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dimanche 3 août 2025

La « mystique » de Trump est-elle brisée ? les MAGA sentent-ils la trahison ?


Par Alastair Crooke – Le 28 juillet 2025 – Source Conflicts Forum

 

Le nuage Epstein métastase et devient un point focal pour un rejet populaire profond de certaines couches dirigeantes. Le public s’était déjà résigné, à contrecœur, à accepter que leurs « dirigeants » mentent et volent régulièrement, mais néanmoins ils (en particulier au sein de la faction MAGA) viennent de vaguement comprendre qu’il pouvait y avoir un vice au sein du monde politique qu’ils considèrent comme trop détestable pour être seulement imaginé. Les gens ont compris que Trump était d’une manière ou d’une autre (même en tant que spectateur) lié à toute cette culture dégradée.

Cela ne passera probablement pas facilement ou peut-être pas du tout. Trump a été élu pour nettoyer tous ces réseaux enchevêtrés d’oligarchie interdépendante, de structures de pouvoir et de services de renseignement agissant pour des intérêts invisibles. C’est ce qu’il avait promis : l’Amérique d’abord.

La distraction autour du sujet Epstein ne fonctionnera probablement pas. L’exploitation, les abus et la destruction de la vie d’un nombre incalculable d’enfants dans la poursuite du pouvoir, de la richesse et de la débauche diabolique touchent au plus profond l’être moral. Il ne peut pas être facilement distrait en dirigeant son attention vers d’autres jeux monétaires et de pouvoir ignobles de l’élite. Les abus (et pire) infligés aux enfants se distinguent par leur propre catégorie diabolique.

Trump peut dire qu’il n’a rien fait de mal légalement. Mais le fait est qu’il est maintenant très sérieusement contaminé. Il pourrait par conséquent entrer dans une période de président en sursis, à moins d’un événement style Deus ex machina qui suffirait à détourner l’attention du public.

Juste pour être clair, il est dans le caractère de Trump de résister puissamment à devenir un président « en sursis« . Et c’est là que réside le danger géopolitique. Trump a besoin de distractions à la une et il a besoin de « victoires« .

Cependant, il est maintenant à un tel point bas que l’État sécuritaire et ses alliés au Congrès vont prendre plus de contrôle. De même, nombreux sont ceux, dans le système qui relient les politiciens et les responsables aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Israël par de profonds liens commerciaux et de renseignement, qui seront extrêmement défavorables à être exposés dans cette affaire. Des individus, y compris Ghislaine Maxwell qui est emprisonnée, peuvent s’avérer dangereux, comme un homme qui se noie et qui, paniqué, s’empare de la personne la plus proche pour couler avec elle.

L’équipe de politique étrangère bornée de Trump a mis les initiatives de politique étrangère du président dans une cage, dont les barreaux portent des noms tels que « arrogance et orgueil »

Au sujet de l’Ukraine, Trump a donné à Moscou ce qui est effectivement 50 jours pour capituler devant l’ultimatum de cessez-le-feu de Kellogg, ou pour en subir les conséquences. [Plus que 10 jours maintenant, NdT]

Alors que les sanctions secondaires de 100% – affectant principalement les importations énergétiques de la Chine et de l’Inde en provenance de Russie – ont été totalement rejetées par la Chine (et le seront probablement aussi par l’Inde), Trump sera sous la pression de ses faucons au Congrès pour qu’il fasse quelque chose pour infliger plus de douleur à la Russie.

Le problème est que les coffres de guerre sont vides. Ni les États-Unis ni l’Europe ne détiennent de stocks d’armes pouvant avoir une quelconque conséquence sur la guerre. Même s’ils devaient payer et commander des missiles ou d’autres armes maintenant, il faudrait des mois avant leur livraison.

Trump a cependant besoin de gains/détournements d’attention rapides.

En l’absence de tout inventaire significatif, Trump ne peut intensifier efficacement la guerre qu’en utilisant des missiles à longue portée ciblant Moscou ou Saint-Pétersbourg. Des missiles Tomahawk d’une portée de 2 000 km sont dans l’inventaire américain (et ont été discutés par l’équipe Trump, a rapporté David Ignatius).

Et si ces vieux missiles Tomahawk étaient facilement abattus par les forces russes ? Eh bien, alors il y aurait un vide. Un sérieux vide. Parce qu’il n’y a rien entre la fourniture d’armes symboliques (une poignée de missiles Patriot) et les armes nucléaires tactiques des États-Unis qui pourraient être lancées à partir d’avions de combat stationnés en Grande-Bretagne.

À ce stade, Trump se précipiterait dans une grande guerre contre la Russie.

Y a-t-il un plan « B » ? Eh bien oui. C’est bombarder à nouveau l’Iran, comme alternative à l’escalade contre la Russie.

Les Iraniens pensent qu’une autre frappe contre l’Iran est probable, et Trump a déclaré qu’il pourrait le faire. L’Iran se prépare donc tous azimuts à une telle éventualité.

Il est fort possible que Trump ait été informé que la conséquence de frappes majeures contre l’Iran serait la démilitarisation effective d’Israël imposée par les missiles iraniens – entraînant de profondes conséquences dans le système politique américain, ainsi que dans la région.

Il est également tout à fait possible que Trump ignore un tel briefing, préférant voir Israël comme “si bon” (l’exclamation qu’il a faite pendant l’attaque sournoise israélienne du 13 juin).

Et au Moyen-Orient en ce moment ? On dirait que Netanyahu tire les ficelles pour Trump. Gaza est déjà un scandale de crimes de guerre, avec toutes les perspectives d’aggravation.

Max Blumenthal rapporte que “lorsque Tucker Carlson a allégué qu’Epstein avait des liens avec les services de renseignement israéliens [et que ce fait expliquait] pourquoi Trump dissimulait [l’affaire Epstein], les Israéliens ont apparemment pris peur. Naftali Bennett, l’ancien Premier ministre israélien, a été convoqué pour déclarer qu’il avait traité, tous les jours, avec le Mossad et que Jeffrey Epstein ne travaillait pas pour le Mossad et n’était pas un agent israélien. Il a ensuite menacé Carlson en disant ‘ « Nous n’accepterons pas cela ». Le ministre israélien des Affaires de la Diaspora a également dénoncé Tucker Carlson. C’est comme si la relation entre le mouvement conservateur américain et Israël se fissurait à cause d’Epstein”, suppose Blumenthal.

Netanyahu sent peut-être des ennuis à venir pour Israël aux États-Unis, alors que les jeunes Américains et les partisans du MAGA se retournent contre Trump pour avoir trahi « l’Amérique d’abord » ; pour avoir « co-assumé » le massacre de Gaza ; la guerre civile sectaire menée par Israël et les États-Unis en Syrie ; le bombardement de l’Iran ; et la spoliation du Liban.

Selon les sondages, quatre-vingt-un pour cent des Américains souhaitent que tous les documents liés à Epstein soient publiés. Les deux tiers – dont 84% de Démocrates et 53% de Républicains – pensent que le gouvernement dissimule des preuves concernant sa « liste de clients » et sa mort. La cote de désapprobation de Trump s’élève actuellement à 53%.

Netanyahu (peut-être en conséquence) se déchaîne précipitamment pour imposer le « Grand Israël« . « Imposer », parce que les Accords d’Abraham originaux étaient ostensiblement un accord de normalisation avec Israël. Aujourd’hui, sous la menace militaire, les États arabes sont contraints d’accepter les conditions israéliennes et la soumission à Israël.

C’est une parodie de l’ancienne notion israélienne d’alliance des minorités. Aujourd’hui, les « minorités » (majorités parfois fracturées) sont délibérément dressées les unes contre les autres. Les États-Unis et Israël ont de nouveau introduit ISIS 2.0 au Moyen-Orient. Les exécutions d’Alaouites, de chrétiens et de chiites en Syrie en sont la conséquence directe.

La perspective est celle d’un Moyen-Orient dévasté, seules les monarchies du Golfe servant d’îles obéissantes au milieu d’un paysage plus vaste de guerres intestines, de massacres ethniques et de régimes politiques balkanisés.

Est-ce cela le fameux Nouveau Moyen-Orient …?

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

vendredi 11 novembre 2022

Les nombreuses « guerres » imbriquées – Un guide sommaire à travers le brouillard

source : https://lesakerfrancophone.fr/les-nombreuses-guerres-imbriquees-un-guide-sommaire-a-travers-le-brouillard

Nous avons maintenant un ensemble embarrassant de « guerres » dont, paradoxalement, l’Ukraine est peut-être celle de moindre importance stratégique.


Par Alastair Crooke – Le 24 octobre 2022 – Source Strategic Culture

Nous avons maintenant un ensemble embarrassant de « guerres » dont, paradoxalement, l’Ukraine est peut-être celle de moindre importance stratégique – bien qu’elle conserve un contenu symbolique significatif. Un « drapeau » autour duquel les histoires sont racontées et le soutien rallié.

Oui, il n’y a pas moins de cinq « guerres » en cours, qui se chevauchent et sont liées entre elles – et elles doivent être clairement différenciées pour être bien comprises.

Ces dernières semaines ont été marquées par plusieurs changements d’époque : le sommet de Samarkand, la décision de l’OPEP+ de réduire la production pétrolière des pays membres de deux millions de barils par jour à partir du mois prochain, et la déclaration explicite du président Erdogan selon laquelle « la Russie et la Turquie sont ensemble et travaillent ensemble » .

Les alliés de base des États-Unis, l’Arabie saoudite, la Turquie, les Émirats arabes unis, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Égypte et des groupements tels que l’OPEP+ font un grand pas vers l’autonomie et vers la coalescence de nations non occidentales en un bloc cohérent, qui agit selon ses propres intérêts et fait de la politique « à sa façon » .

Cela nous rapproche du monde multipolaire que la Russie et la Chine préparent depuis plusieurs années – un processus qui signifie « la guerre » du découplage géostratégique de l’« ordre » mondial occidental.

Cette guerre est menée, d’une part, en présentant la Russie et la Chine comme trop méfiantes l’une envers l’autre pour être des partenaires. D’autre part, on présente la Russie comme étant si faible, si dysfonctionnelle et erratique (prête à utiliser des armes nucléaires tactiques), que le binaire « avec nous » ou « contre nous » oblige les États à se ranger du côté de l’Occident. Dans ce cas, l’Ukraine est présentée comme le brillant « Camelot » autour duquel se rassembler, pour combattre les « ténèbres » .

Cela nous mène directement à la « guerre » financière mondiale qui dure depuis longtemps, une guerre à deux niveaux.

Au premier niveau, la Fed américaine joue un « jeu mondial » . Elle augmente les taux d’intérêt pour de nombreuses raisons. Mais ici, il s’agit de protéger le « privilège du dollar » , qui consiste à pouvoir échanger l’argent qu’elle imprime à partir de rien contre de la main-d’œuvre et des marchandises réelles dans le monde entier. Ce privilège de « monnaie de réserve » est à la base du niveau de vie élevé des États-Unis (bien plus élevé qu’il ne le serait autrement). C’est un avantage énorme, et la Fed va protéger cet avantage.

Pour ce faire, le plus grand nombre possible d’États doivent être dans la « filière » du dollar et faire des échanges en dollars. Et placer leur épargne dans les bons du Trésor américain. La Fed fait maintenant tout ce qu’elle peut pour faire s’effondrer la part de marché de l’euro et ainsi faire passer les euros et les euro-dollars dans le circuit du dollar. Les États-Unis menaceront l’Arabie saoudite, les États du Golfe et la Turquie pour les empêcher de quitter ce circuit.

Il s’agit là de la « guerre » contre la Russie et la Chine, qui détournent une grande partie de la planète du système du dollar pour la faire entrer dans une sphère non dollarisée. Le non-respect de l’appartenance au système du dollar est sanctionné par divers outils, depuis les sanctions, le gel des avoirs et les droits de douane jusqu’au changement de régime.

Si la Fed ne protège pas le « privilège du dollar » , elle court le risque de voir tout le monde sortir du circuit. Le bloc Eurasie s’efforce de sortir du circuit du dollar, de créer une résilience économique et de commercer en dehors du circuit. Ce que la Fed essaie de faire, c’est d’arrêter cela.

La deuxième dimension de la guerre financière américaine est la longue lutte menée par les États-Unis (Yellen et Blinken, plutôt que la Fed) pour conserver le contrôle des marchés de l’énergie, et la capacité des États-Unis à fixer le prix des carburants. Les BRICS (avec la volonté des Saoudiens de les rejoindre) ont l’intention de développer un « panier » de devises et de matières premières destiné à servir de mécanisme commercial alternatif au dollar pour le commerce international.

Le groupe eurasien ne prévoit pas seulement de commercer en monnaies nationales, et non en dollars, mais il veut lier cette monnaie d’échange à des produits de base (pétrole, gaz, nourriture, matières premières) qui ont une valeur intrinsèque – qui deviennent ainsi des « monnaies » à part entière. Plus que cela, le groupe cherche à éloigner le contrôle des marchés de l’énergie des États-Unis, et à le relocaliser en Eurasie. Washington a toutefois l’intention de reprendre le contrôle (par le biais du contrôle des prix).

Et c’est là que réside un problème fondamental pour Washington : le secteur des matières premières – avec sa valeur tangible inhérente – devient, en soi, une « monnaie » très recherchée. Une monnaie qui, à cause d’une inflation galopante, surpasse la monnaie fiduciaire dévaluée. Comme le souligne Karin Kneissl, ancienne ministre autrichienne des affaires étrangères, « en 2022 seulement, la banque centrale étasunienne a imprimé plus de papier-monnaie que dans toute son histoire. L’énergie, en revanche, ne peut être imprimée » .

Cette « guerre de l’énergie » prend la forme d’une perturbation ou d’une destruction du transport – et du flux – des produits des producteurs d’énergie eurasiens vers les clients. L’UE vient de goûter à cette « guerre » particulière avec la destruction des pipelines Nordstream.

Nous en arrivons maintenant aux grandes « guerres » : tout d’abord, la guerre pour forcer la Fed à pivoter – à pivoter vers les taux d’intérêt zéro et l’assouplissement quantitatif.

La révolution sociale aux États-Unis, qui a vu une élite métropolitaine radicalisée considérer la diversité, le climat et la justice raciale comme des idéaux utopiques, a trouvé sa « cible » facile dans une UE déjà à la recherche d’un « système de valeurs » pour combler son propre « déficit démocratique » .

La bourgeoisie européenne a donc sauté avec alacrité dans le « train » libéral américain. S’appuyant sur les politiques identitaires de ces derniers, ainsi que sur le « messianisme » du Club de Rome en matière de désindustrialisation, la fusion semblait offrir un ensemble impérial idéal de « valeurs » pour combler les lacunes de l’UE.

Seulement … seulement, les Républicains pro-guerre américains, ainsi que les néo-conservateurs Démocrates pro-guerre, avaient déjà grimpé dans « ce train » . Les forces culturelles-idéologiques mobilisées convenaient parfaitement à leur projet interventionniste : « Notre premier objectif est d’empêcher la réémergence d’un nouveau rival » (doctrine Wolfowitz) – la Russie d’abord, la Chine ensuite.

En quoi cela a-t-il à voir avec la guerre contre la Fed ? Cela a beaucoup à voir. Ces courants s’engagent à imprimer et à dépenser GROS, sinon ils verront leurs projets s’effondrer. Le Reset nécessite l’impression. Le Green nécessite l’impression. Le soutien au « Camelot » ukrainien nécessite l’impression. Le complexe militaro-industriel en a également besoin.

Les libéraux américains woke et les écolos européens woke ont besoin que le robinet de l’argent soit complètement ouvert. Ils ont besoin d’imprimer de l’argent à outrance. Ils doivent donc faire chanter la Fed pour qu’elle n’augmente pas les taux, mais qu’elle revienne à l’ère du taux zéro, afin que l’argent reste à coût zéro et circule librement (et au diable l’inflation).

La CNUCED, qui supplie toutes les banques centrales d’arrêter de relever les taux pour éviter une récession, est l’un des fronts de cette guerre ; la poursuite de la guerre en Ukraine, avec l’énorme déficit financier qui en découle, est un autre moyen de forcer la Fed à « pivoter » . Et forcer la Banque d’Angleterre à « pivoter » vers le QE en est encore un autre.

Pourtant, jusqu’à présent, Jerome Powell résiste.

Il y a aussi l’autre « guerre » (en grande partie invisible) qui reflète la conviction de certains courants conservateurs américains que l’après-2008 a été un désastre, mettant le système économique américain en danger.

Oui, ceux qui soutiennent Powell sont certainement préoccupés par l’inflation (et comprennent aussi que les hausses de taux d’intérêt ont été faite en retard par rapport à l’inflation galopante), mais ils sont encore plus préoccupés par le « risque sociétal » , c’est-à-dire le glissement vers la guerre civile en Amérique.

La Fed pourrait continuer à relever les taux pendant un certain temps – même au prix d’un certain effondrement des marchés, des fonds spéculatifs et des petites entreprises. Powell a le soutien de certaines grandes banques new-yorkaises qui voient avec beaucoup de clarté ce qui les attend avec le modèle libéral et woke : la fin de leur activité bancaire lorsque les renflouements deviendront numériques et seront versés directement sur les comptes bancaires des demandeurs (comme l’a proposé le gouverneur Lael Brainard).

Powell ne dit pas grand-chose (il est probable qu’il se tienne à l’écart de la politique américaine partisane durant cette période délicate).

Cependant, la Fed pourrait tenter de mettre en œuvre une démolition contrôlée de la bulle économique américaine, dans le but précis de ramener l’Amérique sur des rails financiers plus traditionnels. Pour briser la « culture des actifs à effet de levier » … Vous commencez à résoudre l’énorme fossé d’inégalité sociétale que la Fed a contribué à créer, par le biais de l’assouplissement quantitatif facilitant les bulles d’actifs géantes … Vous commencez à rajeunir l’économie américaine en mettant fin aux distorsions. Vous dissipez l’envie de guerre civile parce que le problème n’est plus seulement entre les « nantis » et les « démunis » .

Cette vision est peut-être un peu utopique, mais elle permet de briser la « bulle du tout » , de briser la culture de l’effet de levier et de mettre fin à la confrontation extrême entre les bénéficiaires de la bulle et la baisse des salaires réels aux États-Unis pendant 18 mois consécutifs.

Mais … mais cela n’est possible que si rien de systémique ne se brise.

Quelles sont les implications géostratégiques ? De toute évidence, beaucoup de choses dépendent du résultat de l’élection américaine de mi-mandat. Il semble d’ores et déjà (en fonction des résultats précis des candidats du GOP) que le financement de la guerre en Ukraine sera réduit. L’ampleur de cette réduction dépendra de la marge de succès obtenue par les « populistes » du GOP.

Il n’est pas plausible que l’UE, confrontée à sa propre crise dévastatrice, continue à financer Kiev comme avant.

Mais l’importance de la lutte pour replacer les États-Unis dans le paradigme économique des années 1980 suggère que l’Occident va frôler une rupture systémique au cours des prochaines semaines.

Les euro-élites sont trop lourdement investies dans leur voie actuelle pour changer de narratif dans un avenir proche. Ils continueront donc à blâmer et à dénigrer la Russie – ils n’ont guère le choix s’ils veulent éviter la colère populaire. Et il y a trop peu de signes indiquant qu’ils ont mentalement assimilé le désastre que leurs erreurs ont provoqué.

Et en ce qui concerne Bruxelles, le mécanisme de rotation des dirigeants de l’UE est largement absent. L’Union n’a jamais été équipée d’une marche arrière – un besoin que l’on pensait inimaginable à l’époque.

La question reste donc : « quelle sera la situation en Europe en janvier-février ? ».

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

dimanche 7 août 2022

Perspectives de totalitarisme

source : https://www.dedefensa.org/article/perspectives-de-totalitarisme

 • Description de la crise totale où nous sommes engagés, et dont la logique semble conduire au totalitarisme. • Mais comment installer le totalitarisme quand on est aussi incompétents ? • Contribution : dde.org et Alastair Crooke.

Dans un long texte où l’on trouve cités le Daily Telegraph dans un commentaire apocalyptique, Lewis Carroll, Jean-Jacques Rousseau, H.G. Wells, Bertrand Russell, W.B. Yeats, Alain Besançon, l’excellent chroniqueur et formidable analyste Alastair Crooke dresse un tableau tragique de la situation de notre-civilisation. Le thème principal en est l’hypothèse irrésistible de la montée d’un totalitarisme qui semble la seule “issue de secours” des élites mondiales de la globalisation, élites-Système plongées dans les effets de leurs erreurs sans nombre comme produit catastrophique de leur détachement de la vérité-du-monde (la vérité-de-situation d’une tragédie-bouffe à l’échelle cosmique) ; mais “issue de secours” dont on devrait vite convenir qu’il faut la voir comme une voie sans issue, en forme d’impasse et de cul-de-sac à la fois pour bien verrouiller l’inefficacité, l’incapacité et la monstrueuse incompétence des susdites “élites-Système”.

Effectivement, dans ces situations de crise totale, l’évolution vers le totalitarisme semble la seule perspective. Le cas s’est déjà produit dans l’histoire, mais sous une forme radicalement différente de celle qui menace aujourd’hui. Jusqu’alors, les totalitarismes naissaient de l’attaque, brutale (“coup”, révolution), ou d’une accession d’apparence légale mais de partis authentiquement révolutionnaires et affichant leur volonté totalitariste, – cela faisant justement leur succès. Dans tous les cas, le totalitarisme venait d’en-dehors du système en place, même si avec diverses complicités internes bien sûr ; l’on peut même dire que cette origine d’“en-dehors” constituait un des fondements de son affirmation totalitaire, et paradoxalement une des conditions du succès de sa mise en place.

Aujourd’hui, ce que nous décrit Crooke selon une analyse qui rencontre de plus en plus d’adeptes, et cela concernant les pays du bloc-BAO, c’est un régime qui se définit comme libéral, progressiste, démocratique, etc., dérivant nécessairement à grande vitesse en raison de la pression d’événements extrêmement rapides, et donc  vers un autoritarisme habillé de quelques douceurs & friandises, – “autoritarisme-soft”, “autoritarisme-light”, etc.

C’est à ce point, à notre sens, qu’apparaît une énigme : comment un régime qui se prétend démocratique et libéral, et qui est obligé de produire certaines conditions justifiant cette prétention, notamment du point de vue de la liberté de l’expression, et encore plus dans une époque où la communication est d’une puissance si prodigieuse et d’un accès si universel par un nombre considérable de moyens, – comment se régime peut-il devenir totalitaire, – même “soft”, même “light” ? On répondra aussitôt : le mensonge, bien entendu... Mais nous vivons d’ores et déjà en régime maximal de mensonges, depuis si longtemps, certainement avec une intensité qui peut difficilement être dépassée, depuis 9/11, l’Irak, les guerres diverses, l’Ukraine-2014, le Covid, l’Ukraine-2022, etc., – et nous en sommes toujours dans une disposition où l’on annonce le totalitarisme pour demain, comme solution désespérée, où la crise ne cesse de s’aggraver, absolument hors de contrôle d’un personnel-Système d’une extraordinaire incompétence, dont aucun, absolument aucun régime totalitaire ne voudrait jamais !...

Enfin, nous sommes, dans ces domaines essentiels de la communication, de la perception autorisée, de la manipulation des psychologies, en situation de totalitarisme, et pourtant la crise ne cesse de croître, les menaces de désordre de s’amonceler et de s’aggraver, etc. C’est d’ailleurs une des approches paradoxales les plus remarquables : ce sont bien les menaces de désordre eux-mêmes issus d’une situation absolument totalitaire dans sa substance même, qui justifient, qui appellent les prévisions d’une évolution totalitaire ! Comment faire plus totalitaire quelque chose qui est d’ores et déjà totalitaire si complètement mais qui l’est si mal du point de vue de la technique politique ?! Comment un système aussi dépravé, aussi inefficace, aussi aveugle, aussi corrompu psychologiquement que vénalement pourrait-il parvenir à une telle efficacité de contrainte et de contrôle que ce que demande le totalitarisme ?

Il faut répéter les mots que cite Alastair Crooke, qui décrivent la situation présente, car ces mots viennent d’un des établissements-fanion du Système, un outil fondamental de ce qui devrait devenir le régime totalitaire “souhaité”... Comment les gens et les groupes ainsi décrits par un connaisseur qui est des leurs, peuvent-ils espérer remporter cette folle transformation en un totalitarisme dont l’une des spécifications premières doit être l’efficacité de l’exécution selon une perception totalement réaliste de la situation ?

« C'est l'été avant la tempête. Ne vous y trompez pas, avec les prix de l'énergie qui vont atteindre des sommets sans précédent, nous nous approchons de l'un des plus grands séismes géopolitiques depuis des décennies. Les convulsions qui s'ensuivront seront probablement d'un ordre de grandeur bien supérieur à celles qui ont suivi le krach financier de 2008, qui a déclenché des protestations dont le point culminant a été le mouvement Occupy et le printemps arabe....

» Le carnage est déjà arrivé dans le monde en développement, avec des coupures de courant de Cuba à l'Afrique du Sud. Le Sri Lanka n'est qu'un exemple parmi une cascade de pays à faible revenu où les dirigeants risquent d'être chassés du pouvoir dans un feu d'artifice ignominieux de sécheresses pétrolières et de défauts de remboursement de prêts.

» Mais l'Occident ne va pas échapper à cet Armageddon. En fait, à bien des égards, il semble même en être l'épicentre - et la Grande-Bretagne serait son Ground Zero. En Europe et en Amérique, un système d'élite technocratique construit sur la mythologie et la complaisance s'effondre. Sa fable fondatrice - qui prophétisait l'enrôlement glorieux des États-nations dans le gouvernement mondial et les chaînes d'approvisionnement - s'est métastasée en une parabole des périls de la mondialisation.

"» Cette fois, les élites ne peuvent pas se soustraire à la responsabilité des conséquences de leurs erreurs fatales... Pour dire les choses simplement, le roi est nu : l'Establishment n'a tout simplement pas de message pour les électeurs face aux difficultés. La seule vision de l'avenir qu'il peut évoquer est celle du Net-Zero, – un programme dystopique qui porte à de nouveaux sommets la politique sacrificielle de l'austérité et la financiarisation de l'économie mondiale. Mais il s'agit d'un programme parfaitement logique pour une élite qui n'est plus en phase avec le monde réel. »

Lisez donc ce portrait formidable, presque comme une fresque surhumaine, que trace Alastair Crooke de notre situation présente, au bord de l’abîme, dégringolant dans l’abîme, disparaissant dans ce trou noir sans fond que nous avons nous-mêmes creusé, et que même nous continuons à creuser au long de la chute comme si nous voulions que cette chute soit encore plus profonde, plus éperdue, plus enfouie, creusant au fond comme l’on fait pour une chute sans fond... Nous sommes tellement mauvais, tellement nuls, tellement transparents par absence de substance, qu’il nous paraît extrêmement difficile que nous puissions jamais arriver, dans cet océan chaotique de désordre, à parvenir à imposer l’ordre immonde, – mais ordre tout de même, – du totalitarisme...

Lisez le texte d’Alastair Crooke (“Conflicts Forum’s Weekly Comment”) en date du 5 août 2022

dde.org

lundi 28 février 2022

Ukraine & ‘Destruction Constructrice’

 

• Articles du 28 février 2022. • Une appréciation générale et globale sur autour de l’affrontement en Ukraine & ‘Destruction Constructrice’, avec la notion russe de “Destruction constructive”. • Contributions : dde.org et Alastair Crooke.

Alastair Crooke envisage le paroxysme de la guerre déclenchée e n Ukraine par la Russie depuis jeudi dernier dans un contexte général et global. Il place l’événement sous le concept/la doctrine de la ‘Destruction Constructrice’ qu’expliquait le 23 février dans RT.com le professeur Karaganov. On appréciera la proximité de l’expression avec celle de ‘Destruction créatrice’ qu’emploie pour lui-même le capitalisme néo-libéral. Or c’est le second que la ‘Destruction Constructrice’ se propose de détruire.

Dans ce contexte, Alastair Crooke place directement l’actuel conflit en Ukraine, qui en serait la première phase. Crooke explique comment on en est arrivé à ce conflit et les premières observations qu’on en peut faire. Nous tenons l’analyse , une nouvelle fois avec Crooke, comme brillante, structurée et clairement argumentée. Simplement, nous dirons notre divergence avec le dernier paragraphe, que nous jugeons trop optimiste, – simple et amicale, bien qu’importante certes, divergence d’appréciation sur la perspective des années à venir, dont nous jugeons qu’elles seront bouleversées par d’autres facteurs crisiques fondamentaux...

« En fin de compte, – après une lutte douloureuse – l’Europe cherchera la réconciliation. L’Amérique sera plus lente : les faucons tenteront de redoubler d’efforts. Et c'est la situation de l’économie et du marché occidentaux qui déterminera finalement le “quand”. »

Tout cela (cette divergence) est à débattre, certes. L’essentiel du propos est bien que Crooke nous donne à voir les événements d’Ukraine sous une dimension extrêmement importante et différente, quoique complètement complémentaire et remarquablement ajustée, de la seule appréciation stratégique. En ce sens, il faut se rapporter à la dernière rencontre Poutine-XI, passée relativement inaperçue, et placer Chine et Russie décidément sur la même voie.

L’article d’Alastair Crooke est publié dans sa version originale dans ‘Strategic-Culture.org’, le 27 février 2022.

dde.org

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Le modèle russe de la ‘Destruction constructive’

Poutine pense ce qu'il dit : La Russie est dos au mur, et il n'y a aucun endroit où elle peut se retirer - pour eux, c'est une question existentielle.

L'Occident dans son ensemble était déjà en colère. Il est désormais apoplectique après que le président Poutine ait choqué les dirigeants occidentaux en ordonnant une opération militaire spéciale en Ukraine, qui est largement décrite (et perçue en Occident) comme une déclaration de guerre : "un assaut ‘Schock & Awe’ touchant des villes dans toute l'Ukraine". En fait, l'Occident est tellement en colère que l'espace d'information s'est littéralement scindé en deux : tout est noir ou blanc, sans nuances de gris. Pour l'Occident, Poutine a complètement défié Biden ; il a unilatéralement et illégalement “changé les frontières” de l'Europe et agi comme une ”puissance révisionniste”, tentant de changer non seulement les frontières de l'Ukraine, mais aussi l'ordre mondial actuel. « Trente ans après la fin de la guerre froide, nous sommes confrontés à un effort déterminé pour redéfinir l'ordre multilatéral », a averti le haut représentant de l'UE, Josep Borell. « C'est un acte de défiance. C'est un manifeste révisionniste, le manifeste de la révision de l'ordre mondial ».

Poutine est décrit comme un nouvel Hitler et ses actes sont qualifiés d’“illégaux”. On prétend que c'est lui qui a déchiré l'accord de Minsk-II (pourtant, les Républiques ont déclaré leur indépendance en 2014, ont signé Minsk en 2015, et tandis que la Russie n'a jamais signé l'accord, – et ne peut donc pas le violer). En effet, ce sont les États-Unis qui ont effectivement mis leur veto au processus de Minsk depuis 2014, et la publication par la Russie de la correspondance diplomatique en novembre 2021 a révélé que la France et l'Allemagne n'avaient pas eu non plus l'intention de faire pression sur Kiev pour une mise en œuvre significative. Et donc, ayant conclu qu'un règlement négocié, – comme stipulé dans les accords de Minsk – ne se produirait tout simplement pas, Poutine a déterminé qu'il était inutile d'attendre plus longtemps avant de mettre en œuvre la ligne rouge de la Russie.

Le regretté Stephen Cohen a écrit sur les dangers d'un tel manichéisme sans nuance, – comment le spectre d’un Poutine maléfique avait tellement envahi et rendu toxique l’image que les États-Unis avaient de lui que Washington était incapable de penser rationnellement, – non seulement à propos de Poutine, mais aussi de la Russie en tant que telle.  Le point de vue de Cohen est que cette diabolisation totale nuit à la diplomatie. Comment faire la part des choses avec le mal ? Cohen demande comment cela a pu se produire. Il suggère qu'en 2004, le chroniqueur du NY Times, Nicholas Kristof, a expliqué par inadvertance, du moins partiellement, la diabolisation de Poutine. Kristof se plaignait amèrement d'avoir été « dupé par M. Poutine. Il n'est pas une version sobre de Boris Eltsine ».

La plupart des Russes, cependant, soutiennent Poutine pour la reconnaissance des républiques du Donbas, qu'il a ensuite poursuivie en obtenant l'autorisation de la Chambre Haute du Parlement russe pour l'utilisation de forces armées en dehors de la Russie (comme l'exige la Constitution). La résolution du Conseil de la Fédération a été soutenue à l'unanimité par les 153 sénateurs réunis en session extraordinaire mardi.

Dans son discours national, Poutine s'est exprimé avec une amertume qui reflète celle de nombreux Russes. Il considère que l'évolution politique de l'Ukraine après 2014 a été conçue pour créer un régime antirusse à Kiev, alimenté par l'Occident, avec des intentions hostiles envers la Russie.  Poutine a illustré ce point en expliquant que « le système de contrôle des troupes ukrainiennes a déjà été intégré à l'OTAN. Cela signifie que le quartier général de l'OTAN peut donner des ordres directs aux forces armées ukrainiennes, même à leurs unités et escadrons séparés ». Poutine a également noté que la Constitution russe stipule que les frontières des régions de Donetsk et de Lougansk doivent être telles qu'elles étaient « à l'époque où elles faisaient partie de l'Ukraine ». Il s'agit d'une formulation prudente,–  les frontières des deux républiques ont subi d'importants changements à la suite du coup d'État de Maidan. (La revendication historique de Donetsk sur la côte de Mariupol est en cause).

La déclaration de reconnaissance de Poutine s’est accompagnée d'un ultimatum adressé aux forces de Kiev pour qu'elles cessent leurs bombardements d'artillerie sur la ligne de contrôle, sous peine de subir des conséquences militaires. Cependant, tout au long de la soirée de mercredi, la situation sur la ligne de contact s'est réchauffée, avec des tirs d'artillerie lourde ; tôt jeudi matin, pour la première fois, des tirs de roquettes multiples ont été utilisés par les forces de Kiev de l'autre côté de la ligne de contrôle. (Quelqu'un du côté de Kiev souhaitait manifestement une escalade, –  peut-être pour faire pression sur Washington). Poutine a immédiatement ordonné ce qui était manifestement une opération spéciale préparée à l'avance « pour démilitariser et dénazifier l'Ukraine ». L'armée russe a annoncé quelques heures après l'offensive que tous les systèmes de défense aérienne de l'Ukraine avaient été neutralisés. Une présence aérienne russe massive, comprenant des avions de chasse et des hélicoptères, a été confirmée au-dessus d'une grande partie du pays.

Il est possible que cette opération (qui, selon Poutine, ne vise pas à occuper l'Ukraine), suive le modèle de la Géorgie en 2018, où les forces russes se sont retirées après quelques jours. C'était également le cas au Kazakhstan. Nous ne savons tout simplement pas si ce sera le cas en Ukraine, – très probablement pas. Lorsque Poutine a parlé de “dénazification”, il faisait référence à la cooptation par les États-Unis d'une formation néo-nazie dans les forces armées ukrainiennes pour aider à préparer le coup d’État de Maidan en 2014.  La soi-disant brigade Azov de néonazis s'était avérée être la force de combat la plus efficace pour repousser la milice DPR-LPR dans la région du Donbass. (L'Ukraine est la seule nation au monde à avoir une formation néo-nazie dans ses forces armées et il y aura des comptes à régler).

Néanmoins, l'ordre spécial de Poutine a, comme il l'avait sans doute prévu, profondément choqué l'Occident par sa réaction militaire décisive. Il a mis le monde, – et ses marchés financiers et énergétiques – en émoi.

C'est d'ailleurs ce dernier aspect qui pourrait devenir le plus marquant. En 1979, les bouleversements au Moyen-Orient ont fait grimper en flèche les prix de l'énergie (comme c'est le cas aujourd'hui), et les économies occidentales se sont effondrées. Quoi qu'il advienne dans les prochains jours, il doit être clair que la brève conférence de presse de Poutine du 22 février agit comme prévu, comme un puissant accélérateur. La “destruction constructive” de l'ancien ordre mondial va se dérouler plus rapidement que beaucoup d'entre nous l'avaient imaginé. Elle marque la fin des illusions, – la fin de l'idée que l'ordre imposé par les États-Unis et fondé sur des règles reste une option.

Comment alors interpréter l'extrême colère de l'Occident ?  Simplement ceci : En fin de compte, il y a la réalité. Et cette réalité, – c'est-à-dire ce que l’Occident peut en faire, – est tout ce qui compte, – c'est-à-dire ... peu de choses.

La première prise de conscience brutale qui sous-tend la colère est que l'Occident n'a pas l'intention, – et surtout pas la capacité – de contrer militairement les mouvements de la Russie. Biden a répété le mantra “pas de soldats sur le terrain” à la suite des opérations militaires russes. Et pour l'Europe, l’imposition d'un régime de sanctions à la Russie ne pouvait pas tomber à un pire moment. L'Europe est confrontée à la récession et à une crise énergétique préexistante (qui sera considérablement aggravée par le fait que l'Allemagne offre Nordstream 2 en sacrifice aux dieux affamés de la vengeance). Et la montée en flèche de l'inflation (aggravée par le prix du pétrole à 100 dollars) provoque une crise des taux d'intérêt et des obligations souveraines. Maintenant, la pression sera sur l'Europe pour trouver des sanctions supplémentaires.

Des sanctions, il y en aura, – et elles toucheront directement les Européens dans leur poche. Certains États européens mènent un combat d'arrière-garde pour limiter les sanctions qui pourraient aggraver la récession européenne à venir. Quoi qu’il en soit, dans les faits l'Europe s'auto-sanctionne (c'est elle qui souffrira le plus de ses propres sanctions) et Moscou a promis de riposter à toute sanction d'une manière qui nuira aux États-Unis et à l'Europe. Nous sommes dans une nouvelle ère. Cette perspective et l'impuissance face à elle doivent expliquer une grande partie de la frustration et de la colère des Européens.

Washington affirme disposer d’une “arme absolue” contre Moscou : interdire l’exportation des puces semi-conductrices. « Ce serait l'équivalent moderne d'un embargo pétrolier du XXe siècle, puisque les puces sont le carburant essentiel de l'économie électronique », affirme Ambrose Evans Pritchard dans le ‘Telegraph’ ; « Mais cela aussi est un jeu dangereux. Poutine a les moyens de couper les minerais et les gaz critiques nécessaires pour soutenir la chaîne d'approvisionnement de l'Occident en puces à semi-conducteurs ».  En bref, le contrôle exercé par Moscou sur les minéraux stratégiques clés pourrait lui donner un effet de levier, comparable à la mainmise de l’Opep sur l'énergie en 1973.

C'est là que se trouve le deuxième volet de la frustration de l'Europe : la reconnaissance tacite du fait que la politique ukrainienne de Biden, l'échec de la diplomatie de l'Occident (tous les processus et aucun traitement de fond des problèmes sous-jacents), ainsi que la gestion désinvolte de la question du Nordstream 2 par l'Allemagne, ont condamné l'UE à des années de déclin économique et de souffrance.

Le troisième volet est plus complexe et se reflète dans le cri indigné de Josep Borell selon lequel la Russie et la Chine sont deux puissances “révisionnistes” qui tentent de modifier l'ordre mondial actuel.  La “crainte” européenne est fondée non seulement sur le contenu de la déclaration commune de Pékin, mais aussi probablement sur le fait que, de toute sa vie, le président Poutine n'a jamais prononcé un discours comme celui de lundi devant le peuple russe. Il n'a jamais non plus désigné les Américains comme l’ennemi national de la Russie en des termes russes aussi clairs : promesses américaines, sans valeur ; intentions américaines, mortelles ; discours américains, mensonges ; actions américaines, intimidation, extorsion et chantage.

Le discours de Poutine laisse présager une grande fracture. Il semble que les Européens (comme M. Borrell) commencent tout juste à comprendre à quel point le discours de Poutine représente un point d'inflexion. Il a été articulé autour de l'Ukraine, mais cette dernière question, – bien qu'importante, – est secondaire par rapport à la décision de la Russie et de la Chine de modifier à jamais l'équilibre géopolitique et l'architecture de sécurité du monde.

La reconnaissance des républiques du Donbass est la manifestation de cette décision géostratégique antérieure. C'est la première concrétisation de cette rupture avec l’Occident (jamais absolue, bien sûr), et le dévoilement de la compilation de mesures “technico-militaires” de la Russie destinées à forcer une séparation du globe en deux sphères distinctes.  La première mesure était la reconnaissance des républiques ; la deuxième mesure militaro-technique était le discours de Poutine ; et la troisième, son ordre ultérieur d’“opération spéciale”.

L’axe Russie-Chine veut la séparation. Cela doit se faire soit par le dialogue (ce qui est peu probable, puisque le principe fondamental de la géopolitique actuelle est défini par la non-compréhension délibérée de l’“altérité”), soit par une escalade de la douleur (définie en termes de lignes rouges) jusqu'à ce qu’une partie ou l'autre cède. Bien sûr, Washington ne croit pas que les présidents Xi et Poutine puissent penser ce qu'ils disent, – et ils croient que, de toute façon, l'Occident a une domination de l’escalade dans le domaine de l'imposition de la douleur.

De manière moins diplomatique, la Russie et la Chine ont conclu qu'il n'était plus possible de partager une société mondiale avec une Amérique déterminée à imposer un ordre mondial hégémonique conçu pour « ressembler à l'Arizona ». Poutine pense ce qu'il dit : La Russie est dos au mur, et il n'y a plus aucun endroit où elle peut reculer encore,– pour elle, c'est existentiel.

Le refus de l'Occident d'admettre que Poutine est “sincère” (cela impliquant qu’on croit à l’échec de la diplomatie) suggère que cette crise nous accompagnera au moins pendant les deux prochaines années. C'est le début d’une phase prolongée et à fort enjeu d'un effort mené par la Russie pour modifier l’architecture de sécurité européenne dans une nouvelle forme, que l'Occident rejette actuellement. L'objectif de la Russie sera de maintenir les pressions, – et même l'éventualité d'une guerre – afin de harceler les dirigeants occidentaux peu enclins à la guerre pour qu'ils procèdent au changement nécessaire.

En fin de compte, – après une lutte douloureuse – l’Europe cherchera la réconciliation. L’Amérique sera plus lente : les faucons tenteront de redoubler d’efforts. Et c'est la situation de l’économie et du marché occidentaux qui déterminera finalement le “quand”.

Alastair Crooke

Source : https://www.dedefensa.org/article/ukraine-destruction-constructrice