plusieurs scandales retentissants. Députés et ministres, banquiers, journalistes influents, magistrats, chefs des services secrets, industriels ou officiers supérieurs s’y côtoient allègrement et, dans ce marigot de corruption et de népotisme, les liens avec la CIA ou la mafia sont notoires. Un livre récent établit le lien entre les trois assassinats et affirme que Pasolini et De Mauro ont payé de leur vie leur trop grande curiosité dans l’affaire Mattei, l’homme qui avait fait trembler la suprématie pétrolière américaine.

samedi 8 octobre 2022

Le grand découplement du monde, suite 6 Octobre 2022

Source : https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2022/10/le-grand-decouplement-du-monde-suite.html 

Dès le début de la guerre en Ukraine, nos Chroniques s'interrogeaient sur l'ampleur colossale des objectifs de Moscou et laissaient entendre une petite musique pessimiste sur les chances russes à les remplir. La suite nous a donné entièrement raison, une fois de plus serait-on tenté de dire. Au risque de paraître totalement immodeste, il est en effet très rare que votre serviteur se trompe dans ses analyses ; ceux qui, y compris au sein du lectorat traditionnel du blog, l'ont critiqué, insulté, parfois même menacé, auraient dû le savoir...

Début mars, nous publiions un autre billet prémonitoire, cette fois sur le grand découplement du monde qui était en gestation :

Chef-d’œuvre du XXe siècle, 1984 est une véritable mine d'or, une caisse à outils formidable pour décrypter notre époque. Ce livre est évidemment célèbre pour sa description d'une société totalitaire où règne la manipulation de masse ; et quelques exemples récents, tout à fait orwelliens, sont là pour montrer que les deux minutes de la haine sont encore bien vivantes. Ainsi, sachez par exemple que la Fédération internationale féline a banni les chats russes (!) de ses concours ou que les arbres russes, sans doute complices de se laisser couper en bûches pour terminer dans les cheminées du Kremlin, n'ont plus le droit de prétendre au titre de plus beau végétal de l'année.

L'imbécilité hystérique de ces mesures pourrait faire sourire. Elle symbolise pourtant quelque chose de bien plus profond et dont l'ami George s'était fait également l'écho par ailleurs : un état de guerre perpétuel entre les grands blocs du monde. S'il en voyait trois (OcéaniaEurasiaEastasia) et que nous n'en avons que deux en l'occurrence, le fond reste le même, celui d'une fracture durable, profonde, où les interactions seront réduites au minimum et qui mettra des décennies à être surmontée.

Un nouveau Rideau de fer risque en effet de s'abattre, touchant aussi bien le champ économique que politique ou culturel (...) Les masques tombent tout à fait maintenant et chacun se rend bien compte que les institutions dites internationales, qu'elles soient financières ou simplement sportives, sont en réalité dans les mains occidentales et peuvent à tout moment être instrumentalisées. Cela n'a évidemment pas échappé aux pays tiers qui vont accélérer la mise en place de systèmes parallèles, dédollarisation et autres.

Car si Moscou a joué son va-tout en Ukraine, le système impérial joue lui aussi le sien avec ces sanctions inédites, presque désespérées.

On ne pouvait mieux dire et l'actuel imbroglio pétrolier est là pour le confirmer.

Il y a deux jours, les pays de l'OPEP menés par l'Arabie saoudite ont décidé d'une réduction drastique de leurs quotas de production - 2 millions de barils par jour - afin de maintenir des prix élevés. Véritable camouflet à la face de Washington, cette décision est même considérée comme un coup de main plus ou moins affiché à la Russie.

Mais ce que très peu de commentateurs ont vu, c'est qu'il s'agit aussi et peut-être surtout d'une réaction à la tentative occidentale de plafonnement des prix du pétrole russe.

Imaginée par les petits génies de Washington et de Bruxelles, cette mesure vise, si le prix dépasse un certain plafond qui reste encore à définir, à interdire « d'assurer le transport maritime et de fournir une assistance technique, des services de courtage ou un financement ou une assistance financière, liés au transport maritime vers des pays tiers de pétrole brut ou de produits pétroliers originaires de Russie ou exportés de Russie ».

Une invraisemblable ingérence dans le commerce international qui inverse les règles économiques et créé un précédent aux conséquences insoupçonnées ; pour la première fois de l'histoire, c'est l'acheteur qui déciderait unilatéralement du prix de ce qu'il achète, menaçant de sanctions le "mauvais" vendeur.

Les pays producteurs de la planète n'en ont pas manqué une miette. Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour en tirer les conclusions qui s'imposent : si le pétrole russe est aujourd'hui plafonné selon les desiderata impériaux, ça pourrait être demain au tour du pétrole qatari, du cuivre chilien ou du blé indien...

Si l'hybris russe sur le plan militaire a placé Moscou dans une situation très compliquée en Ukraine, l'hybris occidentale sur le plan des sanctions n'est pas moins suicidaire. Mis devant le fait accompli, le reste du monde ne peut qu'accélérer le processus de dédollarisation et, plus généralement, de dés-occidentalisation dans des domaines aussi divers que l'assurance, le transport maritime ou la finance.

Première à réagir pour montrer qu'elle ne s'en laissait pas compter, l'OPEP a donc déjà engagé le bras de fer en diminuant la production d'or noir pour faire flamber les prix. La rupture avec l'Occident semble consommée, d'autant que Washington paraît choisir la voie de l'escalade et menace de répondre en dégainant le NOPEC. [No Oil Producing and Exporting Cartels Act]

Quézako ? Il s'agit d'une modification de la législation antitrust permettant de poursuivre pour collusion les pays de l'OPEP et interdire de restreindre la production d'hydrocarbures ou d'en fixer les prix. Rejetée jusqu'ici afin de ménager l'allié saoudien, leader du cartel, la proposition serait, si elle aboutissait, un véritable coup de force des États-Unis. Mais aussi un boomerang au carré.

Nous en expliquions les tenants et les aboutissants il y a trois ans dans un billet qui n'a pas pris une ride :

Les Saoudiens sont vent debout contre cette loi. Le mois dernier encore, ils annonçaient l'apocalypse lors de rencontres avec l'establishment financier de Wall Street. Il semble qu'ils aient maintenant passé la vitesse supérieure si l'on en croit leur menace d'abandonner le pétrodollar, "l'option nucléaire" comme elle est surnommée, si le NOPEC passe. Quand on connaît le poids de l'or noir, dont le commerce (principalement en dollars jusqu'à présent) est plus important que celui de tous les métaux bruts combinés, on comprend la portée de la chose...

Les Chinois sont extrêmement attentifs, eux qui font chaque jour un peu plus pression sur l'Arabie saoudite pour qu'elle leur vende son pétrole en yuans. Les Russes n'en perdent pas une miette non plus, l'option nucléaire saoudienne valant en l'occurrence bien plus que leurs derniers bijoux hypersoniques pourtant redoutables.

Sans surprise, le Deep State US ainsi que le lobby pétrolier s'opposent résolument au NOPEC qui, néanmoins, fait son bonhomme de chemin et passe l'un après l'autre les obstacles au Congrès. Car nous touchons là à l'éternelle contradiction historique entre intérêts nationaux et impériaux. La Rome du dernier siècle de la République en savait quelque chose, mais ceci est un autre sujet...

Ces Sénateurs et Représentants n'ont certes rien contre l'omnipotence américaine dans le monde mais ils ont aussi, petit détail fort incommodant, des électeurs. Eh oui, ces satanés citoyens qui ne s'intéressent, eux, qu'à leur fin de mois difficile et se fichent comme de l'an 40 des bases US dans le Rimland. On se rappelle qu'en 1992, à la grande consternation du Deep State, George Bush Senior, le président qui avait supervisé la chute de l'URSS et pouvait pousser à fond l'avantage de l'empire, avait été battu par un gringalet nommé Bill Clinton, qui ne faisait que promettre des jobs. Si l'Etat profond avait évidemment fini par récupérer ce dernier au bout de quelques années, les néo-cons se sont toujours mordu les doigts de n'avoir pas su placer un des leurs à la Maison Blanche en cette période cruciale du début de la décennie 90.

Pour les membres du Congrès, tournés vers la situation intérieure, l'équation est simple : NOPEC = pétrole moins cher = consommateurs contents = réélection. Avec, en passant, une petite gifle à l'Arabie Saoudite en prime, dont l'image dans le public américain est aussi écornée qu'un parchemin rassis du XIIIème siècle.

Le lobby pétrolier, lui, pense évidemment en sens inverse : or moins cher = moins de profits. Dans le même wagon, les producteurs de pétrole de schiste réclament à cor et à cri un baril au-dessus de 70$ pour couvrir les coûts énormes de la fracturation hydraulique. Quant au Deep State, il grince des dents en imaginant la fin du financement facile de ses guerres/bases/invasions/coups d'Etat, marque de fabrique impériale.

S'il y en a un qui doit être assez désarçonné en ce moment, c'est bien le Donald. Ayant mis un accent sincère durant sa campagne sur le pouvoir d'achat, il se lâche régulièrement en imprécations twitteresques contre l'OPEP, vilipendant le cartel pour cause de pétrole cher. D'un autre côté, au-delà même de savoir s'il a définitivement été drainé par le marais, un président américain peut-il réellement et sciemment laisser tomber le pétrodollar ? Le NOPEC n'est pas nouveau et, en leur temps, Bush Junior et Barrack à frites s'y sont tous deux fortement opposés, brandissant carrément la menace du veto. Si le Donald rêve indéniablement moins de gloire expansionniste que ses deux prédécesseurs et si son inclination personnelle et politique le pousserait à soutenir le NOPEC, va-t-il pour autant franchir le Rubicon ? Rien n'est moins sûr.

A Moscou et à Pékin, on attend la suite du feuilleton avec impatience. Que le NOPEC passe et que les Saoudiens mettent, pour une fois, leurs menaces à exécution, et c'est tout l'édifice impérial qui s'effrite, avec les gigantesques conséquences que l'on sait. Et même si, finalement, les choses rentrent d'une manière ou d'une autre dans l'ordre à Washington (torpillage du NOPEC au Congrès par le Deep State, veto présidentiel), l'épisode restera comme un coup de canif supplémentaire et indélébile à la majesté du pétrodollar. C'est, à ma connaissance, la première fois que les Seoud évoquent publiquement la possibilité d'abandonner le dollar. Une véritable révolution copernicienne devant laquelle Russes et Chinois se frottent les mains.

Bis repetita trois ans plus tard. Mais cette fois, la guerre en Ukraine est passée par là et a plongé le monde dans une ère nouvelle. La situation a ceci d'incroyablement paradoxal que c'est au moment où la Russie est au plus mal depuis vingt ans qu'elle pourrait indirectement mettre fin au pétrodollar, pilier de l'empire.

Tous les regards se tournent maintenant vers Pékin et son rêve de pétroyuan. En août, la rumeur d'une visite de Xi Jinping en Arabie saoudite a affolé les observateurs. Si le déplacement n'a finalement pas eu lieu, nul doute que la prochaine rencontre entre Xi et MBS sera scrutée comme jamais...

 

Tag(s) : #Pétrole#Etats-Unis#Russie#Economie#Moyen-Orient#Chine

lundi 19 septembre 2022

Une multipolarité sans Heartland ? 19 Septembre 2022

Source :  https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2022/09/une-multipolarite-sans-heartland.html


Titre provocateur bien sûr, exagéré, schématique. Mais qui a le mérite de mettre le doigt sur un phénomène étonnamment paradoxal, inimaginable il y a quelques mois encore. Aspiré par le trou noir ukrainien, le Heartland russe s'affaiblit méthodiquement tandis que la multipolarité, dont il a pourtant été le fer de lance, suit le chemin inverse et s'accélère inexorablement.

L'anémie de l'ours en Ukraine devient chaque jour plus flagrante. D'ailleurs, le patron de Wagner, qui recrute dans les prisons, le reconnaît à demi-mot : « La guerre est difficile. Rien à voir avec les guerres en Afghanistan [sic] ou en Tchétchénie. » Faut-il rappeler le sort de la guerre afghane, qui décima l'Armée rouge et fit chuter l'URSS ?

Alors que les forces de Kiev continuent (plus difficilement) d'avancer, les mauvaises langues diront que les seules choses qui fonctionnent maintenant ne sont pas russes ou ne relèvent pas de l’État : combattants tchétchènes et de Wagner, drones kamikazes iraniens qui font apparemment pas mal de dégât. Sur ce dernier point, se pose à nouveau la question de savoir comment le commandement militaire a pu passer à côté des évolutions de ces dernières années pour finir par devoir quémander l'arme la plus efficace actuellement à Téhéran...

Quant au matériel proprement russe, y compris celui de premier ordre, il est abandonné aux Ukrainiens, sans doute par charité chrétienne dans l'optique de Noël. Ça ne fait en tout cas plus rire Kadyrov qui semble excédé devant tant d'impuissance ; il est d'ailleurs sorti de son rôle en appelant à la mobilisation.

Les signaux envoyés urbi et orbi sont, il est vrai, assez désastreux. La dernière guerre de Tchétchénie a eu lieu il y a vingt ans seulement et l'on ne serait pas surpris qu'une fugitive pensée ait involontairement traversé l'esprit de certains : nous avons déposé les armes face à la puissance de feu russe mais celle-ci semble maintenant si faible... Pour l'instant, Kadyrov tient fermement sa région (et reste fidèle au Kremlin) mais qui sait ce qui peut se passer demain.

Plus au sud dans le Caucase, Moscou est en train de perdre l'opinion publique arménienne. Si la récente agression azerbaïdjanaise visait, avec brutalité, à forcer Erevan à respecter ses engagements, tout le monde a compris que Bakou profitait des difficultés russes en Ukraine.

L'ours n'a pas répondu au bombardement de sa force d'interposition (provocation délibérée des Azéris ?), les S-300 ont révélé leur inutilité et l'Organisation du Traité de Sécurité Collective, si en vue au début de l'année, est désormais considérée comme un tigre de papier. Un site pourtant pro-russe se lâche en imprécations :

« Alors que nous devrions voir les troupes de l'OTSC atterrir à la frontière azéro-arménienne ou, au moins, les TU-95 survoler la zone pour réfréner toute provocation future, ils continuent avec les habituels communiqués "Calme & négociation". Quelle est la ligne rouge pour que l'OTSC interviennent et sauve les Arméniens ? 1 000 morts ? Une attaque sur la place centrale d'Erevan ? Une attaque sur une base russe ?

Il n'y a aucun doute que les Russes préféreraient ne pas ouvrir un second front quand leur armée fait face à des difficultés sur le front européen face aux Ukrainiens. Mais ce genre de lâcheté ne peut que favoriser leurs ennemis. Perdre sa crédibilité en terme de dissuasion est la pire des choses au XXIe siècle. Quand vous êtes humilié à ce point par un petit pays du Caucase, quelle sera votre réaction face à un adversaire plus important ? »

Pendant que les Arméniens voyaient s'amenuiser leurs espoirs de voir l'OTSC intervenir, ils ont pu voir un Poutine hilare avec Aliyev au sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai. La faute de communication est terrible et le président de l'assemblée nationale a ouvertement remis en cause l'alliance avec Moscou.

Fine mouche, la momie Pelosi a ajouté du sel sur les plaies de l'ours en entreprenant au pied levé un voyage officiel à Erevan. Une réussite incontestable : les drapeaux américains fleurissent les rues, les habitants font une haie d'honneur au cortège et des manifestations éclatent pour réclamer le départ de l'OTSC et le rapprochement avec Washington.

Dans le dernier billet, nous nous demandions s'il y avait un pilote dans l'avion du côté de la Place rouge. La question se pose à nouveau, au carré. Comment peut-on se tirer une telle balle dans le pied, comment peut-on (partiellement) détruire en aussi peu de temps un travail patiemment construit au fil des années ?

Poutine semble enchaîner les bourdes depuis six mois. Avec l'affaire ukrainienne, il est de plus en plus dépendant d'Erdogan (la réciproque est d'ailleurs également vraie), donc in fine de Bakou, même si cela signifie abandonner les Arméniens en rase campagne. Quelle ironie pour celui qui avait l'habitude de tirer les ficelles et de placer les autres exactement où il voulait qu'ils soient...

Dans ce contexte, le sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai - qui aurait en temps normal constitué une gifle supplémentaire à tonton Sam avec l'entrée en fanfare de l'Iran et des ponts établis avec l'Arabie saoudite (!), l’Égypte, le Qatar etc. - laisse une impression d'inachevé. Ou plus exactement la sensation que la multipolarité passe une vitesse supérieure au moment où le Heartland, censé l'incarner, est en perte de vitesse et peu à peu laissé de côté.

Traditionnellement, Xi et Poutine étaient les tauliers de l'organisation mais cette année, les deux boss étaient Xi et Modi, qui ont d'ailleurs tous deux, de manière courtoise mais inhabituelle, demandé à Vladimirovitch quelques explications (ici et ici). Avant d'atterrir en Ouzbékistan pour le sommet, Xi avait effectué un stop au Kazakhstan où il a fait une drôle de déclaration : « Nous supporterons résolument le Kazakhstan dans la défense de son indépendance, sa souveraineté et son intégrité territoriale (...) nous nous opposerons catégoriquement à toute interférence par qui que ce soit dans ses affaires intérieures»

Avertissement à l'ours après les menaces irresponsables de Medvedev ou déclaration passe-partout qu'il ne faut pas extrapoler ? Mystère.

Toujours est-il que le maître du Kremlin paraît avoir perdu du prestige et du galon dans l'aréopage qu'il est censé codiriger. Après lui avoir donné le bras (comme à un petit garçon ?), le sultan l'a planté pour la deuxième fois lors de leur rendez-vous (la première a eu lieu en juillet à Téhéran).

Quand on sait que le protocole diplomatique est réglé au millimètre, quand on sait aussi que Poutine, du temps de sa splendeur si l'on peut dire, faisait souvent attendre ses interlocuteurs pour se présenter en position de force, on mesure le changement. Tout le monde semble s'y mettre :

Simple hasard ou signe des temps ? L'avenir le dira...

 

Tag(s) : #Russie#Ukraine#Asie centrale#Caucase

lundi 12 septembre 2022

Y a-t-il un pilote dans l'avion ? 12 Septembre 2022

https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2022/09/y-a-t-il-un-pilote-dans-l-avion.html

Le réveil est brutal en Russie où la grogne monte tandis que l'étranger proche commence à s'agiter.

Les conséquences de la défaite de Kharkiv pourraient largement dépasser son importance militaire intrinsèque. Cela tient sans doute à ce que, après avoir été biberonnés pendant des mois aux éléments de langage du Kremlin et vécu dans le déni le plus complet (le forum du blog en a lui aussi été le témoin), beaucoup ouvrent enfin les yeux sur l'état réel des choses.

Toute proportion gardée, cela rappelle l'offensive du Têt en 1968 lors la guerre du Vietnam. Pendant des années, les généraux américains avaient assuré que tout allait according to plan, que les opérations suivaient leur cours et que l'ennemi était au bord de la défaite.

En quelques heures, les raids vietcongs sur une centaine de villes firent voler en éclats les piles de beaux graphiques et de statistiques qui certifiaient d'une prochaine victoire US. Et si les assaillants finirent par être repoussés et décimés, l'essentiel était ailleurs. Le public américain se rendait soudain compte que cette guerre ne serait jamais gagnée. Les déclarations optimistes passées furent ridiculisées, la crédibilité de l’administration s’effondra.

Sans aller jusque-là dans le cas qui nous concerne, il y a néanmoins comme un frémissement de Têt en Russie.

Le premier à dégainer a été Kadyrov, qui s'est dit stupéfié des "performances" russes et a promis d'aller « expliquer la situation réelle sur le terrain » aux dirigeants si « aucun changement de stratégie n'est apporté. »

Comme beaucoup, il doit se demander si l'aviation russe s'est mise en grève et les satellites d'observation partis en vacances. Les Himars américains ont visiblement fait beaucoup de bien à l'armée ukrainienne mais on se demande comment de telles bêtes ont pu être tranquillement acheminées sur le front. Poutine avait averti que tout convoi d'aide militaire occidentale serait immédiatement bombardé : était-ce une énième parole en l'air ? (Il semble les accumuler depuis février).

Dans une de ces émissions typiquement russes où l'on discute guerre et stratégie, une très inhabituelle fronde a éclaté, plusieurs intervenants critiquant vertement la stratégie mise en place. Des millions de téléspectateurs ont dû se pincer en voyant ça...

Plusieurs élus municipaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont adressé une lettre officielle à la Douma, appelant publiquement au départ de Vladimirovitch du pouvoir. Les justifications sont intéressantes car il ne s'agit point ici des habituelles récriminations des libéraux pro-occidentaux. Ce serait même le contraire : mentionnant les pertes, la progression de l'OTAN vers l'Est et la situation économique, les signataires accusent Poutine de haute trahison, rien que ça.

En Ukraine, il est impossible de connaître l'état d'esprit des populations russophones mais le signal envoyé est assurément désastreux. Ceux qui n'ont pas eu la chance de s'échapper de la région vont être en proie à la vindicte des détachements d'Azov. Désormais, les habitants vont y réfléchir à deux fois avant d'apporter leur soutien aux nouveaux occupants...

Quant au comportement de l'armée russe, qui se sauve en laissant les civils à leur sort alors qu'elle était entrée en Ukraine au prétexte précisément de défendre ces mêmes civils, il est parfois férocement critiqué.

C'est le moment que choisit l'Azerbaïdjan pour rouvrir les hostilités en bombardant plusieurs villes arméniennes. Difficile évidemment de croire aux coïncidences. Profitant de l'affaiblissement de la Russie en Ukraine et de sa réticence à ouvrir un second front (alors qu'elle y est obligée en vertu du traité de l'OTSC), Bakou avance ses pions.

Et d'aucuns murmurent à nouveau sur la "mollesse" dont aurait fait preuve Poutine il y a deux ans, même si la réalité caucasienne ne simplifiait pas les choses. A l'époque nous écrivions à propos de l'attaque azérie sur le Karabagh :

Cela commence à poser un sérieux problème au Kremlin en terme d'image. Si le traité de défense liant Moscou et Erevan ne concerne que l'Arménie stricto sensu et non le Nagorno Karabagh, c'est maintenant une région historiquement arménienne qui est attaquée et non quelques territoires tampon à peu près déserts.

Le prestige croissant dont a bénéficié la Russie ces dernières semaines en Arménie risque de retomber au fil de l'avance turco-azérie dans le cœur de cette terre si passionnément revendiquée par les Arméniens. Et, malgré sa neutralité, elle ne gagnera aucun crédit en Azerbaïdjan qui n'a pour l'instant d'yeux que pour ses chers ottomans...

Les mauvaises langues commencent déjà à murmurer que Poutine a une nouvelle fois été "trop gentil" avec le sultan, même si le Kremlin est en réalité prisonnier de son respect des traités et du droit international dans cette affaire inextricable.

Plus que la difficile position de Moscou à ce moment-là, c'est surtout son effacement ensuite qui a intrigué alors que l'Azerbaïdjan multiplie les provocations depuis deux ans (bombardements ponctuels, destruction du patrimoine arménien du Karabagh censé être gardé par la force d'interposition russe etc.)

Que ce soit au Caucase ou maintenant en Ukraine, l'ours envoie toute une batterie de signaux de faiblesse qui ne passent pas inaperçus. Notamment au Kazakhstan, autre zone stratégique pour le Heartland.

Alors qu'il doit tout à Poutine après la tentative de putsch de l'hiver dernier, le président Tokaïev a, depuis, partiellement pris la tangente. Effrayé par le "coup de force" du 24 février qui a envoyé des ondes de choc dans tout l'espace post-soviétique et bouleversé la donne entre les composantes de l'ex-URSS, il ne sait plus trop à quoi s'en tenir.

Il n'a pas dû être rassuré par un message - vite effacé ensuite mais le mal était fait - de Dmitri Medvedev sur les réseaux sociaux, suggérant qu'après l'Ukraine l'ours allait tourner son regard vers le nord du Kazakhstan. Au passage, l'on reste rêveur devant cette incroyable bévue de Medvedev, à l'image d'une direction russe qui semble être dans un état second depuis six mois (menaces nucléaires à répétition de Poutine, coups de colère du diplomate en chef Lavrov etc.)

Mais revenons à nos plaines kazakhes. Profitant de l'enlisement russe en Ukraine, Tokaïev prend ses distances, suivant peut-être en cela sa population, très remontée contre le voisin du nord. Il a refusé de recevoir une distinction russe lors d'une rencontre avec Vladimirovitch, amplifié ses relations avec la Turquie (partenariat stratégique, coopération dans le renseignement militaire), refusé de reconnaître les Républiques du Donbass, laissé des villes décorer leurs avenues de drapeaux ukrainiens tandis que son pays participe à certaines sanctions occidentales. Au début de l'année, Nour-Soultan était dans la main de Moscou ; on mesure la dégringolade en quelques mois...

Ukraine, Caucase, Asie centrale, tous les éléments semblent se retourner contre la Russie. Le fiasco de Kharkiv va-t-il avoir un effet démultiplicateur, créer un effet domino ?

 ## Dernière heure ##   L'Arménie a officiellement demandé l'assistance de Moscou face à l'Azerbaïdjan. Si Bakou ne rentre pas très vite dans le rang, la Russie se retrouve devant le choix suivant :

  • refuser d'aider l'Arménie, ce qui violerait tous ses engagements et lui ferait perdre toute crédibilité internationale
  • accepter et se retrouver dans une deuxième guerre alors qu'elle est déjà en difficulté dans la première

jeudi 11 août 2022

Et la Baltique devint un lac de l'OTAN... 10 Août 2022

Source : https://www.chroniquesdugrandjeu.com/2022/08/et-la-baltique-devint-un-lac-de-l-otan.html


 

S'il avait encore toute sa tête, Joe Biden pourrait crier victoire. Dans sa lutte habituellement perdante contre le Heartland russe, l'empire thalassocratique vient néanmoins de remporter une importante victoire avec l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'OTAN. Un cadeau inespéré, conséquence de l'erratique intervention russe en Ukraine.

En signant le protocole d'adhésion des deux pays à l'organisation atlantique, tonton Sam parachève une lutte à multiple rebondissements de plusieurs décennies pour le contrôle de la Baltique. Si, ne serait-ce qu'il y a quelques années, on avait dit aux stratèges américains qu'ils pourraient l'appeler Mare Nostrum, ils ne l'auraient sans doute jamais cru.

Qu'il est loin le temps où l'OTAN ne trempait que le bout de l'orteil dans la froide mer tandis que Moscou, principalement par le biais de ses satellites, contrôlait une bonne moitié de ses rives, laissant le reste aux placides et neutres Scandinaves...

Une situation qui inquiétait tellement les Américains qu'ils y ont organisé l'une des plus grandes opérations d'intoxication de la Guerre froide. Profitant de l'échouage accidentel d'un sous-marin soviétique sur les côtes suédoises en 1981, Washington organisa le "syndrome du périscope" : une décennie durant, des dizaines d'incursions de submersibles US ou british furent faussement attribuées aux Russes, avec la complicité de l'état-major suédois.

Une manière d'obtenir des crédits supplémentaires pour la marine, de faire pression sur les gouvernements jugés trop mous dans le combat anti-communiste - en 1986, le Premier ministre Olof Palme est d'ailleurs mystérieusement assassiné - et d'hystériser la société suédoise contre le "péril russe".

La chasse aux sous-marins rouges passionna foules et médias et devint une activité à plein temps. On scrutait les flots, cherchant à la jumelle tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à un périscope. Les Américains avaient inventé le false flag déguisé en chasse au trésor...

Même la presse suisse de l'époque sauta à pieds joints : « Y a-t-il eu, au passif d’Olof Palme, ce que les Américains appellent une mollesse sur le communisme? Trois dossiers sont en cause. Le premier porte sur la guerre du Vietnam, au cours de laquelle il montra une extraordinaire hostilité à l’entreprise américaine. Rétrospectivement on dira: un extraordinaire aveuglement au poison totalitaire, qui mitonnait dans les cuisines de Hanoï. Olof Palme montra là les limites d’un regard purement moral sur le politique. Le second dossier est celui du désarmement en Europe. Autour de la commission qui porte son nom, tournent nombre de projets de dénucléarisation et de démilitarisation. Quels que soient leurs mérites, ces projets, par aversion de la dissuasion nucléaire, font la part trop belle à la partie soviétique.

Mais c’est sur le dossier des sous-marins soviétiques que la politique d’Olof Palme était la plus hasardeuse. L’apparition provocante et répétée de ces sous-marins dans les eaux territoriales suédoises, au cours des dernières années, pose un problème très délicat à une petite nation. Au cours des mois récents, Palme, à l’indignation de ses militaires et ses marins, avait donné l’impression de vouloir minimiser cette grave affaire. »

Notons en passant que le célèbre auteur de romans policiers Henning Mankell, créateur de l'inspecteur Wallander, a mijoté un polar autour du sujet (L'homme inquiet). Une œuvre de fiction, certes, mais qui ressemble bougrement à la réalité.

Plus près de nous, la Baltique revenait régulièrement comme l'un des principaux points chauds du bras de fer américano-russe et nos Chroniques ont relayé à plusieurs reprises les provocations diverses et variées, survols sauvages ou manœuvres navales sino-russes. Avec en toile de fond, évidemment, la diva de métal, la Grace Kelly des pipelines :

Le Nord Stream II n'arrête plus de fasciner le monde et les amateurs de thriller en particulier. On croyait avoir tout vu : drone sous-marin bourré d'explosifs, batailles juridiques homériques, farces empoisonnées à répétition (2018 et 2020), fondations écologico-gazières (!) qui s'en mêlent, déchirement de l'OTAN, atomisation de la classe politique allemande, sanctions d'un tel byzantinisme que même leur promoteur commence à s'y perdre, exercices navals menaçants, permis maritimes fantômes...

Mais la tragi-comédie baltique ne s'arrête jamais et nous avons assisté à une nouvelle péripétie digne d'un opéra bouffe. Varsovie vient en effet de piquer une crise de nerfs et a lancé une enquête sur deux bateaux allemands participant aux travaux. Détail absolument croustillant et qui ravira les amateurs de vaudeville, ces bâtiments sont enregistrés... en Pologne !

Inutile de dire que tout ceci appartiendra bientôt, si ce n'est déjà fait, à un âge d'or révolu. Les gazoducs russes vers l'Europe résistaient à la croisade des énergies décarbonées tant que les relations étaient correctes. La rupture profonde, durable qui s'annonce va vraisemblablement à terme sonner le glas des flux entre le Heartland et le Rimland européen.

Si le Nord Stream II ouvrait ne serait-ce que temporairement, il serait maintenant entouré d'adversaires, avec les possibilités accrues de sabotage que cela implique (cf. l'épisode des drones sous-marins). Quant à un éventuel Nord Stream III dont certains commençaient à parler, il n'en sera évidemment jamais plus question.

Autre conséquence géographique catastrophique pour Moscou, l'entrée de la Finlande dans l'OTAN fera passer la frontière otano-russe de 500 km à 1 850 km. Jusqu'ici, seuls deux des trois pays baltes avaient une interface commune, ce qui limitait fortement le front potentiel :

Désormais, c'est open bar :

Avec en prime la menace potentielle sur le goulot menant à Mourmansk, que nous avions évoqué il y a quelques mois :

Malgré sa taille considérable, malgré le manque de défenses naturelles, la Russie a au moins une chance, celle d'être généralement d'un seul tenant. Il existe cependant trois exceptions, trois goulets d'étranglements :

Le premier, face à la Finlande, débouche sur la Carélie, Mourmansk et l'océan Arctique. Le deuxième, entre l'Ukraine (tiens tiens...) et le Kazakhstan, mène à Sochi, devenue quasiment la nouvelle capitale diplomatique russe, puis au Caucase et, depuis 2014, à la Crimée via le pont de Kertch. A l'autre bout du pays, le troisième conduit à l'extrême-orient "utile" du pays et à la mer du Japon.

Cette carte vue du ciel est peut-être plus parlante encore, où l'on voit que les trois pattes de l'ours pourraient être, en théorie, facilement ligotées :

Pour ne rien arranger, les trois boyaux en question contrôlent également l'accès aux trois grands ports (Mourmansk, Sébastopol, Vladivostok) de la flotte russe, dont on sait à quel point la fameuse "tentation des mers chaudes", et même de la mer tout court, a été une obsession stratégique tout au long de l'histoire...

Aussi ne sera-t-on pas surpris de constater que ces trois zones ont toujours été au centre de toutes les préoccupations russes : guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940 pour la première et affrontements sino-soviétiques sur le fleuve Amour dans les années 1960 pour la troisième. Avec la "finlandisation" (dont le terme est d'ailleurs entré dans le vocabulaire courant), c'est-à-dire la neutralité de la Finlande, d'une part et le grand rapprochement entre Moscou et Pékin d'autre part, la situation a finalement été réglée sur ces fronts.

Un point névralgique sur lequel l'OTAN aura désormais une vue imprenable.

A court terme, l'adhésion de la Finlande ne devrait rien changer mais c'est évidemment à long terme qu'il convient d'analyser les choses, particulièrement quand on connaît l'entrisme otanien. Hop, je pose une base ici... j'attends quelques années... tiens, un bouclier anti-missiles...

C'est indéniablement le plus grand revers stratégique de Vladimirovitch depuis qu'il a pris les rênes du pouvoir russe en 1999. Les choses auraient-elles pu prendre une autre tournure à partir du moment où le Kremlin était décidé à intervenir en Ukraine ? Oui, si la guerre avait été bien menée.

La chronologie ne ment pas ; c'est après et seulement après que les Russes ont commencé à pédaler dans la semoule ukrainienne (avril) que Stockholm et Helsinki ont fait acte de candidature (mai). Auparavant, tant que l'ours menait rondement les opérations, les précautionneux Scandinaves s'étaient bien gardé d'émettre le moindre souhait. Ils avaient visiblement appris leurs classiques...

Vir prudens non contra ventum mingit