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dimanche 3 juin 2018

En guerre – pour la préemption salariale ! Par Frédéric Lordon / At war - for the wage preemption! By Frédéric Lordon

Source : https://www.les-crises.fr/en-guerre-pour-la-preemption-salariale-par-frederic-lordon/

Source originale : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 21-05-2018
Stéphane Brizé, En guerre, 2018, 113 minutes, actuellement en salles.
On ne résiste à la puissance suffocante du film de Stéphane Brizé (En guerre) qu’à y discerner une place vide, la place du discours manquant. Il faut absolument y voir cet espace inoccupé, et la possibilité de le remplir, l’espace d’une réponse, c’est-à-dire d’un discours à déployer, opposable aux impossibilités montrées par le film, capable d’en faire sauter un mur, sinon c’est insupportable.
C’est insupportable, car ce que montre le film, c’est la force d’un ordre institutionnel capable de se donner raison à lui-même, un ordre qui mure portes et fenêtres, qui bouche toutes les issues pour ne laisser subsister que sa vérité. Lorsque les économistes stipendiés, les experts de service, les éditorialistes débiles et les patrons odieux disent qu’« il n’y a pas d’alternative », c’est vrai. C’est vrai parce que les structures ont été aménagées pour que ce soit vrai. Lorsqu’ont été installés la déréglementation financière et le pouvoir actionnarial, le libre-échange commercial au mépris de toute norme sociale et environnementale, la libéralisation du régime des investissements directs, c’est-à-dire de la localisation des sites industriels (à laquelle on ajoutera celle des sièges sociaux), il est exact que tout est joué ou presque, et qu’en effet il n’y a plus d’alternative. En somme, la disparition des alternatives, ça s’organise.
C’est là par excellence le point répugnant de l’époque. La plupart des personnages qui la dominent en actes et qui triomphent en mots savent à peine à quoi ils doivent de la dominer, et de triompher (la plupart – certains savent très bien). Ils en tiennent le discours comme des automates, mots inhabités, phrases mécaniques – « l’environnement de la mondialisation », « dont nous ne pouvons nous abstraire », « le marché », « qui s’impose à nous », « l’agilité », « pour être plus compétitif » – grumeaux de pensée dont Brizé prend soin de nous donner des échantillons atterrants, plus consternants encore quand ils viennent dans la bouche des conseillers ministériels, représentants de l’État mentalement colonisés par la langue du capital. Le plus terrible de ce que montre Brizé, ça n’est pas tant la situation même, que les mots dégoûtants opposés par les triomphateurs pour imposer leur triomphe, et faire toucher terre à ceux dont ils triomphent, à qui ils refuseront tout – mais avec des mots. Et, c’est bien ça le pire, sans réplique possible : avec des mots qui disent « vrai » en un sens, même si leurs utilisateurs ne savent pas pourquoi ils disent vrai, selon quel régime de vérité. Comme un cas d’école d’une théorie simple de l’idéologie, ils croient énoncer un fait de nature quand ils ne disent qu’un état des structures. Un état que d’autres avant eux ont contribué à installer (car les structures ne tombent pas du ciel), et qui – c’est cela le vrai –, une fois installé, déploie implacablement toutes ses nécessités.

L’impossibilité organisée

C’est bien pourquoi tous les mots d’ordre pour manifestations, à base de « partage des richesses », de « réduction du temps de travail », d’« augmentation des salaires » ou d’«interdiction des licenciements » sont nuls et non avenus tant qu’ils ne posent pas explicitement la question de leurs conditions de possibilité structurelles. Faute desquelles, ils demandent la neige en juillet ou Noël à Pâques – et ceci n’arrivera pas.
Ceci n’arrivera pas parce que les structures ont été bien faites pour le rendre impossible. Vérité simple et presque tautologique : quand les structures sont en place, tout est vrai des objections opposées par les structures. Pourquoi fermer une usine rentable ? Parce qu’elle ne l’est pas assez. Mais pourquoi ne pas se contenter de « moins » ? Parce qu’il y a des actionnaires et qu’ils ne le permettraient pas. Ne peut-on résister parfois aux actionnaires ? Non, parce que lorsqu’ils ne sont pas contents, ils vendent et le cours de l’action baisse (déréglementation des marchés de titres). Et ? Et l’entreprise dont la valeur boursière plonge devient une proie potentielle pour un raider (démantèlement du système des participations croisées), or s’il y a une OPA, toute la direction sautera – pense, à raison, la direction, qui ne veut pas du tout sauter, et puis qu’on a aussi pris soin de gaver de stock-options de sorte que ses propres intérêts soient désormais bien alignés sur ceux des actionnaires. Négocier avec ces derniers quand même ? Bon courage, la plupart sont des grands investisseurs institutionnels qui se font sauvagement concurrence par la rentabilité servie aux épargnants et ne renonceront pas à un dixième de point (financiarisation de l’épargne concentrée auprès des grands gestionnaires de fonds collectifs – mirifiques perspectives de la retraite par capitalisation). Nous irons donc baisser les coûts partout où c’est possible, en matraquant d’abord les salariés puisque tout nous y incite : le chantage à la compétitivité d’abord (libéralisation du commerce international) et à la délocalisation (nouveau régime des investissements directs et liberté d’établissement),la démolition de toutes les protections juridiques et réglementaires des salariés ensuite (dérégulations successives du marché du travail), par annulation des conquêtes d’un siècle de luttes sociales. Si donc le Nord de la France est trop cher, sous la double commande de nos actionnaires et de nos stock-options nous irons en Pologne, si la Pologne à son tour exagère, nous l’expédierons au Vietnam, et puis du Vietnam en Afrique, car nous en avons pour un moment avant d’avoir épuisé tout le réservoir à pauvres de la planète. Et nous ferons tout ça car nous le pouvons, car depuis trente ans nous ne cessons d’œuvrer pour qu’on nous aménage le terrain de jeu qui nous le permette et que, dans ces conditions, nous ne voyons pas pourquoi nous nous retiendrions d’user de la moindre de nos latitudes.
Tel est le mur de nécessités auquel se heurtent les salariés du film de Brizé. Il y a de quoi devenir fou. Pas seulement par les immondes fins de non-recevoir langagières qui sont opposées à la souffrance humaine, mais par le fait que toutes les coordonnées spontanées de la lutte y sont mises en échec : la vraie combativité ne paiera pas. La lutte qui ne s’affale pas tout de suite sera défaite, parce qu’elle est une lutte locale et qu’elle a contre elle toutes les structures globales, donc parce que toutes ses conditions de réussite lui échappent. Le tragique du film de Brizé est qu’il y a un héros et que le héros va immanquablement perdre parce qu’il se trompe. Plus il est héroïque, plus il se trompe, et l’inverse aussi : il se bat pour sauver les emplois dans un monde agencé pour que les emplois ne soient plus sauvables. Et ce sont les résignés qui ont raison – tactiquement. À de miraculeuses exceptions près, on ne se bat plus dans une fermeture que pour gratter de la « supra-légale », ou des promesses de reclassement ou de « réindus » auxquelles on ne croit même pas. Il faut avoir quelques robustes ancrages pour ne pas sortir du film passablement abattu.

Alors les structures

Mais le point de triomphe de l’ordre néolibéral désigne aussitôt son point de faiblesse. « Il n’y a pas d’alternative » n’est jamais qu’un énoncé conditionnel à l’état de ses structures. Faire autrement est impossible puisque la nécessité installée par les structures s’oppose à ce qu’on fasse autrement ? Très bien, nous savons maintenant où se situe l’enjeu : dans la reconstruction des structures. Voilà le discours manquant, celui qui laisse une chance de respirer à nouveau au sortir d’un film étouffant : le discours des structures comme objet de la politique. Car, elles, peuvent toujours être refaites – autrement. Ce « toujours », c’est le nom même de la politique. Dès lors qu’on s’élève au niveau des structures, il y a toujoursune alternative.
L’alternative peut entrer bien plus vite dans la réalité qu’on ne l’imagine, très soudainement même. En Argentine, pendant toutes les années 1990, le currency board (1) impose une politique monétaire déflationniste, et pour qu’il ne vienne à l’idée de personne de « faire autrement », on l’a inscrit dans la Constitution (grande affaire du néolibéralisme, la constitutionnalisation des politiques économiques – voir les traités européens). Donc il y a le currency board, et on ne peut « pas faire autrement ». Puisqu’il est dans la Constitution. En janvier 2002 pourtant, après des semaines de manifestations de masse, le currency board est abrogé d’un trait de plume : en une nuit. On pouvait donc faire autrement – éternelle surprise, mêlée de ravissement un peu idiot, pour tous ceux qui s’aperçoivent d’un coup qu’ils s’étaient asservis pour rien, qu’ils s’étaient soumis à un fallacieux décret d’impossibilité. La question n’est pas de discuter ce qui s’en est suivi, elle est de rappeler ce que c’est que la souveraineté politique comme décision et comme alternative de principe – et les conditions de sa remanifestation.

Briser le pouvoir actionnarial

Si elle se remanifeste, où son effort doit-il porter ici ? Aux trois lieux stratégiques du pouvoir actionnarial, du libre-échange et des investissements directs – par parenthèse, dénonciation des traités européens non-optionnelle. Mais spécialement au premier, qui domine hiérarchiquement les deux autres. Le discours ordinaire dit que, sous le pouvoir des actionnaires, il n’y a pas d’alternative ; restaurer le discours manquant, c’est dire qu’il y a une alternative au pouvoir des actionnaires. Et comment en finit-on avec le pouvoir des actionnaires ? À ce sujet, il y a des idées assez précises. Une série d’idées même, bien graduée, selon ce que les conditions politiques du moment rendent possible. D’abord le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) qui procède par fixation d’un taux limite de rentabilité complète pour les actionnaires (Total shareholder return), applique un impôt confiscatoire à tout ce qui dépasse, et cisaille ainsi toute incitation à augmenter indéfiniment la pression à la rentabilité financière – l’État capterait tout. En régime, sous SLAM bien ajusté (et sans doute avec les « bonnes » mesures complémentaires), Perrin Industrie (le nom de l’entreprise du film de Brizé) ne ferme pas, car la fermeture est devenue sans objet.
Mais il n’est pas interdit d’aller plus loin. L’étape d’après, c’est de fermer la Bourse. Son charme particulier tient au fait d’apparaître comme l’irresponsable rêverie par excellence quand en réalité elle a toute la rationalité économique pour elle – et même de quoi nouer une alliance objective entre le salariat et une certaine fraction du capital contre leur fléau commun de la finance.
On dira que l’alternative réelle au pouvoir des actionnaires, c’est l’abolition de la propriété financière du capital. C’est vrai. On ajoutera que s’en prendre à la finance ne fait que reconduire l’alternative « du “mauvais” capitalisme (financiarisé) et du “bon” (industriel) », c’est-à-dire rester dans l’exploitation capitaliste. C’est vrai aussi. Maintenant, si quelqu’un voit la sortie du capitalisme dans les conditions d’aujourd’hui, c’est qu’il a la vue psychédélique. Et si, ne connaissant que cet horizon, il se désintéresse de tout ce qui ne l’atteint pas, il est aveugle aux opportunités de la période. Ce n’est pas que penser/militer/expérimenter des rapports non-capitalistes ne soient pas urgent – ça l’est. C’est que délaisser, à ce motif, la possibilité de faire quelque chose dans la conjoncture et à l’étage majoritaire est une absurdité, où l’on ne discerne plus à la fin que la condescendance des virtuosités minoritaires pour le grand nombre.
On ne redira jamais assez que les grands libéraux sont des marxistes structuralistes à l’état pratique. Eux visent ce qui va saisir le grand nombre, et ils savent à quels étages de la politique se joue ce saisissement : aux plus élevés, là où l’on refait les structures – de la finance, du commerce et de la politique économique : UE, BCE, FMI, BRI, OMC, traités variés (CETA), etc., lois nationales bien sûr. Sans surprise, c’est à cet étage que Macron opère pour accroître les latitudes stratégiques des uns et les impossibilités des autres – puisque c’est l’état des structures qui règle le rapport de force du capital et du travail. Or on ne défera la politique des structures que par une contre-politique des structures.

Le moment de la politique macroscopique – le moment de la préemption

Au reste, on aurait tort de jouer l’un contre l’autre les deux registres de l’anticapitalisme et de l’antinéolibéralisme. D’abord parce qu’il redevient possible de les tenir ensemble pourvu qu’on les réinscrive dans leurs temporalités distinctes, et que rien n’interdit d’avoir l’esprit au premier sans abandonner de saisir les possibilités plus rapprochées du second. Ensuite parce que, même dans l’immédiat, ils ne sont pas sans points d’accrochage. Ainsi de celui qui passerait par un droit de préemption des salariés pour une reprise en coopérative des entreprises ou des sites qui ferment : abolition locale de la propriété financière des moyens de production, instauration de leur propriété collective d’usage, suppression par conséquent du rapport salarial, remplacé par une politique de la production collective. Les choses, alors, ne s’agencent-elles pas merveilleusement : si le néolibéralisme ferme à tour de bras, puisqu’« il n’y a pas d’alternative », c’est le capital lui-même qui, abandonnant le terrain de son propre mouvement, se laissera grignoter et déposséder de l’intérieur.
Assurément, il y faudrait une loi. C’est-à-dire jouer le jeu où l’on passe des lois. Mais une petite loi – plus innocente (et plus filoute) que s’il s’agissait de décréter la fin révolutionnaire de la propriété privée –, une loi à portée de main. Par exemple d’un mouvement social de quelque ampleur, qui, sortant du registre du seul refus, l’élirait comme sa revendication positive. Car c’est une bénédiction rare qu’une vision d’avenir, et même une vision d’ampleur, ni plus ni moins que la diffusion invasive de rapports de production postcapitalistes, ait ainsi le bon goût de se laisser résumer dans une disposition législative aussi simple, aussi modeste, aussi accessible – et aussi capable de dérober le sol sous les pieds du pouvoir capitaliste.
Mais, précisément, un mouvement social, nous en avons un sous la main.
Et c’est dans ce moment que, providentielle coïncidence, le film de Brizé nous arrive. Si son tableau des impossibilités objectives est suffocant, il n’appelle par-là que plus intensément le complément du discours manquant, le discours des structures. Du fond de son impasse, il crée la nécessité impérieuse de se décaler, de se désobnubiler des impossibilités locales pour regarder du côté de la cause globale qui les a installées toutes – et rouvrir une possibilité d’ensemble. Il est vrai que recréer une ouverture de cette sorte ne peut être l’affaire que d’une politique macroscopique : on ne refait les structures globales que par de la politique globale – seul moyen, redisons-le, de reconstituer les conditions pour que les luttes locales aient de nouveau leur chance. Mais le mouvement social d’aujourd’hui pressent sa propre portée macroscopique, il entrevoit la portée globale de ses enjeux, il en pose à nouveau la question. C’est bien pourquoi il importe de désectoriser les luttes présentes, de dégager leur dénominateur commun, de voir qu’elles renvoient toutes au même lieu, de nommer ce lieu, et d’unir tous pour l’attaquer. Les moments de cette sorte sont rares, dominés la plupart du temps par l’étroitesse et la compartimentation des horizons locaux. Voilà qu’il s’en présente un, propice à magnifier l’effet d’un film peut-être appelé à marquer l’opinion, effet paradoxal s’il en est, puisqu’il force à trouver les voies du ré-espoir à partir de son fond de désespoir – et que, bien complémenté, il peut y conduire. Par exemple sous un mot d’ordre simple, ramassé, faussement modeste, mais réellement subversif de l’ordre présent : « Pour la préemption salariale ! »

Post-scriptum 
Violences admissibles, violences inadmissibles

Mais il n’y a pas dans En guerre que l’espace en creux d’une contre-politique des structures. Il y a aussi, attesté par son titre même, le plein d’un propos sur la violence – la violence de classe. Si le personnage central du film est tragique, c’est qu’il reprend en lui toute la violence de la situation – très significativement, il ne cesse de se mettre en travers du débordement de ses camarades légitimement fous de rage : « arrête ! arrête ! » ne cesse-t-il de leur crier en faisant interposition. Mais il y a une économie générale, à la fois collective et individuelle, de la violence, avec des points critiques qui signalent l’arrivée aux limites de la capacité d’absorption et d’accommodation. En ces points s’ouvre alors une bifurcation aux termes simplissimes : ou renvoyer la violence du dehors vers le dehors, ou la retourner contre soi. À force d’intimer à ses camarades « d’arrêter », le héros se dirige inexorablement vers sa fin. Et c’est bien cette forme-là de la violence que le néolibéralisme apprécie par-dessus tout, encourage de fait même – en ne cessant de condamner l’autre. Que les salariés se suppriment. C’est bien triste, mais, disons les choses entre nous, comme solution radicale au problème des gêneurs, c’est épatant. Qu’ils sombrent dans la dépression, ça peut nous intéresser aussi : ne sommes-nous pas fondés à nous débarrasser des loques improductives ?
Toutes les fois où des salariés choisissent autre chose que leur destruction, le ministère de la propagande intégrée est là, entier, écumant, pour leur tomber dessus : France 2, BFM, France Info (la BFM étiquetée « service public »), France Inter dont les matinaliers s’égosillent à chaque occasion pour savoir si tout de même on ne condamne pas ces violences. Car voilà : il faut « condamner les violences ». En 2010, Pujadas, à l’aise, croit pouvoir se faire en petite foulée le syndicaliste des Conti après le passage des ordinateurs de la sous-préfecture de Compiègne par la fenêtre. Le malheureux : il ne sait pas qu’il est tombé sur un os. L’os s’appelle Xavier Mathieu et lui, qui ne pratique pas la reptation comme l’autre, a une colonne vertébrale. Ici, coup d’arrêt : le tribunal des procureurs médiatiques, c’est fini. L’ère des condamnations sélectives « des violences », c’est terminé. Voulez-vous parler « des violences » ? C’est parfait, examinons-en donc le tableau d’ensemble. Mais c’est ce que le ministère de la propagande qui s’ignore ne veut en aucun cas ! Lui, ce qui l’intéresse, ce sont les chemises de DRH et rien d’autre. Qu’on lui donne une voiture de PDG sur le toit comme dans le film de Brizé, là oui, sa joie est faite. Mais le film, précisément, a le mauvais goût de montrer aussi tout ce qui conduit à la voiture à l’envers – car elle ne s’y est pas mise toute seule, et l’hypothèse de la sauvagerie naturelle des ouvriers n’y suffit pas non plus. Loi générale : les gens font des choses parce qu’on leur a fait des choses. Or, ici, les choses qu’on leur a faites, on les voit. Du coup, les choses qu’ils font, on les comprend – au double sens du terme même. Si le film de Brizé est étouffant quand il semble nous laisser sans issue, il est politiquement salutaire quand il restaure les images manquantes, les images antécédentes – celles que les médias prennent bien soin de ne jamais montrer, pour que surtout jamais on ne comprenne.
Pendant ce temps, la racaille éditorialiste, qui ne supporterait pas qu’on lui fasse le centième de ce qu’on fait ordinairement à la classe ouvrière, et quand on la met au travail et quand on la jette hors du travail, continue de donner des leçons. Des dossiers préfectoraux au vent, des vitrines brisées, des sacs de nuggets en déshérence, c’est très grave. Goodyear : divorces par dizaines, naufrages individuels dans l’alcoolisme, surendettements, maisons vendues, 750 salariés sans solutions, RSA. Seize suicides aussi. Les médias avaient parlé du « saccage » de la sous-préfecture de Compiègne. À seize suicidés chez Goodyear, on passe le seuil technique du « saccage » ? on ne le passe pas ?… On ne l’a pas passé. L’humanisme étendu souffre plus pour les nuggets ou les ordinateurs, dont il est vrai qu’on ne souligne pas assez la cause.
Et puis, disait Berkeley, esse est percipi : être, c’est être perçu. C’est formidable, pense aussitôt la racaille : de ce qu’on ne voit pas, on peut donc dire qu’il n’existe pas ! C’est cela même contre quoi lutte le film de Brizé, contre cette élévation de l’injustice au carré qui consiste en le déni de l’injustice. Et si, élargissant le champ des perceptions, commençant à y faire entrer les causes prochaines ordinairement occultées, si, faisant cela, il nous aide, c’est pour nous acheminer vers une décision, une décision éclairée même, puisqu’il nous en met tous les éléments sous les yeux. C’est que nous voilà rendus à un grand carrefour civilisationnel, une grande ligne de partage politique des eaux. Deux partis s’offrent : le parti des nuggets et le parti des hommes. On va voir qui choisit quoi.
Frédéric Lordon
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]

samedi 7 avril 2018

Ce mec a emprunté 500 000 euros avec la ferme intention de ne jamais les rembourser / This guy borrowed 500 000 euros with the firm intention to pay off them never

En 2008, le militant anticapitaliste Enric Durán a emprunté 492 000 € à 39 organismes de crédits différents. Il a tout reversé à des causes anticapitalistes.


En 2008, le militant anticapitaliste Enric Durán a emprunté 492 000 € à 39 organismes de crédits différents sans aucune intention de les rembourser. Mais –comme on peut s'y attendre de la part d'un militant anticapitaliste –, il n'a pas tout claqué dans des couteaux de cuisine en diamants et des frisbees de luxe. Au lieu de ça, il a reversé son fric à quelques causes anticapitalistes indéterminées et le reste à Crisi, un journal gratuit qui a détaillé sa façon de procéder et encouragé la population à faire pareil.
Ce geste hardi de Robin des Bois des temps modernes a fait de lui un héros du jour au lendemain. Mais le problème, quand on devient un héros en jouant avec la légalité, c'est que la police se fait une joie de vous coffrer. Enric a donc passé deux mois en prison en 2011 et a été relâché en attendant son procès, qui s'est tenu le mois dernier. Au minimum, il risquait 8 ans en cage, ce qui explique sûrement pourquoi il a refusé d'assister aux premières convocations. Un mandat d'arrêt a donc été émis à son encontre.
Ça faisait deux ans que j'essayais d'interviewer Enric, mais – que les 14 organismes de crédit qui essayent de l'envoyer en prison pour détournement de fonds en témoignent – c'est un mec sur lequel il est assez difficile de mettre la main. Après d'innombrables emails, nous sommes convenus d'un entretien Skype. Qui a été repoussé de trois heures, mais j'imagine que quand on essaie de mettre en œuvre le renversement complet du système capitaliste, on évolue dans un espace-temps différent. Quand on a enfin réussi à discuter, on a parlé d'enculer les banques, de la théorie de la désobéissance civile et de son dernier projet : créer une ville complètement autonome dans la banlieue de Barcelone.


Enric avec un exemplaire de son journal, Crisi
VICE : Hey Enric, qu'est-ce qui s'est passé exactement avec ton procès ?
Enric Durán : 
La Cour a accepté la démission de mon avocat le 13 février et m'a demandé de revenir le 18, ce que je n'ai pas fait. Aujourd'hui, ce n'est pas très clair. Je ne sais pas s'ils veulent porter l'affaire plus loin parce que je n'ai toujours pas de nouvel avocat, donc continuer serait aller contre mes droits.
Je vois. Revenons au début. Tu es activiste depuis 2000. Comment est-ce que tu t'es intéressé au système financier ?Revenons plutôt à l'époque ou j'ai rejoint le mouvement antimondialisation. En 2005, j'avais commencé à lire un tas de trucs sur la crise de l'énergie, qui était liée au système financier. J'ai réalisé que non seulement ce système était indésirable, mais que ça ne pouvait tout simplement plus continuer comme ça. C'est ce qui a fait naître en moi cette idée d'acte de désobéissance – récupérer l'argent des banques pour l'investir dans des projets anticapitalistes.
Contracter tous ces emprunts était une manière de démontrer comment il est possible de tirer avantage du système ?Il y avait plusieurs idées derrière, mais deux objectifs principaux. L'un était de dénoncer le système financier comme quelque chose d'insoutenable, le second était de montrer que l'on pouvait être désobéissants, courageux, et que l'on pouvait se responsabiliser. Quand j'ai commencé tout ça, j'étais inspiré par des personnages historiques comme Gandhi, et je pensais qu'il était important de porter des actions comme les siennes au XXIe siècle. Nous voulions utiliser l'argent pour un projet qui prouverait que le capitalisme n'était pas la seule voie possible.


Enric devant le tribunal
Comment tu as fait pour emprunter autant de fric ?C'était entre l'été 2005 et le printemps 2008 – il y a à peu près 3 ans, donc. Je me suis renseigné sur les rouages du système d'emprunts, sur les informations que requéraient les banques avant d'accorder un prêt. J'ai appris à exploiter les failles du système. Au début, pour trois demandes que je faisais, j'obtenais un prêt. À la fin, j'en obtenais neuf pour dix demandes. Je suis devenu super efficace. Par exemple, la Banque d'Espagne communique les informations sur les prêts aux autres banques mais seulement pour les prêts supérieurs à 6 000 €. Du coup, je n'ai demandé que des prêts inférieurs à ce montant pendant deux ans, et je transférais systématiquement l'argent pour ne pas que la Banque d'Espagne me grille en contrôlant mes comptes.
Est-ce qu'il y a eu un moment où tu t'es dit : « Putain de merde, j'ai quand même un sacré paquet de fric » ? Ou est-ce que tu investissais tout, tout de suite ?
L'argent était tout de suite investi. Je n'ai jamais eu plus de 50 000 € en même temps. Tout était toujours distribué à différents projets.
Tu n'as révélé aucun des projets dans lesquels tu avais investi, mais sais-tu si l'un d'eux a des problèmes suite à un de tes « dons » ?Pas du tout. En fait, il apparaît que les banques se foutent royalement de savoir où l'argent est passé. Elles n'ont jamais fait aucune enquête et, comme c'était un acte politique, ils voulaient juste me réprimander moi. Ils ne voulaient pas rendre ça plus gros que ça ne l'était déjà.
Tu publies ton propre journal, Crisi. Pourquoi tu n'as pas utilisé les médias traditionnels pour se faire l'écho de ton combat ?J'ai passé pas mal de temps à me demander comment j'allais rendre l'histoire publique. Je voulais qu'elle touche le plus de monde possible, mais j'avais peur des représailles. Donc on a décidé d'utiliser une partie de l'argent pour imprimer le journal, et je pense que c'est l'une des meilleures décisions qu'on ait prises. Les médias ont compris que ce journal était distribué dans la rue, ils ne voulaient pas passer à côté d'un sujet, donc au final, publier notre propre journal nous a aidés à diffuser notre message dans la presse mainstream.


Si tu devais réussir la mission que tu t'es fixée, quelles seraient les conséquences ? À quoi ressemblerait le monde ?

Plein de gens l'ont déjà fait par accident ; ne pas payer ses dettes est une des causes principales du récent effondrement du système financier. Bon, il ne s'agissait pas vraiment de petits crédits et d'hypothèques privées mais de grosses constructions, de sociétés immobilières qui ne pouvaient pas payer leurs dettes et qui ont fait faillite. Il est peu probable qu'on arrive à dessein à provoquer cet effondrement, mais la chose importante à retenir c'est que de petits changements, des petites décisions peuvent quand même rendre le monde meilleur.
Tu dis souvent : « Je préfère une liberté dangereuse à une servitude paisible. » Tu milites pour la désobéissance civile, en somme.
Ouais, tout repose sur ce que tu penses être juste. Il faut agir en son âme et conscience pour faire du mieux qu'on peut, même s'il y a une autorité pour nous dire de faire autrement. Il serait intéressant de lancer un débat sur l'efficacité du système et sur la manière dont le système judiciaire fonctionne. C'est un système prison qui ne vient en aide à personne – ni les victimes, encore moins les prisonniers ou le gouvernement, qui doivent payer pour tout. C'est le moment de tout repenser et de créer quelque chose de nouveau, non ?
J'ai l'impression que t'es une espèce de cobaye kamikaze qui essaye de démembrer le système et de voir si un système alternatif peut fonctionner.
L'objectif principal est de construire un autre système en repartant de rien. Un système ouvert que personne ne t'oblige à rejoindre. Nous pouvons tout revoir avec cette liberté et décider comment nous voulons que le système de santé, l'éducation, l'économie et tout le reste fonctionnent. Nous l'avons déjà mis en pratique à travers la Coopérative intégrale catalane (CIC) et d'autres projets.


Le QG de la Coopérative intégrale catalane
Ouais, parle-moi de la CIC.
C'est une assemblée où nous avons construit une économie commune, organisé la consommation, couvert les besoins, organisé tout le travail et établi des relations financières afin de soutenir de nouveaux projets de production. Nous avons une infrastructure pour couvrir la santé, les besoins alimentaires de base, les transports, l'énergie – toutes les bases. L'idée principale, c'est que la coopérative se fonde sur l'autonomie. Nous avons besoin de profonds changements dans les relations humaines, de plus de confiance entre les gens. Une révolution intégrale, ça ne consiste pas uniquement à changer le système économique, mais à tout changer, à changer l'être humain. Nous souhaitons changer chaque aspect de la vie.
Tu souhaites un jour fonder un parti politique pour soutenir tes idées ?
Le gros problème, ici, c'est que le concept de parti politique est en contradiction avec l'esprit d'assemblée. L'assemblée est un processus ouvert qui fonctionne par consensus. Le concept du parti politique, lui, est basé sur la confrontation.
source : https://www.vice.com/fr/article/4wz3kd/eric-duran-le-robin-des-bois-catalan