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lundi 11 janvier 2016

A propos des Dominants / About the Dominant

source : http://michelcollon.info/A-propos-des-Dominants.htmlRobert Charvin

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8 janvier 2016
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En France et en Europe, l'idéologie dominante est le confusionnisme : on n'admet pas la structuration de classe, assimilée à une obscénité intellectuelle archaïque. Bourdieu a été l'objet de toutes les agressions pour avoir tenté d'établir une « anthropologie globale » de la classe dirigeante ! Il est en effet des sujets qu'il convient de ne pas aborder !



Les dominants entendent s’octroyer à eux-mêmes le droit de s’auto-analyser... avec l’indulgence qui s’impose. A défaut, la connaissance de ce phénomène essentiel qui est le consentement inconscient que les individus accordent au monde qui s’impose sans bénéfice pour eux, risque de conduire à la critique de la domination !

L’air du temps conduit à s’apitoyer (sans faire grand chose pour autant) sur la pauvreté extrême. Une « classe moyenne » sans frontière engloberait la grande majorité de la population ; au mieux, on la subdivise en une « upper middle class » et une « lower middle class ». Elle est idéalisée : la « moyennisation » d’ensemble permettrait l’épanouissement de la démocratie, en dépit du constat que la démonstration contraire a été faite dans les années 1930-1940 avec le ralliement aux divers fascismes des classes moyennes. Malgré aussi l’appui qu’elles apportent dans les pays du Sud où elles sont apparues aux régimes autoritaires qui leur offrent quelques privilèges (dans la Tunisie de Ben Ali, dans l’Égypte de Moubarak et dans les diverses dictatures que l’Amérique du Sud a connu, au Chili, par exemple).

== Pour comprendre le fonctionnement et les contradiction de notre société, il est pourtant indispensable de savoir qui la dirige et qui en profite effectivement. L’approche de la classe dominante est prudente et discrète. Le simple fait de noter qu’elle est très restreinte et d’analyser ses composantes relève de la subversion ! Ce petit monde est constitué des milieux d’affaires, des hauts fonctionnaires et des politiciens des sommets de l’État et de quelques personnalités médiatisées de toutes disciplines. Ces dominants sont en osmose, proches d’une caste à la fois diverse et homogène. Cette petite communauté est opaque pour tout le reste de la population : on ne connaît pas ses revenus réels ; on n’imagine pas son mode de vie, on ignore les moyens qu’elle emploie pour se pérenniser. Vouloir la rendre transparente (ce qui est un désir rare, car on préfère ausculter avec moins de risque la pauvreté) est assimilé à une agression politique destructrice de l’ordre public et qualifié de populisme anti- élitiste ! Les relations public-privé, argent-pouvoir politique et médias, clés des « réussites » individuelles « doivent » échapper à la transparence et donc à tout contrôle. La corruption (de formes variées) qui y règne échappe souvent aux procédures judiciaires qui s’enlisent faute de détenir les clés probantes. Il est difficile d’en pénétrer la réalité profonde.

Ce petit « complexe politico-médiatico-affairiste » est en effet surarmé. Il a la maîtrise de l’argent, ce qui lui permet d’en acquérir toujours davantage (sauf accident) et d’acheter les hommes qui lui sont utiles ; il dirige les communications, ayant acquis les grands médias, ce qui lui permet de formater les esprits, de fabriquer les leaders, de fixer « l’ordre du jour » et le vocabulaire du débat politique et de faire pression sur leurs comparses au sein de leurs monde ; il produit le droit (sauf exception) et l’interprète à son gré, grâce à ses juristes de cour (les vrais « intellectuels de marché »), et malgré les juges qu’il ne cesse de dénoncer les qualifiant de « rouges », ce qu’ils sont pourtant si rarement !

Tout en ayant pris ses distances vis-à-vis du catholicisme, il conserve des relations solides avec les institutions religieuses. Si la foi est tiède (le laxisme dans le domaine du sexe et de tous les plaisirs est sans borne), le respect affiché vis-à-vis du Pape et de l’Église reste « utilisable », notamment en période de crise. La caste dirigeante veut conserver la capacité de se couvrir de quelques oripeaux de spiritualité.

== On s’étonne que le parcours de nombreuses personnalités soit un cheminement de gauche à droite et pratiquement jamais l’inverse ; on ne saisit pas pourquoi toute victoire progressiste soit rapidement suivie d’un échec et d’une régression générale (Front Populaire, Libération, 1981, etc.) ; on assimile difficilement le fait que toute pensée critique est ultra minoritaire, sauf en d’exceptionnelles périodes. On est surpris de la faiblesse des opposants à ce système pourtant oligarchique.

Le plus surprenant est ailleurs. Il est dans l’existence permanente, malgré tout, d’une action contestataire et d’une réflexion anti-système vivante, alors qu’il est même difficile de savoir quel est le véritable adversaire des droits et du bien-être de la grande majorité ! Cette survie, évidemment insatisfaisante, a toutefois d’autant plus de mérite que les forces de droite et celles de la « gauche » social-démocrate créent une confusion croissante, mêlant leur programme et leur pratique au point qu’ils deviennent indistincts. Ce « mixage » délibéré, résultat de leur échec respectif, vise à la fois à satisfaire le monde des affaires et de séduire le « petit peuple ». Le grand écart et la dissimulation du réel ainsi provoqués ne dérangent aucunement les « partis de gouvernement », même s’ils perdent en route de nombreux adhérents (dont souvent ils n’ont que faire). Le résultat est un brouillard profond jeté sur la vie sociale et politique, conduisant à un discrédit du politique, à un abstentionnisme massif et croissant et à l’extension d’un esprit néo-fasciste dans la population, comme en témoignent les succès du F.N. La progression du F.N dérange davantage la droite (qui tente de lui ressembler) que la social-démocratie. Obsédés d’élections, les socialistes espèrent faire du F.N le principal adversaire au détriment de la droite classique. Ils ne se privent pas cependant d’envisager la possibilité d’une coalition « droite-gauche », qui est d’ailleurs en voie de réalisation locale.

== Ce qui caractérise la pratique constante des dominants, c’est la concentration de tous leurs efforts sur la seule tactique. Qu’il s’agisse de rivalités personnelles, de concurrences claniques, de luttes de partis, les dominants n’ont pas pour arme une stratégie ou un système de valeurs, quoiqu’ils disent. Ils ont simplement la maîtrise de toutes les procédures concevables : leur seule fin, qui est de se pérenniser, se trouve dans le meilleur usage possible des manipulations de toutes natures. A tous les récits, à toutes les idéologies, aux croyances, ils opposent la tactique !

== Cette classe dirigeante parce que dominante, vivant sur une autre planète que celle du reste de la population, a une haute considération pour elle-même et un grand mépris pour ceux qui n’appartiennent pas à cette « élite » autoproclamée. Tous ses membres se sentent les « meilleurs » et se considèrent « irremplaçables » : l’autorité leur appartient naturellement. Ces « Importants », de premier choix, se sont convaincus, comme l’était hier la noblesse d’Ancien Régime, qu’ils sont seuls à pouvoir manier le gouvernail dans tous les domaines, particulièrement dans l’économie. Mais ce ne sont pas tous des héritiers. Nombreux sont des aventuriers du système, style Tapie, qui ont « réussi » à se rapprocher des grands groupes, de type Bolloré ou Bouygues. Le petit monde politique néo-conservateur ou social-démocrate regorge de ces petits « prodiges » dont les sommets de la caste dirigeante ont besoin. Les « mal-nés » qui ont pour seule conviction de profiter à fond du système et qui ont le sens du vent dominant, s’ils savent donner des gages, sont distingués au milieu de la masse des dominés de la « France d’en-bas ». La politique professionnelle est aujourd’hui l’équivalent du rôle que jouaient l’armée et l’Église pour les cadets sans terre de l’aristocratie d’autrefois ! L’origine « populaire » peut être même un atout : ils peuvent « plaire » plus facilement, même s’ils font tout pour s’éloigner du peuple dont ils sont issus ! Ils ont le choix pour leur carrière d’opter pour les différentes droites ou pour la fausse gauche (ce qui n’engage à rien), en restant prêts à se reconvertir si nécessaire pour adhérer à la mouvance la plus rentable. L’opportunisme est leur boussole : elle indique les « valeurs » à la mode qu’il faut promouvoir et surtout les intérêts qu’il ne faut pas égratigner ! Demain, des éléments « frontistes » et « patriotes », évidemment, pourront aussi servir, s’ils n’ont pas d’exigences anti-néo-libérales !

L’aristocratie italienne, malgré son mépris pour les « chemises noires », a conclu un accord avec Mussolini ! Tout comme l’industrie lourde et l’essentiel de la bourgeoisie allemande se sont liées au nazisme hitlérien (après l’élimination du courant « national et socialiste » préoccupé réellement de social). Le patronat français n’était pas à Londres, durant les années 1940-1944, mais à Vichy : il ne s’est manifesté ni contre la Gestapo ni contre la Milice. Il faisait des affaires ! Rien n’exclut demain en France et ailleurs une « recomposition » politique, fédérant tous les courants encore divergents ayant pour trait commun de n’être pas contre le système, c’est-à-dire le capitalisme financier : les castes dirigeantes ont pour tradition de s’accommoder de tous les régimes pourvu qu’ils ne remettent pas en cause leurs privilèges et leur domination. Elles savent rendre la monnaie de la pièce !

== Les castes dominantes pour diriger ont aussi besoin d’ « experts » et d’ « intellectuels » qu’il s’agisse hier d’un « grand » comme Raymond Aron ou d’un « petit » style Zemour ! Aucun système ne peut en effet se passer de ces agents de légitimation.

La lecture de ce qui se produit dans la société ne peut être laissée à la spontanéité des consciences individuelles. Il convient de les « guider » vers les analyses ne remettant rien en cause, y compris en usant de la fausse monnaie intellectuelle sur le marché des idées ! C’est ainsi qu’il faut doctement expliquer que les Français ne sont ni racistes ni xénophobes, malgré les « apparences », à la différence de tous les autres peuples de la planète. Il faut persuader, par exemple encore, que la croissance permet de réduire le chômage quasi-mécaniquement et que la lourdeur du Code du Travail est un obstacle majeur à l’embauche, ce qui exige beaucoup de talent ! Il faut entretenir un « techno-optimisme » fondé sur la croyance que les nouvelles techniques règlent tous les problèmes, y compris sociaux, ce qui rend inutiles les révolutions. Il faut légitimer l’hostilité aux Russes qui sont mauvais par nature, communistes ou pas, incapables qu’ils sont de comprendre la bienfaisance de l’OTAN ! A la différence des États-Unis, champions du monde de la démocratie et de l’ingérence humanitaire, y compris en Irak, qu’il est convenable de toujours admirer, malgré Guantanamo et les trente mille crimes annuels (souvent racistes).

Nombre de journalistes, de juristes et surtout d’économistes (surtout ceux des organismes privés) se bousculent pour offrir une crédibilité au système moyennant leur médiatisation lorsqu’ils ont un peu de talent, donc un certain impact sur l’opinion.

La classe dirigeante n’a besoin en effet que d’une pensée « utile » à court terme, c’est-à-dire ajustée à la logique économique du système mais capable aussi de faire croire qu’il peut satisfaire tout le monde.

L’intellectuel de cour n’a qu’à se couler, en l’enrichissant, dans la pensée commune venant d’en-haut sans faire plus d’écart personnel qu’il n’en faut pour se démarquer des autres et manifester un « quant à soi », ayant la vertu de faire croire au pluralisme. Sa panoplie est standard dans le vide idéologique et l’infantilisme préfabriqués par les grands médias :
Il doit toujours se placer à l’intérieur du système, évalué comme indépassable. Il doit écarter toute recherche des causes aux problèmes qui se posent et se satisfaire d’une analyse descriptive des faits, car toute cause profonde révélée est subversive. Par exemple, l’approche de la pauvreté et du sous-développement doit éviter la recherche de leurs origines.

En tant qu’ « expert », il n’a pas besoin de penser si ce n’est à ce qu’il a intérêt à penser s’il veut rester « expert ». Il n’est chargé que d’expliciter à posteriori les décisions prises « en haut », quitte à renouveler son argumentaire, compte tenu de « l’usure » des explications précédentes. C’est d’ailleurs ce savoir-faire qu’on lui enseigne essentiellement à l’ENA, dans les écoles de commerce et les facultés de droit, chargées de la reproduction de la pensée unique.

Il doit être aussi « moralisateur » : à défaut de pouvoir invoquer la légalité et le droit « trop objectifs » (sauf le droit des affaires concocté par les intéressés eux-mêmes). L’intellectuel de service doit user à fond de « l’humanitarisme-mode ». Il permet de tout justifier, y compris la guerre (« juste », évidemment) et la politique de force, selon les opportunités. Cela offre de la « dignité » aux pratiques les plus « voyous » !

Il doit convaincre que la démocratie se résume à la désignation élective des dirigeants soigneusement pré-sélectionnés par « l’élite » et que toute autre interprétation de ce système politique est d’inspiration marxiste, ce qui est jugé évidemment totalement dépassé.

Enfin et surtout, il doit pratiquer le culte de l’Entreprise, « source de toutes les richesses », agent vertueux de la concurrence « libre et non faussée », au service de l’intérêt général, en particulier des salariés.

Le discours dominant est ainsi globalement affabulateur ; il n’a qu’une visée tactique : séduire, faire diversion, faire patienter, diviser, rassembler, selon les circonstances. Il n’aide pas à comprendre. Il manipule. Il y réussit. Grâce à ses capacités à rebondir sans cesse en sachant prendre le vent.

Dans l’histoire contemporaine, la « pensée » conservatrice a été anti-républicaine avant d’être éminemment républicaine ; elle a été belliciste avant d’être pacifiste et collaborationniste (avec les nazis) puis interventionniste aujourd’hui ; elle a été férocement antisémite avant de devenir pro-israélienne et anti-arabe ; elle a été colonialiste puis promotrice du droit des peuples (contre l’URSS) mais anti-souverainiste (avec l’Europe).

Les néo-conservateurs et la social-démocratie d’aujourd’hui font mieux encore. Ils révèrent les États-Unis (surtout les « Sarkozistes » et les « Hollandais »), comme puissances tutélaires, championnes du renseignement contre leurs alliés ; ils dénoncent Daech, mais pactisent avec ses financiers (argent et pétrole obligent !) et ses inspirateurs (Arabie Saoudite, Qatar) ; ils transfigurent l’Europe des affaires en un vaste projet de paix et de prospérité (malgré ses 20 millions de chômeurs). Dans l’ordre interne, ils applaudissent Charlie et dans le même temps, licencient des humoristes et les journalistes « dangereux » de leurs médias ; ils donnent toujours raison au Médef et toujours tort à la CGT. Ils dénoncent le FN mais lui font une publicité constante. Ils sont pour la démocratie et les libertés, mais tout autant pour un « État fort », comme l’écrit Juppée, capable de les réduire ! Grâce au terrorisme imbécile, ils peuvent instrumentaliser la peur pour leur seul profit !

En dépit du simplisme chaotique de ces positions, les victoires idéologiques s’accumulent. Les dominants subissent parfois des défaites (comme celle du référendum sur le projet de « Constitution » européenne de 2005), mais elles sont rares. Pour les néo-socialo-conservateurs, perdre la guerre contre les dominés est impensable. Tout le jeu est de « s’arranger » entre soi et tous les moyens sont bons !

Le « modèle » étasunien s’impose, qui combine conformisme et diversité, esprit libéral (à New-York) et autoritarisme raciste (au Texas), laxisme et rigorisme, obscurantisme (avec les sectes) et culte de l’innovation, etc.

Les dominants, à quelques cas particuliers près, en réalité, ne font pas de politique ; ils font des affaires et ils font carrière. Il peuvent être tout à la fois, parce que tout ce qui ne relève pas de leur petit monde leur est indifférent:ils peuvent faire dans le « démocratisme » ou dans la violence et la torture (comme durant la guerre d’Algérie). Indifféremment.

Neuilly et le « tout Paris », mobilisés par la course à l’argent, par l’auto-congratulation permanente et les « renvois d’ascenseur » nécessaires, sont loin de toute réalité concrète qui fait le quotidien du plus grand nombre. Comme l’écrit Tomaso de Lampedusa, ils sont prêts à tout, la liberté ou le fascisme, afin que « tout change pour que rien ne change » d’essentiel : leur propre fortune et leur place dans la société.

Ils mêlent dans la société tous les archaïsmes mâtinés de pseudo-modernité : ils font la promotion du « risque » qu’ils ne courent pas, de la peur dont ils ont les moyens de se protéger, du refuge identitaire, dont ils se moquent par esprit cosmopolite, du repli sur la vie privée et l’individualisme, dont ils sont les seuls à pouvoir réellement jouir.

== Nul ne sait l’heure et les modalités de « l’atterrissage » de cette « France d’en-haut ». La prise de conscience de l’échec global de cette oligarchie est une perspective très vraisemblable, tant leur système est à la fois absurde, inéquitable et intellectuellement pitoyable. Mais, disposant de tous les moyens face à ceux qui n’ont pratiquement rien, les dominants peuvent encore prospérer un temps indéterminé, mais en usant de plus en plus de la force brutale. Dans l’attente active que les peuples tournent la page en se mettant au clair sur leur propre volonté, Victor Hugo revient en mémoire : « l’Histoire a pour égout des temps comme les nôtres ».

Janvier 2016
Robert Charvin
Source : Investig’Action

mardi 12 novembre 2013

La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps / The violence of the richs affects deeply the people's mind and body


Source : http://www.bastamag.net/article3432.html
LUTTE DES CLASSES

Monique Pinçon-Charlot : « La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps »

PAR 

Source : http://www.bastamag.net/article3432.html
Qui sont les riches aujourd’hui ? Quel impact ont-ils sur la société française ? Pour la sociologue Monique Pinçon-Charlot, les riches font subir au reste de la société une violence inouïe. Une violence banalisée grâce à un renversement du langage : les riches seraient des victimes, menacées par l’avidité du peuple. Elle dénonce un processus de déshumanisation, une logique de prédation, une caste qui casse le reste de la société. Et invite à organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel.
Basta ! : Qu’est-ce qu’un riche, en France, aujourd’hui ?
Monique Pinçon-Charlot [1] : Près de 10 millions de Français vivent aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté. Celui-ci est défini très précisément. Mais il n’existe pas de « seuil de richesse ». C’est très relatif, chacun peut trouver que son voisin est riche. Et pour être dans les 10 % les plus riches en France, il suffit que dans un couple chacun gagne 3000 euros.
Nous nous sommes intéressés aux plus riches parmi les riches. Sociologiquement, le terme « riche » est un amalgame. Il mélange des milieux très différents, et regroupe ceux qui sont au top de tous les univers économiques et sociaux : grands patrons, financiers, hommes politiques, propriétaires de journaux, gens de lettres... Mais nous utilisons délibérément ce terme. Car malgré son hétérogénéité, ces « riches » sont une « classe », mobilisée pour la défense de ses intérêts. Et nous voulons aujourd’hui contribuer à créer une contre-offensive dans cette guerre des classes que mènent les riches et qu’ils veulent gagner.
Pourquoi est-il si difficile de définir cette classe ?
La richesse est multidimensionnelle. Bourdieu parlait très justement de capital – capital économique, culturel, symbolique –, c’est ce qui donne du pouvoir sur les autres. A côté de la richesse économique, il y a la richesse culturelle : c’est le monde des musées, des ventes aux enchères, des collectionneurs, des premières d’opéra... Jean-Jacques Aillagon, président du comité des Arts décoratifs, vient d’être remplacé par un associé-gérant de la banque Lazard. Dans l’association des amis de l’Opéra, on retrouve Maryvonne Pinault (épouse de François Pinault, 6ème fortune de France), Ernest-Antoine Seillière (ancien président du Medef, 37ème fortune de France avec sa famille) [2]...
A cela s’ajoute la richesse sociale, le « portefeuille » de relations sociales que l’on peut mobiliser. C’est ce qui se passe dans les cercles, les clubs, les rallyes pour les jeunes. Cette sociabilité mondaine est une sociabilité de tous les instants : déjeuners, cocktails, vernissages, premières d’opéra. C’est un véritable travail social, qui explique la solidarité de classe. La quatrième forme est la richesse symbolique, qui vient symboliser toutes les autres. Cela peut être le patronyme familial : si vous vous appelez Rothschild, vous n’avez pas besoin d’en dire davantage... Cela peut être aussi votre château classé monument historique, ou votre élégance de classe.
Il existe aussi une grande disparité entre les très riches...
Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, est en tête du palmarès des grandes fortunes professionnelles de France, publié chaque année par la revueChallenges. Il possède 370 fois la fortune du 500ème de ce classement. Et le 501ème est encore très riche ! Comparez : le Smic à 1120 euros, le revenu médian à 1600 euros, les bons salaires autour de 3000 euros, et même si on inclut les salaires allant jusque 10 000 euros, on est toujours dans un rapport de 1 à 10 entre ces bas et hauts salaires. Par comparaison, la fortune des plus riches est un puits sans fond, un iceberg dont on ne peut pas imaginer l’étendue.
Malgré l’hétérogénéité de cette classe sociale, les « riches » forment, selon vous, un cercle très restreint.
On trouve partout les mêmes personnes dans une consanguinité tout à fait extraordinaire. Le CAC 40 est plus qu’un indice boursier, c’est un espace social. Seules 445 personnes font partie des conseils d’administration des entreprises du CAC 40. Et 98 d’entre eux détiennent au total 43 % des droits de vote [3] ! Dans le conseil d’administration de GDF Suez, dont l’État français possède 36 % du capital, il y a des représentants des salariés. Ceux-ci peuvent être présents dans divers comités ou commissions, sauf dans le comité des rémunérations. Cela leur est interdit. Qui décide des rémunérations de Gérard Mestrallet, le PDG ? Jean-Louis Beffa, président de Saint-Gobain, notamment. C’est l’entre-soi oligarchique.
Cela semble si éloigné qu’on peut avoir l’impression de riches vivant dans un monde parallèle, sans impact sur notre vie quotidienne. Vous parlez à propos des riches de « vrais casseurs ». Quel impact ont-ils sur nos vies ?
Avec la financiarisation de l’économie, les entreprises sont devenues des marchandises qui peuvent se vendre, s’acheter, avec des actionnaires qui exigent toujours plus de dividendes. Selon l’Insee, les entreprises industrielles (non financières) ont versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007 contre 40 milliards en 1993. Vous imaginez à quel niveau nous devons être sept ans plus tard ! Notre livre s’ouvre sur une région particulièrement fracassée des Ardennes, avec l’histoire d’une entreprise de métallurgie, qui était le numéro un mondial des pôles d’alternateur pour automobiles (les usines Thomé-Génot). Une petite entreprise familiale avec 400 salariés, à qui les banques ont arrêté de prêter de l’argent, du jour au lendemain, et demandé des remboursements, parce que cette PME refusait de s’ouvrir à des fonds d’investissement. L’entreprise a été placée en redressement judiciaire. Un fonds de pension l’a récupéré pour un euro symbolique, et, en deux ans, a pillé tous les savoir-faire, tous les actifs immobiliers, puis fermé le site. 400 ouvriers se sont retrouvés au chômage. C’est un exemple parmi tant d’autres ! Si vous vous promenez dans les Ardennes aujourd’hui, c’est un décor de mort. Il n’y a que des friches industrielles, qui disent chaque jour aux ouvriers : « Vous êtes hors-jeu, vous n’êtes plus rien. On ne va même pas prendre la peine de démolir vos usines, pour faire des parcs de loisirs pour vos enfants, ou pour planter des arbres, pour que vous ayez une fin de vie heureuse. Vous allez crever. »
Comment s’exerce aujourd’hui ce que vous nommez « la violence des riches » ?
C’est une violence inouïe. Qui brise des vies, qui atteint les gens au plus profond de leur corps, de leur estime, de leur fierté du travail. Être premier dans les pôles d’alternateur pour automobiles, c’est faire un travail de précision, c’est participer à la construction des TGV, à l’une des fiertés françaises. Casser cela est une violence objective, qui n’est ni sournoise ni cachée, mais qui n’est pas relayée comme telle par les politiques, par les médias, par ces chiens de garde qui instillent le néolibéralisme dans les cerveaux des Français. Pour que ceux-ci acceptent que les intérêts spécifiques des oligarques, des dominants, des riches, deviennent l’intérêt général.
Comment cette violence objective se transforme-t-elle en assujettissement ?
C’est une forme d’esclavage dans la liberté. Chacun est persuadé qu’il est libre d’organiser son destin, d’acheter tel téléphone portable, d’emprunter à la banque pendant 30 ans pour s’acheter un petit appartement, de regarder n’importe quelle émission stupide à la télévision. Nous essayons de montrer à quel système totalitaire cette violence aboutit. Un système totalitaire qui n’apparaît pas comme tel, qui se renouvelle chaque jour sous le masque de la démocratie et des droits de l’homme. Il est extraordinaire que cette classe, notamment les spéculateurs, ait réussi à faire passer la crise financière de 2008 – une crise financière à l’état pur – pour une crise globale. Leur crise, est devenue la crise. Ce n’est pas une crise, mais une phase de la guerre des classes sans merci qui est menée actuellement par les riches. Et ils demandent au peuple français, par l’intermédiaire de la gauche libérale, de payer. Et quand on dit aux gens : « Ce n’est quand même pas à nous de payer ! », ils répondent : « Ah, mais c’est la crise »...
Pourquoi et comment les classes populaires ont-elles intégré cette domination ?
C’est une domination dans les têtes : les gens sont travaillés en profondeur dans leurs représentations du monde. Cela rend le changement difficile, parce qu’on se construit en intériorisant le social. Ce que vous êtes, ce que je suis, est le résultat de multiples intériorisations, qui fait que je sais que j’occupe cette place-là dans la société. Cette intériorisation entraîne une servitude involontaire, aggravée par la phase que nous vivons. Avec le néolibéralisme, une manipulation des esprits, des cerveaux, se met en place via la publicité, via les médias, dont les plus importants appartiennent tous à des patrons du CAC 40.
Sommes-nous prêts à tout accepter ? Jusqu’où peut aller cette domination ?
Dans une chocolaterie qu’il possède en Italie, le groupe Nestlé a proposé aux salariés de plus de cinquante ans de diminuer leur temps de travail [4], en échange de l’embauche d’un de leurs enfants dans cette même entreprise. C’est une position perverse, cruelle. Une incarnation de ce management néolibéral, qui est basé sur le harcèlement, la culpabilisation, la destruction. Notre livre est un cri d’alerte face à ce processus de déshumanisation. On imagine souvent que l’humanité est intemporelle, éternelle. Mais on ne pense pas à la manipulation des cerveaux, à la corruption du langage qui peut corrompre profondément la pensée. Le gouvernement français pratique la novlangue : « flexi-sécurité » pour ne pas parler de précarisation, « partenaires sociaux » au lieu de syndicats ouvriers et patronat, « solidarité conflictuelle ». Le pouvoir socialiste pratique systématiquement une pensée de type oxymorique, qui empêche de penser. Qui nous bloque.
Les riches entretiennent une fiction de « surhommes » sans qui il n’y aurait pas travail en France, estimez-vous. Menacer les riches signifie-t-il menacer l’emploi ?
Cette menace est complètement fallacieuse. Dans la guerre des classes, il y a une guerre psychologique, dont fait partie ce chantage. Mais que les riches s’en aillent ! Ils ne partiront pas avec les bâtiments, les entreprises, les autoroutes, les aéroports... Quand ils disent que l’argent partira avec eux, c’est pareil. L’argent est déjà parti : il est dans les paradis fiscaux ! Cette fiction des surhommes fonctionne à cause de cet assujettissement, totalitaire. Quand on voit le niveau des journaux télévisés, comme celui de David Pujadas, il n’y a pas de réflexion possible. En 10 ans, les faits divers dans les JT ont augmenté de 73 % !
Certains se plaignent d’une stigmatisation des « élites productives ». Les riches ont-ils eux aussi intériorisé ce discours, cette représentation ?
Notre livre s’ouvre sur une citation extraordinaire de Paul Nizan [5] : « Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il est nécessaire [à la bourgeoisie] de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui ». C’est pour cela que cette classe est tout le temps mobilisée : les riches ont sans cesse besoin de légitimer leur fortune, l’arbitraire de leurs richesses et de leur pouvoir. Ce n’est pas de tout repos ! Ils sont obligés de se construire en martyrs. Un pervers narcissique, un manipulateur, passe en permanence du statut de bourreau à celui de victime, et y croit lui-même. C’est ce que fait l’oligarchie aujourd’hui, par un renversement du discours économique : les riches seraient menacées par l’avidité d’un peuple dont les coûts (salaires, cotisations...) deviennent insupportables. On stigmatise le peuple, alors que les déficits et la dette sont liés à la baisse des impôts et à l’optimisation fiscale.
Depuis que le parti socialiste est au pouvoir, qu’est-ce qui a changé ? Y a-t-il eu des améliorations concernant cette violence des riches que vous dénoncez ?
On ne peut pas parler d’amélioration : nous sommes toujours dans un système oligarchique. Nos dirigeants sont tous formés dans les mêmes écoles. Quelle différence entre Dominique Strauss-Kahn et Nicolas Sarkozy ? Je ne suis pas capable de vous le dire. L’histoire bégaye. Un exemple : le secrétaire général adjoint de l’Élysée est actuellement Emmanuel Macron, qui arrive directement de la banque d’affaires Rothschild. Sous Nicolas Sarkozy, ce poste était occupé par François Pérol, qui venait aussi de chez Rothschild. Les banques Lazard et Rothschild sont comme des ministères bis [6] et conseillent en permanence le ministre de l’Économie et des Finances. La mission de constituer la Banque publique d’investissement (BPI) a été confiée par le gouvernement à la banque Lazard... Et la publicité sur le crédit d’impôt lancé par le gouvernement a été confiée à l’agence Publicis. Qui après avoir conseillé Nicolas Sarkozy conseille maintenant Jean-Marc Ayrault. On se moque de nous !
Pierre Moscovici et François Hollande avait promis une loi pour plafonner les salaires de grands patrons [7]. Ils y ont renoncé. Pierre Moscovici a annoncé, sans rire, qu’il préférait « l’autorégulation exigeante ». Des exemples de renoncement, nous en avons à la pelle ! Le taux de rémunération du livret A est passé de 1,75 % à 1,25 %, le 1er août. Le même jour, Henri Emmanuelli, président de la commission qui gère les livrets A [8], a cédé au lobby bancaire, en donnant accès aux banques à 30 milliards d’euros supplémentaires sur ces dépôts. Alors qu’elles ont déjà reçu des centaines de milliards avec Nicolas Sarkozy ! Elles peuvent prêter à la Grèce, au Portugal, avec un taux d’intérêt de 8 ou 10 %... Avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), entré en vigueur le 1er janvier 2013, c’est encore 20 milliards d’euros de recettes fiscales en moins chaque année, offerts aux entreprises, et qui plombent le déficit public de façon absolument considérable.
Le Front national a un discours virulent contre les « élites » françaises. N’avez-vous pas peur que votre analyse soit récupérée par l’extrême-droite ?
Nous ne disons pas que les politiques sont « tous pourris », comme le fait le FN. Nous proposons une analyse en terme de classes, pour donner à voir des mécanismes sociaux. Nous cherchons à dévoiler le fonctionnement de cette caste qui casse le reste de la société, dans une logique de prédation qui va se poursuivre dans une spirale infernale. Le Front National désigne comme bouc émissaire l’immigré ou le Rom, donnant en pâture ce qui est visible. Le Rom est d’ailleurs devenu un bouc émissaire transversal à l’échiquier politique, depuis la gauche libérale avec Manuel Valls jusqu’au Front National. Si on doit pointer précisément un responsable à la situation actuelle, c’est plutôt une classe sociale – les riches – et un système économique, le néolibéralisme. Puisqu’il faut des formules fortes : le banquier plutôt que l’immigré !
Vous parlez dans votre ouvrage d’une guerre des classes qui n’est pas sans visage. N’y a-t-il pas un enjeu justement à « donner des visages » à cette classe, comme vous le faites ?
C’est une nécessité absolue. Il faut s’imposer d’acheter chaque année ce bijou sociologique qu’est le palmarès du magazine Challenges. Et s’efforcer d’incarner, de mettre des visages sur cette oligarchie... C’est une curiosité nécessaire, les gens doivent être à l’affût de cette consanguinité, de cette opacité, de la délinquance financière. Nos lecteurs doivent se servir de notre travail pour organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel, empêcher ce sentiment d’impunité qu’ils ont aujourd’hui, car ils savent que personne n’ira mettre son nez dans leurs opérations financières totalement opaques.
Nous avons aussi expérimenté des visites ethnographiques dans les quartiers riches, pour vaincre nos « timidités sociales ». Se promener dans les beaux quartiers, leurs cinémas, leurs magasins, leurs cafés, est un voyage dans un espace social. Il faut avoir de l’humilité pour accepter d’être remis à sa place, ne pas se sentir à l’aise, se sentir pauvre car vous ne pouvez pas vous payer une bière à six euros. Mais c’est une expérience émotionnelle, existentielle, qui permet des prises de conscience. Une forme de dévoilement de cette violence de classe.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
Photo de une : complexe de Paraisópolis, à proximité d’une favela, au sud de São Paulo (Brésil) / Tuca Vieira













A lire : Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale, Éditions Zones / La découverte, 2013, 256 pages, 17 euros.

Notes

[1Monique Pinçon-Charlot est sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié avec Michel Pinçon Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Le Seuil, 2007), et Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones/La Découverte, Paris, 2010).
[2Pour plus d’information sur ce sujet, voir la liste des personnalités qui siègent dans les conseils d’administration des grands musées.
[3Chiffres établis par le mensuel Alternatives économiques.
[4De quarante à trente heures par semaine avec simultanément une baisse de salaire de 25 % à 30 %.
[5Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932
[6Voir Ces messieurs de Lazard, par Martine Orange, éd. Albin Michel, 2006
[7Comme cela a été fait pour les grands patrons du secteur public qui ne peuvent plus être payés plus que 20 fois la moyenne des salaires de l’entreprise.
[8Commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations