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lundi 27 septembre 2021

Reporterre, le quotidien de l'écologie - Entretien — Covid-19 « Le passe sanitaire est un moyen extrajudiciaire de désactiver socialement les gens »



Selon le professeur de droit Guillaume Zambrano, le passe sanitaire est une atteinte aux droits fondamentaux ainsi qu’une sanction extrajudiciaire. Il a lancé une requête collective auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Guillaume Zambrano est maître de conférences en droit privé à l’université de Nîmes. Face à la loi imposant le passe sanitaire, il a lancé une requête collective auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Reporterre — En quoi le passe sanitaire porte-t-il atteinte aux droits fondamentaux ?

Guillaume Zambrano — Être exclu des transports publics, hôpitaux, cafés, restaurants, bibliothèques, associations sportives et culturelles et autres lieux de réunion est une privation de liberté extrêmement lourde : c’est une privation du droit de réunion, de la liberté d’aller et de venir, une véritable exclusion de la vie sociale. Le plus grave est qu’il s’agit d’une sanction extrajudiciaire. Depuis le XVIIᵉ siècle et le Bill of Rights anglais destiné à limiter l’arbitraire des souverains, notre tradition juridique est fondée sur le principe de l’habeas corpus : toute personne privée de liberté a le droit de passer devant un juge. De fait, quand une personne est assignée à résidence ou condamnée à porter un bracelet électronique, la mesure doit être approuvée par le juge des libertés et de la détention. Quand on condamne des personnes pour des dommages sociaux comme le vol, la fraude fiscale, les coups et blessures, elles ont eu droit à un procès. Et généralement, le but visé est la réinsertion sociale : même pour des délits graves, il y a du sursis, des aménagements de peine. Mais avec le passe sanitaire, toute une catégorie de personnes reçoivent une sanction pénale maximale sans qu’il y ait eu de jugement, sans même avoir pu se défendre.

Qu’est-ce qui justifie cette sanction ? Le fait de ne pas pouvoir (ou ne pas vouloir) présenter un QR code à l’entrée des lieux publics, de ne pas être vacciné ou testé. Ce qui est reproché aux gens, c’est d’être potentiellement contagieux. C’est d’autant plus grave qu’il est très rare en droit que l’on soit condamné pour une infraction par omission. La règle est d’être condamné pour avoir fait quelque chose, et non pour ne pas avoir fait quelque chose. Il existe le délit de non-assistance à personne en danger (article 223-6 du Code pénal), mais ses conditions sont très restrictives et les condamnations rares. Il existe aussi une jurisprudence pour des personnes ayant contaminé d’autres personnes avec le Sida en connaissance de cause, mais les juges ont retenu l’aspect intentionnel : non seulement elles se savaient malades et n’ont pas pris de précautions, mais elles ont déclaré vouloir contaminer d’autres personnes, c’est ce qui a motivé la condamnation [1].

« Ce ne sont plus les juges mais la population elle-même qui applique la sanction. »

Le passe sanitaire — sanction extrajudiciaire selon vous — représente-t-il un basculement ?

Le passe sanitaire sort du cadre ordinaire du droit pénal. Il donne lieu à des sanctions sociales inédites qui sont un mélange de privation de liberté, de stigmatisation et d’incitation à l’humiliation publique. C’est un moyen extrajudiciaire de désactiver socialement les gens, de les débrancher, en quelque sorte. Et ce ne sont plus les juges, mais la population elle-même — les cafetiers, les bibliothécaires, les gardiens de musée ou les employés des hôpitaux — qui applique la sanction. Cela indique que le gouvernement est passé dans une logique de répression massive : comme il ne peut pas mettre un juge derrière chaque citoyen, il se repose sur la population et sur des moyens automatisés pour le faire. C’est une révolution anti-libérale. La seule comparaison possible est celle du crédit social en Chine, une forme de rééducation à la carotte et au bâton : je t’interdis de prendre le train, d’accéder à tel emploi, d’aller au cinéma…

La pandémie de Covid-19 ne justifie-t-elle pas de déroger au droit de manière exceptionnelle ?

Depuis deux siècles, la France a érigé la liberté en tant que principe fondamental, naturel, inaliénable : les restrictions sont des exceptions qui doivent être strictement justifiées et proportionnelles. Dans le cadre d’un raisonnement sur la proportionnalité, les mesures portant atteinte aux libertés fondamentales doivent remplir trois conditions. D’abord, le test d’« aptitude » : la mesure est-elle apte à atteindre l’objectif affiché ? Le passe sanitaire et l’obligation vaccinale peuvent-ils lutter efficacement contre l’épidémie ? On peut en discuter, puisque les vaccins n’empêchent pas forcément la contagion. Ensuite, le test de « nécessité » : y aura-t-il un très grand nombre de morts si le gouvernement ne met pas en place cette mesure ? Vraisemblablement non, ce n’est pas le cas dans les pays qui n’ont pas recours au passe sanitaire comme la Suède ou l’Angleterre. Enfin, le test de « substitution » : existe-t-il des mesures alternatives et moins restrictives qui permettraient de lutter contre les effets de l’épidémie ? Oui : le gouvernement pourrait ouvrir des lits de réanimation, créer des hôpitaux de campagne, vacciner les personnes les plus à risque et les personnes volontaires, et tester fréquemment les soignants, ce qui serait dans ce cas plus efficace que l’obligation vaccinale. Le passe sanitaire et l’obligation vaccinale sont donc des mesures disproportionnées et excessives par rapport à la nature du danger et à leur capacité à y répondre.

L’obligation vaccinale des soignants, ou la quasi-obligation vaccinale imposée par le passe sanitaire, sont-elles contraires au droit ?

Le plus fondamental des droits fondamentaux est le respect de la dignité humaine dont le consentement libre et éclairé à l’acte médical est une manifestation. En principe, les atteintes à l’intégrité du corps humain ne sont jamais permises, sauf dans des circonstances particulières et si et seulement si elles sont justifiées par un intérêt médical pour vous [2]. En avril dernier, les juges européens ont rendu un arrêt justifiant la vaccination obligatoire des enfants contre le tétanos (arrêt Vavřička, 8/04/21) : on note que d’une part, la balance bénéfice/risque est positive pour les enfants, car le tétanos est dangereux pour eux, et que d’autre part, l’ancienneté des vaccins permet de connaître leur efficacité et la nature des risques à long terme. Dans le cas des vaccins contre le Sars-Cov2, c’est différent : non seulement leur intérêt médical pour les enfants et les adolescents fait débat [3], mais le fait qu’ils soient basés sur une technologie nouvelle ne permet raisonnablement pas d’en connaître les risques à long terme.

« Ce qui risque de se normaliser n’est plus seulement l’atteinte à la vie privée, mais l’atteinte à l’intégrité physique des individus. »

Ne risque-t-on pas de voir ces mesures d’exception se normaliser ?

Le risque est d’autant plus grand que la menace épidémique n’est pas de nature provisoire. Nous allons devoir vivre avec ce virus, ou avec d’autres virus. Si on est face à un risque permanent, alors il faut mettre en place des mesures permanentes, et celles-ci doivent bien sûr être compatibles avec les libertés. On peut constater que les mesures antiterroristes temporaires ont été dévoyées pour s’installer de manière permanente dans notre droit. Avec l’opération Sentinelle, le fait d’utiliser l’armée pour exercer des pouvoirs de police sur le peuple s’est normalisé. La surveillance de la population aussi : dans les années 1980, les écoutes de l’Élysée ont fait scandale ; en 2020, l’État peut écouter n’importe qui. Les mesures antiterroristes ont donc progressivement fait disparaître du droit la protection de la vie privée. Si on transpose cette situation aux mesures d’exception sanitaires, les conséquences sont vertigineuses : ce qui risque de se normaliser, ce n’est plus seulement l’atteinte à la vie privée, mais l’atteinte à l’intégrité physique des individus, la privation de sortie et de mouvement.

Quels espoirs placez-vous dans la requête que vous portez auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme ?

Il faut rappeler une chose élémentaire : les droits de l’Homme sont au-dessus des lois. C’est la raison d’être de ces textes. Si les droits fondamentaux ont été inscrits dans les juridictions internationales et les constitutions, c’est précisément pour éviter que les gouvernements n’adoptent des lois contraires aux libertés et ne fassent basculer un pays dans la dictature. Il est donc nécessaire (quoique pas forcément suffisant) d’en appeler à la Cour européenne des droits de l’Homme dans la situation actuelle. En pratique, le but est d’éviter que l’obligation du passe sanitaire ne soit prolongée au-delà du 15 novembre 2021 par l’adoption d’une nouvelle loi. La Cour est légalement obligée de traiter toutes les requêtes, or ses moyens sont limités. Si elle est saisie par des dizaines de milliers de personnes, elle sera contrainte d’écouter nos arguments, pour éviter d’être complètement paralysée administrativement. En 2020, la CEDH a reçu un total de 40 000 requêtes de toutes natures. C’est ce chiffre qu’il faut dépasser. Nous sommes déjà à plus de 20 000. Toute personne de plus de 12 ans peut attaquer gratuitement et sans risques la loi sur le passe sanitaire.

C’est maintenant que tout se joue…

La communauté scientifique ne cesse d’alerter sur le désastre environnemental qui s’accélère et s’aggrave, la population est de plus en plus préoccupée, et pourtant, le sujet reste secondaire dans le paysage médiatique. Ce bouleversement étant le problème fondamental de ce siècle, nous estimons qu’il doit occuper une place centrale et quotidienne dans le traitement de l’actualité.

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Enquête — Libertés

Le passe sanitaire, un pas de plus dans « l’autoritarisme » et la « société du contrôle »

Notes

[1] Première condamnation pour contamination volontaire par le virus du Sida par décision du Tribunal correctionnel de Mulhouse, 6 février 1992 : Est coupable de coups portés volontairement ou de violences ou voies de fait le prévenu ayant mordu un agent de la force publique dans l’intention de le contaminer par le virus du Sida dont il se savait porteur. Le 27 juillet 1989, un toxicomane séropositif, en état d’ébriété, se querellant dans un bar, a violemment mordu jusqu’au sang le policier venu l’interpeller, en lui criant : « J’ai le Sida, tu vas crever aussi ! » (Le Monde, 30 juillet 1989 ; La Voix du Nord, 7 février 1992 ; Le Monde, 9 février 1992). Dans une autre affaire, par un arrêt rendu le 2 juillet 1998, la Cour de cassation a invalidé la décision qui avait renvoyé devant une cour d’assises du chef d’empoisonnement, un homme qui, se sachant séropositif, avait eu des rapports sexuels non protégés avec sa partenaire qu’il savait séronégative et dont un test sanguin ultérieur avait révélé qu’elle avait été ainsi contaminée. La Cour relève que « la seule connaissance du pouvoir mortel de la substance administrée ne suffit pas à caractériser l’intention homicide » (Crim. 2 juill. 1998, no 98-80.529, Bull. crim. no 211 ; JCP 1998. II. 10132, note M.-L. Rassat ; D. 1998. 457, note J. Pradel).

[2] Voir les articles 16 et 16-3 du code civil, de la décision du Conseil constitutionnel n°94-343/344 DC du 27 juillet 1994, des articles 2 et 36 du code de déontologie médicale, de l’article 5 de la Convention d’Oviedo de 1997 sur la biomédecine, ou de l’article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[3] Le comité vaccinal britannique — Joint Committee on Vaccination and Immunisation (JCVI) — ne recommande pas la vaccination universelle des 12-15 ans mais seulement celle de ceux qui ont des problèmes de santé sous-jacents les exposant particulièrement au virus.

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lundi 7 septembre 2020

Covid : choses vues... révélatrices de nos existences et du monde dans lequel nous vivons

Source : https://reporterre.net/Covid-choses-vues

En rompant le rythme habituel du monde, la pandémie de Covid-19 a agi comme un révélateur de nos existences et du monde dans lequel nous vivons. Les auteurs de cette tribune y témoignent ce qu’ils et elles ont vu depuis le mois de mars.
Julien Coupat était l’un des inculpés du groupe dit de « Tarnac ». Il est l’auteur, avec d’autres, de ce texte sur les « choses vues » en mai et en août 2020.

Nous avons vu abolie en un claquement de doigts la liberté la plus élémentaire des constitutions bourgeoises — celle d’aller et venir.
Nous avons vu un président prétendant régler depuis l’Élysée les « détails de notre vie quotidienne ».
Nous avons vu un gouvernement promulguer du jour au lendemain de nouvelles habitudes, la façon correcte de se saluer et même édicter une « nouvelle normalité ».
Nous avons entendu les enfants traités de « bombes virologiques » — et puis finalement non.
Nous avons vu un maire interdire de s’asseoir plus de deux minutes sur les bancs de « sa » ville et un autre d’acheter moins de trois baguettes à la fois.
Nous avons entendu un professeur de médecine dépressif parler de « forme de suicide collectif pour eux-mêmes et pour les autres » au sujet de jeunes gens qui prenaient le soleil dans un parc.
Nous avons vu un système médiatique parfaitement déconsidéré tenter de regagner une once de crédit moral par une entreprise de culpabilisation massive de la population, comme si la résurrection du « péril jeune » allait amener la sienne propre.
Nous avons vu 6.000 gendarmes des unités « montagne » appuyés par des hélicoptères, des drones, des hors-bords et des 4X4, lancés dans une traque nationale aux arpenteurs de sentiers, de bords de rivières, de lacs — sans parler, évidemment, des bords de mer.
Nous avons vu les Polonais en quarantaine sommés de choisir entre se photographier chez eux sur une application combinant géolocalisation et reconnaissance faciale, ou bien recevoir une visite de la police.

 Nous avons vu à quoi tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus

Nous avons entendu les vieillards tambourinant à la porte de leur chambre d’Ehpad implorer qu’on les laisse sortir voir le soleil peut-être une dernière fois, et la barbarie civilisée se draper d’excuses sanitaires.
Nous avons vu la notion de « distance sociale », conçue dans l’Amérique des années 1920 pour quantifier l’hostilité des Blancs envers les Noirs, s’imposer comme norme évidente d’une société d’étrangers. Nous avons ainsi vu un concept né pour répondre aux émeutes raciales de Chicago en 1919 mobilisé afin de geler l’onde insurrectionnelle mondiale de 2019.
Nous avons vu, dans nos nuits confinées, les satellites d’Elon Musk remplacer les étoiles, comme la chasse aux Pokemons a remplacé la chasse aux papillons disparus.
Nous avons vu d’un jour à l’autre notre appartement, que l’on nous avait vendu comme un refuge, se refermer sur nous comme un piège.
Nous avons vu la métropole, une fois évanouie comme théâtre de nos distractions, se révéler comme espace panoptique du contrôle policier.
Nous avons vu dans toute sa nudité le réseau serré des dépendances auquel nos existences sont suspendues. Nous avons vu à quoi tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus.
Nous avons vu, dans sa suspension, la vie sociale comme immense accumulation de contraintes aberrantes.
Nous n’avons vu ni Cannes, ni Roland-Garros, ni le Tour de France — et c’était bien.
Nous avons lu ce communiqué du Centre patronal suisse : « Il faut éviter que certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences insidieuses : beaucoup moins de circulation sur les routes, un ciel déserté par le trafic aérien, moins de bruit et d’agitation, le retour à une vie simple et à un commerce local, la fin de la société de consommation... Cette perception romantique est trompeuse, car le ralentissement de la vie sociale et économique est en réalité très pénible pour d’innombrables habitants qui n’ont aucune envie de subir plus longtemps cette expérience forcée de décroissance. »
Nous avons vu les États-Unis, la France ou l’Italie déclarer une guerre forcément implacable à un ennemi bien entendu invisible, et mimer en cela le pouvoir chinois. Nous avons vu les États les plus occidentaux adopter naturellement les mots, les méthodes et les manières réputés propres au « despotisme oriental » — mais sans les moyens de celui-ci. Nous avons vu l’impitoyable gouvernementalité chinoise désignée d’autant plus comme ennemie qu’elle sert en réalité de modèle. Nous avons vu vers quoi tendent les démocraties.
Nous avons vu le social se résorber de plus en plus dans le gouvernemental, et celui-ci se réduire au purement hostile. Nous avons vu la séparation achevée coïncider avec le projet d’une gouvernementalité parfaite.

Nous avons vu, à travers les trous dans les blouses des infirmières, l’intense bricolage qui se fait passer pour « nos institutions » 

Nous avons assisté, des semaines durant, à l’interminable sketch télévisé des masques, des tests et des places en réanimation. Et nous avons vu dans cette mascarade le reflet de notre propre impuissance sans mesure. Nous avons vu la passion triste d’être bien gouverné comme devant être toujours déçue.
Nous avons vu les couturières du village suppléer aux carences de l’État et les aides-soignantes parler plus haut qu’un soi-disant Président. Nous n’avons vu défiler que porte-paroles sans parole, généraux sans armée, stratèges sans stratégie et ministres sans magistère. Nous avons vu s’effondrer l’ancienne foi en l’État au moment même où celui-ci se retrouvait une inespérée raison d’être.
Nous avons vu l’État français, si couramment frappé de grandiosité comme tout ce qui est français, ramené à son statut réel d’État failli. Nous l’avons vu cachant sous les ors de son appareil une réalité du Tiers-Monde — chipant des masques à ses propres collectivités locales et à ses « alliés européens », mobilisant l’armée comme le premier président mexicain venu pour mettre en scène une maîtrise de la situation à laquelle personne ne croit, mimant à coups d’hélicoptères et de TGV une efficacité de carton-pâte, s’appropriant comme siens les élans de solidarité spontanée envers des soignants qu’il n’avait jusque-là cessé de déplumer.
Nous avons vu, à travers les trous dans les blouses des infirmières, l’intense bricolage qui se fait passer pour « nos institutions ».
Nous avons vu la métabureaucratie privée des cabinets de conseil mondiaux aussi empotée que la bureaucratie étatique, et partout étendant son emprise.
Nous avons vu comme les États-Unis, en fait d’État failli, valent bien la France.
Nous avons vu partout la prétention à administrer les choses, à les gérer de loin s’écraser sur le réel — et ce, pour commencer, à l’hôpital.
Nous avons vu le réflexe de centraliser-planifier-organiser partout empirer la situation, et n’améliorer que l’image des organisateurs.

Nous avons vu se déployer l’auto-organisation locale, de proche en proche, à même les territoires vécus, comme réflexe vital ramenant un peu de sens et de prise 

Au faîte de la crise, nous avons vu l’État comme ce dont nous n’avons plus besoin, et dont n’émane rien en guise de secours qu’une sourde menace et des coups bas. Nous avons vu que, vivre sans l’État, ou loin de son empire, est devenu, pour beaucoup, la première mesure vitale.
Nous avons vu se déployer l’auto-organisation locale, de proche en proche, à même les territoires vécus, comme réflexe vital ramenant un peu de sens et de prise — comme expérience infime mais réelle de puissance collective.
Nous avons vu la passion du jardin, voire du poulailler, saisir ceux qui n’avaient jusque-là que trois pots de fleurs fanées.
Nous n’avons vu, dans le galop d’essai du confinement mondial, aucune césure entre un monde d’avant et un monde d’après. Nous l’avons vu comme simple révélateur du monde qui était déjà là, mais dont la cohérence était jusque-là tue.
Nous avons vu surgir, avec la mise aux arrêts domiciliaires de la plus grande partie de la population mondiale, la nouvelle architecture toute prête de la séparation, où l’absence de contact forme la condition pour que tous les rapports soient médiés cybernétiquement.
Nous avons vu émerger, au détour de quelque statistique du ministère de l’Intérieur au sujet des 20 % de Parisiens partis se confiner ailleurs, l’écosystème jusqu’ici clandestin de la surveillance de masse. Nous avons vu qu’il était vain, en la matière, de distinguer entre organisation étatique et data brokers privés, entre ceux qui détiennent les titres et ceux qui disposent des leviers.

Nous avons vu, au prétexte imparable de la pandémie, s’afficher la cohérence des pièces jusque-là disjointes des plans impériaux 

Nous avons entendu Eric Schmitt, l’ex-patron de Google devenu un pilier du complexe militaro-industriel étasunien, formuler ce que l’on se garde bien de dire officiellement en France : la déscolarisation connectée des enfants est bien une « expérimentation de masse en matière d’enseignement à distance ». Puis préciser le plan : « Si nous devons construire l’économie et le système éducatif du futur sur le tout-télé, nous avons besoin d’une population intégralement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit procéder à des investissements massifs — peut-être comme plan de relance — pour convertir l’infrastructure numérique de la nation aux plates-formes basées sur le cloud et les relier par le réseau 5G. » Nous avons perçu dans son appel à la gratitude envers les géants du numérique — « Réfléchissez un peu à ce que serait votre vie en Amérique sans Amazon ! » — la voix triomphante des nouveaux maîtres.
Nous avons vu, au prétexte imparable de la pandémie, s’afficher la cohérence des pièces jusque-là disjointes des plans impériaux : géolocalisation, reconnaissance faciale, Linky, drones en pagaille, proscription des paiements en liquide, internet des objets, généralisation des capteurs et de la production de traces, assignation à résidence numérique, privatisation exaspérée, économies massives par le télétravail, la téléconsommation, les téléconférences, le télé-enseignement, les téléconsultations, la télésurveillance et, pour finir, le télélicenciement.
Nous avons vu dans le taux d’équipement technologique de chacun la condition pour endurer une réclusion qui, il y a encore dix ans, aurait été éprouvée comme intolérable — un peu comme l’introduction de la télé en prison y a éteint les grandes révoltes.
Nous avons assisté à l’inflation fulgurante d’un type spécifique de technologies : celles dont Kafka disait que nous périrons parce qu’elles « multiplient le fantomatique entre les Hommes ».
Nous avons vu, avec le confinement mondial, la socialisation du virtuel répondre à la virtualisation du social. Le social n’est plus le réel. Le réel n’est plus le social.
Nous avons vu, aux États-Unis, le couvre-feu policier prendre la suite du confinement sanitaire, et les applications de traçage imaginées « pour le Covid » servir à traquer les émeutiers.
Nous avons, en France, vu les manifestations que l’on interdisait autrefois pour d’impénétrables raisons d’ordre public, interdites désormais pour d’impénétrables raisons d’ordre sanitaire.

Nous avons vu la hiérarchie sociale comme purement fondée sur le degré de parasitisme 

Nous avons vu, une fois la population confinée, la police jouir jusqu’au meurtre de sa souveraineté retrouvée sur un espace public idéalement déserté. Et nous avons vu en retour, aux États-Unis, en quoi peut consister un déconfinement réussi : la reprise de la rue, l’émeute, le pillage, la réduction en cendres de la police, des grands magasins, des banques et des bâtiments gouvernementaux.
Nous avons vu, sur un balcon de Nantes, cette banderole stupide et couarde : « Restez chez vous ! Préparons les luttes de demain ! »
Partout, nous avons vu des citoyens reprendre en écho le « rentrez chez vous ! » aboyé par les flics et leurs drones.
Nous avons vu la gauche, comme toujours, à l’avant-garde du « civisme » qu’aspirent à produire les gouvernants — à l’avant-garde, donc, du suivisme.
Nous avons vu la blague des « permis de vivre » imaginés en 1947 par les dadaïstes du Da Costa Encyclopédique se réaliser comme politique d’État et mesure citoyenne. Qu’il ait été loisible à chacun de se les délivrer aurait dû alerter sur le loufoque de l’initiative.
Nous avons vu à quoi tient la « rigueur budgétaire », tout comme l’impératif moral de se lever tôt le matin pour aller au turbin.
Nous avons vu, pour ceux qui continuaient à travailler, que le travail forcé est la vérité du travail salarié, que l’essence de l’exploitation est d’être sans limite et que l’autoexploitation est son premier ressort.
Nous avons vu la hiérarchie sociale comme purement fondée sur le degré de parasitisme. Nous avons vu la société de l’utilitarisme renvoyer chez eux comme « inessentiels » ses propres gestionnaires.
Nous avons éprouvé dans la fausse alternative entre un espace public intégralement sous contrôle et un espace privé promis au même destin le manque de lieux intermédiaires d’où nous puissions localement reprendre en main des conditions d’existence qui, de toutes parts, nous échappent. Nous avons vu dans la prolifération des intermédiaires en tout genre — commerciaux comme politiques, intellectuels comme sanitaires — la conséquence de ce défaut de lieux.

Nous avons vu une nouvelle vertu civique naître de ce qui était hier encore un délit : être masqué 

Nous avons senti l’appareil médiatique et gouvernemental, de palinodies en grossiers mensonges, de contradictions béantes en feintes révélations, jouer deux mois durant sur nos états d’âme comme sur un piano. Et se plaire tant à l’exercice qu’il entend bien continuer aussi longtemps que possible.
Nous avons éprouvé comme, par l’insondable menace du virus, on nous liait à nous-mêmes en nous liant aux autres, mais par un lien qui est la déliaison même : la peur.
Nous avons vu une nouvelle vertu civique naître de ce qui était hier encore un délit : être masqué. Nous avons vu la pétoche protester de son altruisme et la normopathie se donner en exemple. Nous avons vu le plus complet désarroi quant à la façon de vivre — la plus complète étrangeté à soi — dispenser des leçons de savoir-vivre. Nous avons vu dans cette incertitude, et dans cette étrangeté, la promesse de mœurs intégralement reprogrammables.
Nous avons vu gouvernants et multinationales célébrer le care dans l’unique espoir de nous dissuader de leur faire la guerre. Nous avons vu les champions du discrédit tenter de couvrir les huées qui leur étaient destinées en faisant acclamer les damnés du salariat. Nous avons vu les tire-au-flanc de toujours inventer l’héroïsme des « combattants de première ligne » comme ultime façon de se planquer.
Nous avons vu comment l’impossibilité de distinguer le mensonge de la vérité, et non le règne exclusif du mensonge, nous rendait manœuvrables à souhait, comment, la moindre information probante étant systématiquement démentie dans la journée par une autre non moins improbable, il suffisait d’entretenir un certain brouillard sur toutes les données dont les gouvernants ont le monopole pour nous faire perdre pied.
Nous avons vu la science si farcie d’intérêts qu’elle en devient incapable de produire le moindre début de vérité. Nous avons vu le savoir si saturé de pouvoir qu’il en a implosé. Nous avons été laissés avec l’intuition et l’enquête située comme dernières voies praticables d’accès au réel, comme racines pour tout raisonnement logique.
Nous avons vu la cause de la « santé publique » comme pure et simple expropriation de toute certitude sensible quant à notre santé réelle.
Nous n’avons pas goûté la bienveillante inquisition des « brigades d’anges gardiens » du docteur Véran.
Nous avons vu le souverain républicain réaliser son rêve de rassembler pour sa messe l’ensemble de ses sujets idéalement séparés devant leur écran entre les quatre murs de leur foyer, et enfin réduits à sa contemplation exclusive. Nous avons vu le Léviathan réalisé.
Nous avons vu Macron s’approprier paisiblement le 1er Mai des travailleurs et les jours heureux du CNR [Conseil national de la Résistance], et les gauchistes en revendiquer mimétiquement l’héritage plutôt que d’en conclure à leur péremption définitive.
Nous avons vu, deux mois durant, le sempiternel gauchisme multiplier les appels dans le vide et les programmes pour personne. Nous l’avons vu incapable, dans ces « circonstances exceptionnelles », de faire autre chose que mobiliser, c’est-à-dire exploiter jusqu’à l’épuisement les dernières ressources subjectives.
Nous avons vu les grands libertaires faire l’apologie du confinement et promouvoir le port citoyen du masque et les plus gros fachos en dénoncer la tyrannie. L’anarchiste qui veut croire à quelque bonne volonté, voire à quelque bienveillance de l’État, nous rappelle ainsi qu’il n’y a pas de gouvernement sans autogouvernement, et vice-versa. Gouvernement et autogouvernement sont solidaires, relèvent du même dispositif. Que le pasteur soigne son troupeau ne l’a jamais empêché de mener les agneaux à l’abattoir.

Nous avons croisé, dans les sous-bois du confinement, les sourires de l’infraction complice 

Nous avons vu les marxistes, abasourdis que les « valets du capital » interrompent moindrement sa reproduction, s’étouffer que le clergé de l’économie décide de la bloquer un tant soit peu, bref : nous avons vu les marxistes découvrir que l’économie n’est pas une donnée brute et indépassable, mais une manière de gouverner, et de produire, un certain type d’hommes­.
Nous avons vu un bourgeois bourguignon, philosophe à ses heures, qui chantait hier encore « l’économie comme science des intérêts passionnés » et sollicitait Microsoft pour financer sa chaire d’université appeler à sortir de l’économie.
Nous avons vu, à l’occasion du confinement, un riche Chinois d’Aubervilliers débaucher sans retour l’institutrice de son fils comme préceptrice à domicile, et doubler pour cela son salaire — moins avare en cela que tant de familles de la bourgeoisie parisienne, mais non moins déterminé à en finir avec l’enseignement public.
Nous avons vu l’Éducation nationale appeler son personnel à être vigilants « dans les couloirs et la cour pour repérer des propos qui attaquent la cohésion sociale ».
Nous avons croisé, dans les sous-bois du confinement, les sourires de l’infraction complice. Nous avons vu un gouvernement si porté sur la discipline qu’il finit par donner à de simples pique-niques en forêt des airs de conspiration, et aux bons citoyens des réflexes de balance.
Nous avons vu la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, syndicat majoritaire], toujours prête à relancer, comme en 1942, quelque nouveau « chantier de la jeunesse », se scandaliser que les volontaires prétendent dorénavant être payés — pour finalement se rabattre sur l’exploitation des sans-papiers là où les Roumains font défaut.
Nous avons vu, comme en 1942, les bons Français toujours prompts à dénoncer les mal-confinés, et Ouest-France se lancer dans de subtils distinguos entre délation et dénonciation.
Nous avons vu les salauds — pêcheries industrielles, grands forestiers ou agroentrepreneurs — toute bride lâchée, intensifier encore leur dépeçage des océans, des terres et des forêts alors que nous étions enfermés chez nous.
Nous avons vu ceux qui, face à l’événement, s’empressent d’échafauder pour « demain » des « mondes d’après » où mettre en sécurité leurs douillettes illusions, et ceux qui acceptent de prendre acte de ce qui est en train de se passer, aussi glaçant cela soit-il.

Nous voyons l’anéantissement comme le destin manifeste de cette société 

Nous avons vu, alors, qui déraisonne, et qui garde la tête froide, qui souscrit à la panique et qui reste digne, qui a la propagande à la bouche et qui parvient encore à sentir et penser en propre.
Nous avons entrevu l’entrée dans une autre temporalité, étrangère au temps social, plus dense, plus continue, plus ajustée, propre et partagée. Nous avons désiré le rapprochement physique de nos proches, et l’éloignement des plus hostiles d’entre nos voisins.
Nous avons vu autour de nous se renforcer tous les liens et tous les lieux qui rendent la vie vivante, et se distendre tout ce qui n’avait, au fond, pas de raison d’être.
Nous avons vu tout cela, et cela détermine un partage — un partage avec ceux qui accueillent les vérités de l’événement et un partage d’avec ceux qui ne voient toujours rien. Nous n’entendons aucunement convertir ces derniers à nos vues : ils nous ont assez entravés avec leur maudite cécité.
Nous voyons, face à la croissante « ingouvernabilité des démocraties », se durcir un bloc social-grégaire appareillé technologiquement, financièrement, policièrement tandis que s’esquissent mille désertions singulières et de petits maquis diffus, nourris de quelques certitudes et quelques amitiés. Nous voyons la désertion générale hors de cette société, c’est-à-dire des rapports qu’elle commande, s’imposer comme la mesure de survie élémentaire sans quoi rien ne peut renaître. Nous voyons l’anéantissement comme le destin manifeste de cette société, et comme ce qu’il incombe de précipiter à ceux qui ont entrepris de la déserter — si du moins nous voulons rendre à nouveau respirable, où que ce soit, la vie sur Terre. Le mur face auquel nous nous trouvons pour l’heure est celui des moyens et des formes de la désertion. Nous avons l’expérience de nos échecs en guise de plastic pour le faire céder. Toute stratégie en découle.
Nous nous sommes attachés à nous formuler ce dont nous avons été témoins au printemps dernier, avant que l’amnésie organisée ne vienne recouvrir nos perceptions. Nous avons vu et nous n’oublierons pas. Plutôt, nous nous reconstruirons sur ces évidences. Nous ne présupposons aucun nous, ni celui du peuple ni celui de quelque avant-garde de la lucidité. Nous ne voyons pas d’autre « nous », en cette époque, que celui de la netteté des perceptions partagées et de la détermination à en prendre acte, à tous les étages de nos modestes et folles existences. Nous ne visons pas la constitution d’une nouvelle société, mais d’une nouvelle géographie.

 



Source : Courriel à Reporterre
Dessins : © Tommy/Reporterre
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