vendredi 21 février 2014

Les dessous du conflit ukrainien : ne soyez pas naïf.../The bottoms of the Ukrainian conflict: do not be naïve...


Pourquoi Washington et Bruxelles ne veulent pas d’une Ukraine neutre ?

19 février 2014

En 2013, la Maison-Blanche avait alloué 100 millions de dollars pour soutenir le processus démocratique en Ukraine. Tout au début des manifestations, la rencontre entre l’ambassadeur américain, Nuland, et les leaders des partis d'opposition, apparaissait comme un compte-rendu des exécutants des manifestations devant le principal mécène des événements à Kiev. Il est à supposer qu'un consensus ait été trouvé - à en juger par les sourires paisibles des leaders de l'opposition et le commentaire de Nuland en personne, qui a qualifié l'entretien avec l'opposition de fructueux. Comment éviter la manipulation sur l’Ukraine ?

 
Afin de comprendre les événements actuels en Ukraine, il convient de se rappeler quelques notions de base pour commencer : l’indépendance, la neutralité, le capitalisme et la corruption en Ukraine.


Après des siècles de domination d’abord polonaise, puis russe, l’Ukraine a pu avoir une autonomie limitée dans le cadre de l’Union soviétique et enfin l’indépendance depuis la dissolution de cette dernière en 1991. Dans le passé comme aujourd’hui, les Ukrainiens de tous bords sont avant des Ukrainiens qui tiennent énormément à l’indépendance de leur pays : à l’Ouest comme à l’Est. Se réintégrer dans une union soviétique reconstituée leur reste hors de question. Les pressions exercées périodiquement par Moscou, notamment en matière du prix du gaz naturel, ne leur échappe non plus.


Rapprocher l’UE leur plairait, mais en faire partie leur paraît douteux pour des raisons de sagesse populaire[1] et d’intérêts économiques[2]. Certes un Occident mythique leur apparaît comme un paradis[3] et on aimerait y émigrer massivement. Mais il est vrai aussi que Moscou et Kiev ont des systèmes économiques très complémentaires en matières industrielles. Il en résulte qu’inscrite dans la constitution, l’Ukraine est techniquement un pays neutre qui veut le rester, coincée entre Moscou et Bruxelles (Washington). Aussi les qualifications pro-européenne ou pro-russe des manifestants me paraissent-elles hors de propos.


Par ailleurs, dès l’indépendance, le pays a subi l’établissement d’un capitalisme sauvage qui persiste. Les gouvernements successifs ont appliqué les recettes du FMI : libéraliser, privatiser, flexibiliser le travail et avoir aussi peu de gouvernement que possibles (sauf le maintien de l’ordre). Quelques groupes financiers privés géants se sont constitués, alors que le chômage et les inégalités ont explosé. Hors d’une élite urbaine peu nombreuse, la majorité de la population vit dans la misère. Cependant, quelque capitalistes qu’ils soient, ces groupes financiers restent aussi et avant tout ukrainiens.


Enfin, le néolibéralisme a désorganisé l’Etat et le pays. Il a installé un système vaste de corruption publique et surtout privée. L’Etat se confond en partie avec les grands financiers. Ainsi les difficultés économiques se joignent-elles au rejet des gouvernements pour expliquer les manifestations actuelles et antérieures.


Analysons sur cette base les événements récents d’une façon un peu plus approfondie : examinons, pour commencer, la nature des manifestations, puis les négociations médiocres de l’UE, et pour terminer l’attitude du gouvernement et du président ukrainiens et les perspectives du pays.


La nature des manifestations[4]
 

N’étant pas ignares, les Ukrainiens savent que l’UE n’est guère une panacée. Il leur suffit d’observer de ce qui se passait chez leurs voisins occidentaux :


  • Ces vingt dernières années, la décision politique des pays de l’Europe centrale et orientale (PECO) de se joindre à l’UE s’est avérée économiquement désastreuse. En la préparant et après l’adhésion à l’UE, ces pays ont perdu près de la moitié de leur production industrielle et une partie considérable de leur production agricole ;


  • Ces pays ont aussi subi une dévaluation du potentiel humain de la population, avec une réduction sensible des conditions de travail, une fuite massive des cerveaux et une émigration des plus jeunes non moins importante


  • Ils ont perdu le contrôle de leur système bancaire et de leurs principales entreprises, qui ont été absorbées par les multinationales principalement européennes. Certains de ces pays étant fort endettés auprès des banques, leur dépendance est devenue quasi absolue ces dernières années.


Dans l’hypothèse de l’association de l’Ukraine, celle-ci n’avait guère de raisons d’espérer un meilleur sort. Dans les propositions budgétaires modestes de l’UE, l’Ukraine ne pouvait guère voir une compensation quelconque. Une partie modeste de la population ukrainiennerefuse de prendre en considération cet aspect des choses, et manifeste avec le soutien visible d’un certain nombre de politiciens et diplomates ouest-européens et américains.


Qui sont les manifestants ? Outre les badauds non organisés, il existerait quatre groupes significatifs :
 
 
  • le mouvement de Timochenko qui a dirigé un de ces gouvernements corruptes dont il est questions ci-dessus ;


  • le mouvement de l’ex-boxeur Klitchka qui apparaît comme un « chevalier blanc » ;


  • le parti Svoboda de droite nationaliste, fascisante et antisémite, surtout de l’Ukraineoccidentale, soutenu publiquement par Le Pen, Vlaams Belang, Jobbik ;


  • le parti communiste, tout à fait modeste.


En outre, manifestent des groupuscules de toute sorte et notamment un groupe d'extrême droite et nazi composé entre autres de « casseurs » de manifestation.


Dans les manifestations qui durent depuis plus de deux mois, il convient de distinguer deux phases : une première où les manifestations exprimaient le mécontentement devant le refus du gouvernement de signer l’accord d’association avec l’UE - celles-ci ont duré quelques deux semaines ; puis, une seconde phase pendant laquelle - et qui dure encore - une opposition générale au gouvernement qui s’est affirmée. Au moment le plus fort, les manifestions n’ont mobilisé qu’au maximum 1% de la population. Au fil des temps, les figures de proue du mouvement se différenciaient. Les uns prêtent à négocier avec le gouvernement, les autres étant plus radicales le refusent aussi longtemps que le président ne démissionnera pas.


Il a été remarqué que les manifestants en grand nombre ont été transportés par des centaines de cars et proviennent surtout de l’Ukraine occidentale. Ils portaient surtout au début des casques de couleur orange. A ma connaissance, ni des cars ni des casques ne tombent du ciel, même en Ukraine. C’est à partir de ces faits que l’on suppose une « aide » étrangère dans les mouvements de protestation[5]. En 2013, la Maison-Blanche avait alloué 100 millions de dollars pour soutenir le processus démocratique en Ukraine. Tout au début des manifestations, la rencontre entre l’ambassadeur américain, Nuland, et les leaders des partis d'opposition, apparaissait comme un compte-rendu des exécutants des manifestations devant le principal mécène des événements à Kiev. Il est à supposer qu'un consensus ait été trouvé – à en juger par les sourires paisibles des leaders de l'opposition et le commentaire de Nuland en personne, qui a qualifié l'entretien avec l'opposition de fructueux.


La stratégie non militaire des Etats-Unis d'Amérique, c’est-à-dire la mobilisation des moyens financiers dégagés via leurs ambassades, fondations et ONG, qui permettent d'entretenir à travers le monde des milliers d'associations et des dizaines de milliers ou plus de politiques, de "militants de la société civile" et de journalistes dans la propagation des thèmes et des images de la propagande américaine, fonctionne bien entendu en Ukraine aussi. Un sujet qui dérange, bien sûr, et dont les médias francophones préfèrent généralement ne pas parler. L'avantage de beaucoup de fondations des EUA, pour ceux qui désirent s'informer, c'est qu'elles sont parfois transparentes.


Du reste, devant 200 000 manifestants anti-gouvernementaux (chiffres occidentaux probablement biaisés) le sénateur américain John McCain a déclaré le 15 décembre 2013 « Le monde libre est avec vous, l'Amérique est avec vous, je suis avec vous.  »[6] Lui et un autre du Sénat américain ont rencontré divers représentants de l'opposition comme l'ex-champion de boxe Vitaly Klitchko, l'ex-ministre de l'économie Arseny Yatsenyouk et le nationaliste de droite antisémite Oleh Tyahnybog, dirigeant de Svoboda. 


Au même moment, le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique suit aussi la pente de l'ingérence « Je ne vais pas entrer dans les détails mais nous envisageons certaines options politiques —bien évidemment aucune décision n'a été prise— et les sanctions en font partie », a déclaré la porte-parole de la diplomatie américaine Jennifer Psaki. Le même jour également, le secrétaire américain à la Défense Chuck Hagel a mis en garde son homologue ukrainien Pavlo Lebedev contre tout envoi de soldats contre les opposants : « Il a souligné les dégâts que pourraient causer toute intervention de l'armée pour réprimer les manifestations ».[7]

Franchement, on peut se demander quelle serait la réaction des « Occidentaux » ou de nos « Atlantistes » si les députés russes se promenaient et manifestaient dans les rues de Kievou de Bruxelles contre le gouvernement du pays, si les ONG russes proches du gouvernement soutenaient des manifestations à Vienne (capitale d’un pays neutre commel’Ukraine) ou si les ministères des affaires étrangères et de défense à Moscou profanaientou menaçaient le président ou les ministres américains.


Les illusions de Bruxelles (Washington) ou une mauvaise négociation ?


Plus fondamentalement, avec sa politique du « voisinage », l’UE a en réalité tenté à « arracher » l’Ukraine à la Russie. Elle n’a pas pris au sérieux la volonté des Ukrainiens de ne pas vouloir s’aligner à l’un au détriment de l’autre. Il n’est guère étonnant que la tentative ait échoué. Cette même volonté d’indépendance s’exprime lorsque Moscou presse Kiev d'adhérer à l'Union douanière créée par la Russie avec d'autres ex-républiques soviétiques.


Or Bruxelles a déclaré, à tort, incompatible cette adhésion avec l’accord d’association négocié. Ce type de négociations sert précisément àu' rechercher des compatibilités si l’on veut l’adhésion et du bien de l’Ukraine. De plus, l’UE comporte 5 à 6 pays neutres. Il aurait été intéressant de les associer aux négociations afin de souligner que l’UE admette en son sein des pays neutres. Un peu imprudemment, les diplomates européens auraient laissé entendre à leurs interlocuteurs ukrainiens que l’association est le chemin royal à l’intégration pure et simple à l’UE. Du reste, l’UE refuse assez maladroitement d’entrer sans visa, même à terme ou sous forme de promesse vague, des Ukrainiens, tant désiré par ces derniers.


L’UE n’a au fond jamais accepté la politique de neutralité de l’Ukraine et ce, peut-être, sous l’influence des EUA. De son côté, Washington essaie constamment de grignoter la position de la Russie, et ici par le biais de l’Ukraine. Le secrétaire générale de l’OTAN se permet de sermonner la Russie à propos de l’Ukraine. Moscou évidemment ne se laisse pas faire et procède à des manœuvres diplomatiques habituelles des grandes puissances par l’usage alterné de la carotte et du bâton. L’OTAN a déjà été arrêtée dans son expansion vers l’Est en 2008 lorsque, avec le soutien de certains milieux de Washington, la Géorgie s’est attaquée à la Russie et a lamentablement échoué.


Il faut bien dire qu’en suspendant son accord d’association à l’UE, l’Ukraine a peut-être échappé de justesse à la mise en coupe réglée de son agriculture et de ses manufactures par des multinationales financières et agroalimentaires européennes et américaines qui en auraient profité en outre pour prendre le contrôle des millions d'hectares de terres les plus riches du monde. Du reste, l’UE a fait semblant d’oublier que l’Ukraine est ipsofacto militairement neutre par disposition constitutionnelle et dès lors n’en tire aucune conclusion quant à ses démarches futures[8]. C’est dommage à la fois pour le peuple ukrainien et les démocrates au sein de l’UE.


L’attitude du gouvernement ukrainien et les perspectives du pays


Désormais, il ne reste à l'Ukraine que d’attendre de meilleures conditions pour signer un accord d'association avec l'UE. Le président ukrainien a défini cinq conditions pour que son pays signe l'accord d'association avec l'UE. Il s’agit notamment de :


  • la restauration de la coopération avec le Fonds monétaire international (FMI) ;


  • la révision des relations commerciales Ukraine-UE ;


  • la participation de l’UE dans la modernisation du système de transport du gaz ;


  • la levée de contradictions dans la coopération économique de l’Ukraine avec la Russie et les pays de l’Union douanière.


Le principal argument de Kiev contre l'accord commercial, c'est qu'il coûterait trop cher. Une des raisons pour lesquelles l'intégration de l'Ukraine avec l'UE coûterait tant est qu'elle empêcherait l'accès aux marchés traditionnels russes. L'UE s'est déclaré n'être pas en mesure de financer le manque à gagner ou de supprimer les visas d’entrée à l’UE pour les Ukrainiens. Cependant l'Ukraine a clairement fait comprendre qu'elle restait engagée à une intégration européenne et adhérait à ses idéaux. L'UE a aussi précisé qu'elle laissait ses portes ouvertes. En attendant, le gouvernement poursuit ses efforts de rendre économiquement le pays moins dépendant de la Russie.


Pendant les manifestations, le président Ianoukovitch a effectué une visite en Chine en décembre 2013. La Chine aidera l'Ukraine à produire du gaz synthétique à partir de charbon. Elle y investit pour une valeur de quelque € 6,4 milliards, après un prêt de € 8 milliards. Cet investissement vise à aider l'économie ukrainienne et, en cours d'année, les deux pays ont signé un accord agricole, dans le cadre duquel la Chine prend un engagement d'envergure en faveur du secteur agricole ukrainien pour les 50 prochaines années. Dans le cadre de l'arrangement, la Chine louera à bail de vastes terres agricoles et par la même occasion améliorera l'infrastructure ukrainienne. Au final, la Chine et l'Ukrainecultiveront conjointement près de trois millions d'hectares de terres - une surface de la taille de la Belgique.


Par ailleurs, l’Ukraine a signé un accord de fourniture de gaz avec la Slovaquie en janvier 2014. Selon l'accord, un renversement du sens de la circulation du gaz sera mis en place entre les deux pays. Ainsi Kiev pourrait acheter du gaz naturel à l’UE et en importer chaque année au moins 10 milliards de mètres cubes de gaz via la Slovaquie. Mais l'Ukraine achète du gaz à l’UE à environ 400 dollars les 1 000 mètres cubes, alors que la Russie le lui vendait à un prix de 268,5 dollars les 1.000 mètres cubes au premier trimestre de 2013. Il n’empêche que le pays s'approvisionne également en gaz auprès de l’énergétique allemandRWE en l'important via la Pologne et la Hongrie. L'an dernier, l'Ukraine n’a importé que de deux milliards de mètres cubes environ de gaz d'UE, alors qu’en 2013, l'Ukraine a acheté à la Russie 28 milliards de mètres cubes de gaz.


Washington et Bruxelles devraient bien se garder de soutenir l’extrême-droite qui annonce « la guerre civile » et la mise au ban internationale du président[9]. Sans doute il y a une part de la responsabilité qui incombe aux dirigeants européens et américains qui sont venus à Kiev jeter de l’huile sur le feu, faisant croire aux opposants la possibilité d’une victoire facile. Il est simplement stupide que les « quatre pays de Visegrád » (la Pologne, la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie) décident de créer un groupe d’armé commun, faisant suite aux événements en Ukraine. Notre presse pourrait aussi être plus prudente. Il n’y a guère qu’un journal français respectable (sic !) a titré comme cela : « Ukraine : vers un protectorat russe ? »


Du reste, le gouvernement continue à négocier avec les représentants démocratiques de l’opposition (le 1.2.2014). La démission du gouvernement et l’annulation des dispositions répressives sont déjà acquises. Nonobstant cela, des groupes d’opposants « prennent le pouvoir » dans certaines villes de province occidentales, des rumeurs de projets de coups d’état se multiplient, et l’armée semble aussi s’impatienter. Tous ceci est sans doute inquiétant. La chute du président me paraît peu probable mais toujours possible. Est-elle souhaitable ? L’exécutif ukrainien a été élu dans le respect des critères démocratiques et, vu la médiocrité du système juridique ukrainien, il me paraît dommageable de l’affaiblir encore plus. Par contre la pression de la rue pourra bien réduire le nombre des décisions arbitraires dans le domaine économique, de prendre des dispositions contre la corruption et d’annuler les mesures antisociales.
 
 

[1] Proximités de langue, de culture et de religion, aussi bien que par des familles : mariages mixtes depuis des siècles.
 
 
[2] L’Ukraine entretient un commerce extérieur plus développé vers la Russie que vers l’UE.
 
 
[3] Essayez d’expliquer à Kijev que le chômage est aussi important en Belgique qu’en Ukraine.
 
 
[4]Voir notamment CHAUVIER, Jean-Marie, EuroMaïdan ou la « bataille d’Ukraine », in : POLITIQUE. Revue de débats, n° 83, Janvier-février 2014 ainsi que SAMARY, Catherine, La société ukrainienne entre ses dirigeants et à sa Troika, in : Les Possibles, à paraître en 2014 et les ouvrages cités en note n° 2.
 
 
[5] MILNE, Seumas, In Ukraine, fascists, oligarchs and western expansion are at the heart of the crisis, in : The Guardian, 29 January 2014.
 
 
[6] Cela me rappelle les mêmes paroles prononcées par Washington au moment de la révolution hongroise de 1956 que j’ai vécu à Budapest. Ces paroles à l’époque n’ont abouti à aucun résultat tangible mais ont causé beaucoup de chagrin.
 
 
[7] Voir Ukraine : les Etats-Unis menacent, et McCain rencontre l'extrême-droite, in :AtlasAlternatif, 16 décembre 2013.
 
 
[8] FOUCHER, Michel, L’Ukraine doit être un Etat neutre entre l’UE et la Russie, Le Monde, 20.12.2013. ; GUJER, Eric, Die EU und die Zukunft der Ukraine. Europas Krämerseelen, in :Neue Zürcher Zeitung, 25.1.2014 ; MÜLLER-HÄRLIN, Berhard, Die Ukraine umarmen, in :Neue Zürcher Zeitung, 12.11.2013.
 
 
[9] En Europe occidentale, nous avons peu de leçons à donner à l’Ukraine. Les répression récentes à Paris comme à Francfort ont été fort brutales et ont eu recours aux mêmes « outils » répressifs. 

Source : http://www.michelcollon.info/Comment-eviter-la-manipulation-sur.html
Source : mondialisation.ca

dimanche 16 février 2014

samedi 15 février 2014

Conspirationnisme : la paille et la poutre, par Frédéric Lordon / Conspirationnisme: the straw and the beam, by Frédéric Lordon



Encore un grand billet de Frédéric Lordon. C’est un peu plus dur vers le premier tiers, mais ne manquez surtout pas la seconde moitié, qui coule très facilement et brillamment…
Le peuple est bête et méchant, le peuple est obtus. Au mieux il pense mal, le plus souvent il délire. Son délire le plus caractéristique a un nom : conspirationnisme. Le conspirationnisme est une malédiction. Pardon : c’est une bénédiction. C’est la bénédiction des élites qui ne manquent pas une occasion de renvoyer le peuple à son enfer intellectuel, à son irrémédiable minorité. Que le peuple soit mineur, c’est très bien ainsi. Surtout qu’il veille à continuer d’en produire les signes, l’élite ne s’en sent que mieux fondée à penser et gouverner à sa place.

Pour une pensée non complotiste des complots (quand ils existent)

 Il faudrait sans doute commencer par dire des complots eux-mêmes qu’ils requièrent d’éviter deux écueils symétriques, aussi faux l’un que l’autre : 1) en voir partout ; 2) n’en voir nulle part. Quand les cinq grandes firmes de Wall Street en 2004 obtiennent à force de pressions une réunion longtemps tenue secrète à la Securities and Exchange Commission (SEC), le régulateur des marchés de capitaux américains, pour obtenir de lui l’abolition de la « règle Picard » limitant à 12 le coefficient de leviérisation globale des banques d’affaires [1], il faudrait une réticence intellectuelle confinant à l’obturation pure et simple pour ne pas y voir l’action concertée et dissimulée d’un groupe d’intérêts spécialement puissants et organisés – soit un complot, d’ailleurs tout à fait couronné de succès. Comme on sait les firmes de Wall Street finiront leviérisées à 30 ou 40, stratégie financière qui fera leur profits hors du commun pendant la bulle… et nourrira une panique aussi incontrôlable que destructrice au moment du retournement. Des complots, donc, il y en a, en voilà un par exemple, et il est de très belle facture.
Sans doute ne livre-t-il pas à lui seul l’intégralité de l’analyse qu’appelle la crise financière, et c’est peut-être là l’une des faiblesses notoires du conspirationnisme, même quand il pointe des faits avérés : son monoïdéisme, la chose unique qui va tout expliquer, l’idée exclusive qui rend compte intégralement, la réunion cachée qui a décidé de tout. Exemple type de monoïdéisme conspirationniste : Bilderberg (ou la Trilatérale). Bilderberg existe ! La Trilatérale aussi. Ce n’est donc pas du côté de l’établissement de ce (ces) fait(s) que se constitue le problème (comme ça peut être le cas à propos du 11 septembre par exemple) : c’est du côté du statut causal qu’on leur accorde. Ainsi donc de Bilderberg ou de la Trilatérale érigées en organisateurs uniques et omnipotents de la mondialisation néolibérale. Pour défaire le monoïdéisme de la vision complotiste, il suffit de l’inviter à se prêter à une expérience de pensée contrefactuelle : imaginons un monde sans Bilderberg ni Trilatérale, ce monde hypothétique aurait-il évité la mondialisation néolibérale ? La réponse est évidemment non. Il s’en déduit par contraposition que ces conclaves occultes n’étaient pas les agents sine qua non du néolibéralisme, peut-être même pas les plus importants. Et pourtant ceci n’est pas une raison pour oublier de parler de Bilderberg et de la Trilatérale, qui disent incontestablement quelque chose du monde où nous vivons.
Il suffirait donc parfois d’un soupçon de charité intellectuelle pour retenir ce qu’il peut y avoir de fondé dans certaines thèses immédiatement disqualifiées sous l’étiquette désormais infamante de « conspirationnistes », écarter leurs égarements explicatifs, et conserver, quitte à les réagencer autrement, des faits d’actions concertées bien réels mais dont la doctrine néolibérale s’efforce d’opérer la dénégation – il est vrai qu’il entre constitutivement dans la vision du monde des dominants de dénier génériquement les faits de domination (salariés et employeurs, par exemple, sont des « co-contractants libres et égaux sur un marché du travail »…), à commencer bien sûr par tous les faits de ligue explicite par lesquels les intérêts dominants concourent à la production, à la reproduction et à l’approfondissement de leur domination. Dans un débat public médiatique qui n’a pas son pareil pour saloper irrémédiablement n’importe quelle question, il est donc probablement sans espoir d’imaginer définir une position intermédiaire qui tiendrait ensemble et la régulation contre certains errements extravagants (jusqu’au scandaleux) de la pensée conspirationniste, et l’idée que la domination, si elle est principalement produite dans et par des structures, est aussi affaire pour partie d’actions collectives délibérées des dominants – mais faire ce genre de distinction est sans doute trop demander, et on voit d’ici venir les commentaires épais qui feront de ce propos une défense apologétique du complotisme et des complotistes…
On pourrait arguer que l’analyse sociologique ou politologique de ces actions concertées, précisément, se déploie hors des schèmes intellectuels caractéristiques du conspirationnisme : monoïdéisme, exclusivisme, attraction sans partage pour l’occulte, ignorance corrélative pour tous les effets impersonnels de structure, etc. [2] Et ce serait parfaitement exact ! C’est bien pourquoi il serait temps de faire la part des complots – comme faits avérés, puisqu’il en existe certains – et du complotisme – comme forme générale –, soit d’en appeler, en quelque sorte, à une pensée non complotiste des complots, c’est-à-dire aussi bien : 1) reconnaître qu’il y a parfois des menées concertées et dissimulées – on pourra les appeler des complots, et 2) refuser de faire du complot le schème explicatif unique de tous les faits sociaux, ajouter même que de tous les schèmes disponibles, il est le moins intéressant, le moins souvent pertinent, celui vers lequel il faut, méthodologiquement, se tourner en dernier… et ceci quoiqu’il ait parfois sa place ! Et il faudrait surtout consolider cette position intermédiaire à l’encontre de tous ceux pour qui maintenir l’amalgame des complots et du complotisme a l’excellente propriété de jeter le bébé avec l’eau du bain, en d’autres termes de garantir l’escamotage des faits de synarchie avec la disqualification de la forme « complotisme ».

Le conspirationnisme comme symptôme politique de la dépossession

Tout ceci cependant est dire à la fois trop et trop peu quand, du conspirationnisme, il est possible de prendre une vue latérale qui vient quelque peu brouiller l’image de ses habituelles dénonciations, et puis, plus encore, celle de ses frénétiques dénonciateurs. Sans doute trouve-t-on de tout à propos du conspirationnisme : des tableaux sarcastiques de ses plus notoires délires (le fait est qu’il n’en manque pas…), des revues de ses thèmes fétiches, jusqu’à de savantes (pitoyables) analyses de la « personnalité complotiste » et de ses psychopathologies. Mais d’analyse politique, point ! La puissance des effets de disqualification, la force avec laquelle ils font le tri des locuteurs, les caractéristiques sociales associées à ce tri même, la réservation de la parole légitime à certains et l’exclusion absolue des autres, procédant là aussi par un effet d’amalgame qui confond dans l’aberration mentale, puis dans l’interdiction de parler, toute une catégorie, voire un ensemble de catégories sociales, à partir de quelques égarés isolés, ceci pour faire du discours politique l’affaire monopolistique des « représentants » assistés des experts : tous ces mécanismes devraient pourtant attirer l’attention sur les enjeux proprement politiques engagés dans le « débat sur le conspirationnisme » – au lieu de quoi il n’est matière qu’à gloussements ou cris faussement horrifiés puisque, si isolées soient-elles, les saillies conspirationnistes fournissent la meilleure raison du monde à la dépossession.
Dépossession : tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée politique dans le fait social – et non pas psychique – du conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens – accès à l’information, transparence des agendas politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de masse) etc. Décidément l’événement politique le plus important des deux dernières décennies, le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 a montré ce que peut, pourtant dans un extraordinaire climat d’adversité, un corps politique auquel on donne le temps de la réflexion et du débat : s’emparer des matières les plus complexes et se les approprier pour produire un suffrage éclairé.
Hors de ces conditions exceptionnelles, tous les moyens ou presque de faire sens des forces historiques qui l’assaillent et surtout d’avoir part aux délibérations qui décident de son destin lui sont refusés. Or, remarque Spinoza, le quant-à-soi ne saurait connaître aucune suspension : « nul ne peut céder sa faculté de juger » (Traité politique), aussi celle-ci s’exerce-t-elle comme elle peut, dans les conditions qui lui sont faites, et avec l’acharnement du désespoir quand au surplus elle n’a que son malheur à penser. Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public. Aussi est-il de la dernière ineptie de reprocher au peuple ses errements de pensée quand on a si méthodiquement organisé sa privation de tout instrument de pensée et sa relégation hors de toute activité de pensée. Cela, nul ne le dit mieux que Spinoza : « Il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler. La suspension du jugement est en effet une vertu rare. Donc pouvoir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la stupidité. Si la plèbe en effet pouvait se tempérer, suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît mal, et juger correctement à partir du peu d’éléments dont elle dispose, elle serait plus digne de gouverner que d’être gouvernée » (Traité politique, VII, 27).

L’apprentissage de la majorité (à propos de la « loi de 1973 »)

Mais plus encore que de la dépossession, le conspirationnisme, dont les élites font le signe d’une irrémédiable minorité, pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de se figurer le monde sans elles. Il ne lui manque qu’une chose pour y entrer complètement, et s’extraire des chausse-trappes, telle celle du conspirationnisme, dont tout débat public est inévitablement parsemé : l’exercice, la pratique, l’habitude… soit tout ce que les institutions de la confiscation (représentation, médias, experts) lui refusent et qu’il s’efforce néanmoins de conquérir dans les marges (associations, éducation populaire, presse alternative, réunions publiques, etc.) – car c’est ens’exerçant que se forment les intelligences individuelles et collectives.
Le débat sur la « loi de 1973 », interdisant supposément le financement monétaire des déficits publics devrait typiquement être regardé comme l’une des étapes de cet apprentissage, avec son processus caractéristique d’essais et d’erreurs. Bien sûr la « loi de 1973 », objet dans certaines régions de l’Internet d’une activité effervescente, a connu son lot d’embardées : depuis la vidéo à ambiance complotiste de Paul Grignon,Money as Debt, portant au jour une gigantesque conspiration monétaire – ce sont les banques privées qui créent la monnaie – dont les termes pouvaient cependant être lus dans n’importe quel manuel d’économie de Première ou de Terminale SES !, jusqu’à la lourde insistance à renommer la loi, d’abord « loi Pompidou » mais pour mieux arriver à « loi Rothschild », où certains ne verront qu’une allusion aux connexions du pouvoir politique et de la haute-finance [3] quand d’autres y laisseront jouer toutes sortes d’autres sous-entendus…
Au milieu de toutes ces scories, un principe de charité politique pourrait cependant voir : 1) ce petit miracle des non-experts se saisissant d’une question à l’évidence technique mais que ses enjeux politiques destinent au débat le moins restreint possible : la monnaie, les banques ; 2) le surgissement, peut-être désordonné mais finalement salutaire, d’interrogations sur la légitimité des taux d’intérêt, le financement des déficits publics, les figures possibles de la souveraineté monétaire, la place adéquate des émetteurs de monnaie dans une société démocratique ; 3) une intense activité polémique, au meilleur sens du terme, avec production kilométrique de textes, lancement de sites ou de blogs, controverses documentées en tous sens, etc. Tout ceci, oui, au milieu d’ignorances élémentaires, de quelques dérapages notoires et de fausses routes manifestes – certains parmi les plus acharnés à dénoncer la loi de 1973 commencent à s’apercevoir qu’ils ont poursuivi un fantôme de lièvre [4] … Mais pourtant comme un exercice collectif de pensée qui vaut en soi bien mieux que toutes ses imperfections, et dans lequel, tout sarcasme suspendu, il faudrait voir un moment de ce processus d’apprentissage typique de l’entrée dans la majorité. Sans surprise, des trébuchements de l’apprentissage les élites installées tirent parti pour refuser l’apprentissage même. On les comprend : il y va précisément de la dépossession des dépossédeurs.

À conspirationniste, conspirationniste et demi !

Mais les appeler « élites », n’est-ce pas beaucoup leur accorder ? Et que valent les élites en questions à l’aune même des critères qu’elles appliquent aux autres ? Répondre complètement à cette question exigerait de reparcourir l’interminable liste des erreurs accablantes de diagnostic, de pronostic, de conseils malavisés, innombrables foirades des experts, calamités « intellectuelles » à répétition, obstination dans l’erreur, passion pour le faux : avec une systématicité qui est en soi un phénomène, tous les précepteurs de la mondialisation néolibérale se sont trompés. Mais puisqu’il est question ici du conspirationnisme, c’est bien sur ce terrain qu’il faut les prendre. Car voilà toute la chose : à conspirationniste, conspirationniste et demi… Où il apparaît que la supposée élite y tombe aussi facilement que le bas peuple ! Qui voudrait faire du conspirationnisme un dérèglement n’aurait alors pas d’autre issue que de constater combien largement il est répandu – et que les frontières sociales sont rien moins qu’hermétiques sous ce rapport.
De ce point de vue c’est peut-être l’affaire DSK qui aura le plus spectaculairement déchiré le voile. Car jamais on n’aura vu théories du complot fleurir aussi allègrement dans les plus hautes sphères du commentariat. Les politiques, surtout du PS, sont évidemment les premiers à y choir, quitte à ce que ce soit sur le mode de la prétérition, ainsi Jean-Christophe Cambadélis dans une déclaration fameuse : « Je ne suis pas un adepte des complots mais…  [5 », suivi comme il se doit par une série de conjectures dont la conspiration est la seule conclusion logique ; Jacques Attali qui d’ordinaire sait bien voir les abîmes de la pensée conspirationniste mais, quand il s’agit de DSK, évoque d’abord l’hypothèse d’une« manipulation » [6] ; François Loncle, député PS qui assure pour sa part« qu’il n’y a pas de complot » [7] mais « un coup monté » [8], c’est très différent. « La thèse du complot se répand sur le web » titre un des articles de Libération [9] – « sur le web », n’est-ce pas, en aucun cas dans les pages du papier… Mais il faut bien l’avouer, jamais on n’aura vu « thèse du complot » si amplement exposée et si aimablement relayée dans les colonnes de la grande presse, quitte à ce que ce soit pour la discuter, voire la réfuter, en tout cas sans qu’il soit jugé indigne cette fois d’en faire la mention ou de ridiculiser ceux dans la bouche de qui elle est d’abord venue.

D’un certain conspirationnisme européiste

Les illustrations les plus spectaculaires cependant ne sont pas forcément les meilleures, et si elle a fait la démonstration édifiante de ce que valent les régulations de la classe oligarchique – à savoir rien – en situation de grande tension – par exemple quand il s’agit de sauver de l’opprobre son meilleur espoir –, l’affaire DSK demeure trop exceptionnelle pour être parfaitement significative. Autrement parlantes les pulsions conspirationnistes qui émaillent à répétition le discours de la crise européenne, à plus forte raison quand elles se donnent libre cours dans l’un des journaux les plus rigoureusement donneur de leçon anti-conspirationniste, Libération, et sous la plume de son journaliste le plus attaché à traîner dans la boue – y compris pour conspirationnisme – toute position de gauche critique de l’Europe telle qu’elle est, Jean Quatremer, auteur par exemple d’un magnifique « Quand l’euroscepticisme mène au conspirationnisme » [10].
Mais voilà : depuis que son objet chéri est en crise et attaqué de toutes parts, Jean Quatremer n’en finit pas de voir des complots partout. « Presse anglo-saxonne », « marchés financiers américains », « agences de notation », « hedge funds » : la monnaie unique européenne, pourtant plus franche que l’or, est la cible de pernicieuses entreprises de déstabilisation délibérée, orchestrées qui plus est par la plus maléfique des entités : « la finance anglo-saxonne ». Pour qui douterait qu’un esprit fondamentalement sain, puisque européen, ait pu ainsi être infecté par la maladie du complot, florilège de titres : « Les agences de notation complices des spéculateurs ? » (21 septembre 2011), « Les marchés financiers américains attaquent l’euro » (6 février 2010), « Comment le Financial Times alimente la crise » (30 mai 2010), « Moody’s veut la peau du triple-A français » (21 novembre 2011), « Les banques allemandes contre la zone euro » (31 juillet 2011), « Le jeu trouble de Reuters dans la crise de la zone euro » (29 juillet 2012).
Et l’intérieur est à l’avenant de la devanture : « Il apparaît de plus en plus clair (sic) que des banques et des fonds spéculatifs américains jouent l’éclatement de la zone euro » [11] – le complot est donc d’abord anglo-saxon. C’est l’imperméabilité à tout argument rationnel qui atteste l’intention concertée de nuire : « le problème est qu’il ne sert à rien d’expliquer que la faillite de la Grèce est totalement improbable » [12], commentaire qui, au passage, prend toute sa saveur avec le recul, et plus encore après que son auteur se fut cru suffisamment clairvoyant pour décerner un « Audiard d’or » à Emmanuel Todd annonçant l’explosion de l’euro [13] – il est vrai que toute prédiction de malheur à l’encontre de l’objet chéri ne peut être, au choix, qu’une grotesque bouffonnerie ou une ignoble trahison.
En tout cas la perfidie anglo-saxonne a de puissants relais, les médias par exemple dont « le biais anti-euro (…) est difficilement contestable » [14], les agences de presse également, à l’image de Reuters et de son « jeu trouble dans la crise de la zone euro » [15]. Ainsi, par inconscience ou par malignité, on ne sait, donc par malignité, « les médias accroissent la panique des marchés ». Pour ce qui est du Financial Times en tout cas, l’explication n’est pas douteuse : « pris dans le sac du mensonge (…) il manipule l’information et colporte des rumeurs » [16] le 26 novembre 2010 – le 30 mai déjà il en était« à son second mauvais coup » [17]. Une année plus tard cependant, « les marchés financiers américains » ne sont plus les seuls agents de la cinquième colonne, ce sont les banques allemandes qui sont occupées à« mettre le feu à la zone euro » [18] – et l’ennemi est maintenant à l’intérieur. Peu importe que jusqu’ici l’Allemagne en (toutes) ses institutions ait été la figure même de la vertu, le vrai moteur de l’Europe, dont le couple avec la France patati patatère – maintenant ce sont des traîtres. La circonscription de la conspiration peut donc varier, mais pas le fait conspirationniste lui-même, puisque la construction monétaire européenne est si parfaitement conçue qu’il faut nécessairement une ligue de forces occultes pour la renverser.
Si le mal organisé est partout, il n’en a pas moins son superlatif en les agences de notation : elles sont les « complices des spéculateurs » [19].« Allons plus loin : qui a déclenché la panique sur la dette française ? Moody’s justement (…) Bref encore une fois les agences viennent donner un coup de main aux spéculateurs pour déstabiliser les marchés » [20]. Il est donc temps de poser la vraie question : « Alors complot des agences de notation qui servent ainsi leurs maîtres principaux, les banques d’affaires, les hedge funds, etc. ? (…) Laurence Parisot, la patronne du Medef en est persuadée » [21]. Bien sûr il reste des amis de l’Europe, donc de Jean Quatremer, qui n’ont pas encore complètement perdu les pédales et tentent de le rattraper. Par fidélité un peu réticente mais impressionné par l’incontestable crédit européen de son interlocuteur, Quatremer cite Jean Pisani-Ferry qui lui explique que les agences ne font jamais que ratifier avec retard des anticipations de longue date incorporées dans les positions des investisseurs… Il lui fallait au moins cette poche à glace pour se persuader que « crier au complot ne sert de toute façon à rien sinon à soulager ses nerfs » [22]. Donc Jean Quatremer a d’abord très fort envie de crier au complot – si fort que ça s’entend à longueur de billets –, puis, instruit par ses précepteurs de toujours, se convainc, mais difficilement, qu’il ne sert à rien d’y céder – moyennant quoi ses nerfs ne sont qu’à demi-soulagés, raison pour laquelle il y revient sans cesse.
Hedge Funds, médias, presse anglo-saxonne, agences de presse, marchés financiers américains, agences de notation, partout des malfaisants ligués contre l’objet chéri. De cette sorte de crumble intellectuel, les agences de notation sont peut-être l’ingrédient le plus caractéristique, boucs émissaires périphériques de toute une structure qui s’exprime par elles [23] – mais qu’évidemment on ne mettra jamais en question. Car les agences de notation, comme dans une moindre mesure la presse financière, sont les agents les plus représentatifs de la finance déréglementée comme pouvoir de l’opinion – l’opinion des investisseurs s’entend, et exclusivement celle-ci, mais opinion d’une foule traversée de croyances, très faiblement régulées par la rationalité, et pourtant base de jugements, le plus souvent mimétiquement polarisés, à partir desquels des masses immenses de capitaux sont mises en mouvement. Il faudrait donc expliquer à Jean Quatremer que la finance libéralisée, si constamment encouragée par la construction européenne, c’est cela même !, que dans cet ensemble, il entre constitutivement, et non accidentellement, rumeurs, erreurs, errances, absurdités, idées fausses, informations biaisées – Jean Quatremer s’est-il jamais ému pendant toutes les belles années qu’on voie d’incertaines start-up comme des eldorados de profit, ou bien la finance structurée comme la martingale définitive contre le risque de crédit, et l’explosion des titres adossés à l’endettement des ménages comme une géniale trouvaille ? De ce point de vue, et erreur pour erreur, les marchés sont sans doute plus près du vrai en anticipant la décapilotade de l’euro, qu’ils ne l’étaient alors…
Mais dans la vision du monde de Jean Quatremer, la finance est bonne… jusqu’à ce qu’elle s’en prenne à son talisman. On lui fera néanmoins observer qu’il y a une certaine logique, et comme une justice immanente, à ce que l’Europe modèle Maastricht-Lisbonne qui a sans relâche promu la finance périsse par la finance. Car enfin qui a fait le choix de remettre entièrement les politiques économiques entre les mains de ce pouvoir déréglé qu’est la finance libéralisée ? Qui a décidé d’instituer les marchés obligataires comme puissance disciplinaire en charge de la normalisation des politiques publiques ? Qui a voulu constitutionnaliser la liberté de circulation des capitaux qui offre à ce régime son infrastructure ?

Non pas les agents du mal mais la force des structures

En fait c’est là la chose que Jean Quatremer a visiblement du mal à comprendre – déficience par quoi d’ailleurs il verse immanquablement dans le conspirationnisme, qu’il dénonçait chez les autres à l’époque où « tout allait bien » (pour lui) –, les crises s’expliquent moins par la malignité des agents que par l’arrivée aux limites des structures. Il est vrai qu’ayant toujours postulé la perfection de son objet, donc l’impossibilité de sa crise, il n’a pas d’autre hypothèse sous la main pour en penser la décomposition : celle-ci ne peut donc être que le fait des méchants (et des irresponsables : Grecs, Portugais, Espagnols…).
Or on peut dire de la construction européenne la même chose que de n’importe quelle autre configuration institutionnelle : les comportements, même destructeurs, des agents n’y sont pas le fait d’un libre-arbitre pervers mais de leurs stratégies ordinaires telles qu’elles ont été profondément conformées par l’environnement structurel dans lequel on les a plongés… quitte à ce que ces structures, laissées à leur simple fonctionnement, produisent in fine leur propre ruine : la Deutsche Bank lâche la dette italienne, non par trahison anti-européenne [24], mais par simple fidélité à la seule chose qu’elle ait à cœur : son profit – et si l’on veut des banques qui aient à cœur d’autres choses, il va falloir se pencher sur leurs statuts autrement que par fulmination et vœux pieux interposés. De même, les spéculateurs spéculent… parce qu’on leur a aménagé un terrain de jeu spéculatif ! Rumeurs et informations incertaines y prennent des proportions gigantesques parce que ce terrain de jeu même institue le pouvoir de l’opinion financière, etc.
Sans doute, poussés comme n’importe quels médias par les forces pernicieuses de la concurrence, de la recherche effrénée du scoop et de la primeur, le FT a-t-il parfois lâché trop vite quelques informations foireuses,Reuters des confidences biaisées ou mal recoupées, mais ni plus ni moins que Libération ou Jean Quatremer lui-même qui n’hésite pas, par exemple, à donner audience à des études aux bases les plus incertaines à propos de la sortie de la Grèce, tout droit tirées des bons soins de la banque UBS [25], son fournisseur attitré, dont l’objectivité et la neutralité sont d’évidence incontestables… Qu’UBS batte la campagne, qui plus est sans doute au service de ses propres positions spéculatives, la chose lui est tout à fait négligeable, l’important est qu’UBS la batte dans le bon sens.
Le monde de la finance a pour propriété que n’importe quelle information est potentiellement porteuse d’effets terriblement déstabilisants, non parce que de machiavéliques émetteurs les ont voulues ainsi mais, en dernière analyse, parce qu’elles sont saisies par les forces immenses de la spéculation qui ont le pouvoir de faire un tsunami d’une queue de cerise. Si Jean Quatremer fantasme une finance dont tous les acteurs observeraient en toutes circonstances le grand calme olympien de la rationalité pure et parfaite, il faut lui dire qu’il fait des rêves en couleur. Encore faudrait-il, pour s’en apercevoir, qu’il daigne faire quelques lectures d’histoire économique, évidemment d’auteurs qui auraient fort le goût de lui déplaire, des gens comme Minsky, Kindleberger, Keynes ou Galbraith, lesquels, instruits des catastrophes passées, n’ont cessé de montrer que la finance de marché estpar constructionpar essence, le monde du déchaînement des passions cupides, de l’échec de la rationalité et du chaos cognitif. Et qu’en réarmer les structures, comme l’Europe l’a fait avec obstination à partir du milieu des années 1980, était le plus sûr moyen de recréer ces désastres du passé.
Entre une nouvelle, aussi factuelle soit-elle, et le mouvement subséquent des marchés, il y a toujours l’interprétation – celle des investisseurs –, et c’est par cette médiation que s’introduit la folie, particulièrement en temps de crise où la mise en échec des routines cognitives antérieures alimente les anticipations les plus désancrées. L’Europe a fait le choix de s’en remettre à cette folie-là. Et Quatremer s’étrangle de rage stupéfaite qu’elle en crève… Comme rien ne peut le conduire à remettre en cause ses objets sacrés – les traités, la règle d’or, Saint Jean-Claude et son vicaire Mario –, il ne lui reste que les explications par le mal, un équivalent fonctionnel des hérétiques ou des satanistes si l’on veut. Aussi se meut-il dans une obscurité peuplée d’agents qui fomentent des « mauvais coups » et mènent« un jeu trouble », un underworld de « complices » et d’incendiaires. Si difficile soit-il de s’y résoudre, il faudra pourtant bien admettre que la construction européenne s’effondre selon la pure et simple logique qu’elle a elle-même instituée. Elle n’est pas la proie d’une conjuration du mal : elle tombe toute seule, du fait même de ses tares structurelles congénitales et sous l’effet des forces aveugles qu’elle a elle-même installées – et s’en prendre répétitivement, comme à des incubes, aux agents variés qui n’en sont que les opérateurs (Hedge Funds, banques et agences) est le passeport pour l’asile de l’ignorance.
Mais il y a des aggiornamentos trop déchirants pour être consentis aisément, et des investissements psychiques trop lourds pour être rayés d’un trait de plume, aussi faut-il attendre l’infirmation définitive par le réel pour que se produise le premier mouvement de révision – et encore… On en connaît qui persistent à croire que la défaite de 40 est la faute du Front Populaire… Entre temps tous les moyens sont bons, y compris ceux de la stigmatisation complotiste, pour ravauder comme on peut le tissu de la croyance menacée de partir en lambeaux. Si l’euroscepticisme du peuple mène au conspirationnisme, il semble que l’eurocrétinisme des élites y conduise tout aussi sûrement…
Frédéric Lordon – 24/08/2012 – La pompe à phynance

Notes

[1] Le coefficient de leviérisation désigne le multiple de dette, par rapport à ses fonds propres, qu’une banque peut contracter pour financer ses positions sur les marchés.
[2] Lire, dans l’édition de septembre du Monde diplomatique, en kiosques le mercredi 29 août, Richard Hofstadter, « Le style paranoïaque en politique ».
[3] Puisqu’avant de devenir Premier ministre, Georges Pompidou a été banquier d’affaire chez Rothschild. On remarquera tout de même que, banquier, il cesse de l’être en 1958 quand il devient directeur de cabinet de De Gaulle et que ladite loi date de 1973…
[4] Voir à ce sujet les contributions à la journée « Création monétaire » des Economistes Atterrés du 24 mars 2012, en particulier le texte d’Alain Beitone, « Idées fausses et faux débat à propos de la monnaie. Réflexion à partir de la “loi de 1973” ».
[5] 15 mai 2011.
[6] Cité in Libération, « DSK, la thèse du complot se répand sur le web », 15 mai 2011.
[7France Info, 2 juillet 2011.
[8LCI, 3 juillet 2011.
[9Libération, 15 mai 2011.
[10Libération, blog Coulisses de Bruxelles, 24 septembre 2008. Sauf indication contraire, tous les titres qui suivent correspondent à des billets de ce blog.
[11] « Les marchés financiers américains attaquent l’euro », 6 février 2010.
[12Id.
[13] « Emmanuel Todd, Audiard d’or 2011 », 1er janvier 2012.
[14] « Comment le Financial Times alimente la crise », 30 mai 2010.
[15] « Le jeu trouble de Reuters dans la crise de la zone euro », 29 juillet 2012.
[16] « Comment les médias accroissent la panique des marchés », 26 novembre 2010.
[17] « Comment le Financial Times… », op. cit.
[18] « Les banques allemandes contre la zone euro », 31 juillet 2011.
[19] « Les agences de notation complices des spéculateurs ? », 21 septembre 2011.
[20] « Moody’s veut la peau du triple A français », 21 novembre 2011.
[21] « Les agences… », op. cit.
[22Id.
[23] Pour quelques développements sur cette question : « Extension du domaine de la régression », Le Monde Diplomatique, avril 2011 ; « Les gouvernement sont soumis au règne de l’opinion financière] », Marianne, 13 août 2011.
[24] « Les banques allemandes contre la zone euro », 31 juillet 2011.
[25] « C’est Hotel California : une fois entré dans l’euro, on ne peut plus en repartir », 3 octobre 2011.


Source : http://www.les-crises.fr/conspirationnisme-lordon/