Affichage des articles dont le libellé est Illich Ivan. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Illich Ivan. Afficher tous les articles

mercredi 7 mai 2025

La subsistance : l’écologie des classes populaires

Source :  https://www.amisdelaterre.be/ressources/la-subsistance-analyse/
 
 

Comment rendre l’écologie populaire ? Cette question, souvent exprimée depuis le point de vue des classes moyennes, témoigne d’un manque de (re)connaissance des pratiques écologiques des milieux populaires. Pourtant, bien avant d’être le cheval de bataille des associations environnementales, la réparation, la récup’, la mobilité douce, les circuits courts font partie du mode de vie de la majorité de la population, tout comme des liens de solidarité forts, avant que le capitalisme ne dépossède les gens de leurs moyens d’actions.

Au croisement des enjeux sociaux, écologiques, mais aussi féministes et anti-impérialistes, en partant d’exemples d’auto-organisations des milieux populaires à Namur, nous allons voir que l’économie de subsistance offre de nouvelles perspectives, de nouveaux rapports au monde, radicalement alternatifs à la croissance capitaliste.

A Namur, le peuple s’auto-organise

C’est l’année dernière que j’ai rencontré Luc Lefebvre, à la suite d’une manifestation pour le droit au droit au logement à Namur, dans le cadre de la semaine « Housing Action Days ». Luc est militant chez LST (Luttes Solidarités Travail), association à travers laquelle des personnes vivant dans la pauvreté organisent leurs luttes contre la misère, différentes formes d’auto-organisation de leurs moyens d’existence et la création de rapports de solidarité. Depuis les années 80, les militant·es de cette association ont créé des logements, des potagers, mais aussi différents lieux de formation à l’action pour mener des luttes politiques. C’est dans cet esprit qu’est née La Caracole, à Namur, habitat communautaire autogéré qui permet à ces personnes de cultiver une capacité d’action autonome, une conscience collective des rapports domination et des formes d’organisation pour mener leurs luttes contre toute forme d’oppression.

A travers ces alternatives ancrées localement, se développe donc toute une « économie de subsistance », une manière d’organiser la production et les relations, alternative au capitalisme, en partant des besoins des personnes les plus opprimées. Mais comment définir la subsistance ? En quoi la lutte pour celle-ci éclaire des mécanismes d’exploitation et de dépossession spécifiques au capitalisme ?


La subsistance : la reproduction de la vie

Pour Marie Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, autrices éco-féministes, la production de subsistance inclut tout travail servant à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandise et de plus-value1.

Les économies basées sur la subsistance sont articulées autour des activités nécessaires à la vie : la production de nourriture, la construction de logements, la récupération, la confection et la réparation de vêtements, le travail du soin, l’éducation des enfants, les différents travaux ménagers… etc. Les activités domestiques, artisanales et paysannes constituent différentes formes de travail nécessaire à la reproduction sociale des êtres humains.

Le capitalisme repose sur la destruction ou l’absorption de ces formes d’économie.

Ce sont des exemples d’activités porteuses de sens. La subsistance repose aussi sur la coopération et des mécanismes de solidarité qui se concrétisent à travers la vie collective, mais aussi les échanges ou le don. Ce concept recouvre ainsi un grand nombre de savoirs, de pratiques plurielles, de cultures spécifiques permettant à des communautés ou des sociétés d’assurer leur existence, de façon équilibrée avec les écosystèmes dont elles dépendent.

Le capitalisme, système d’organisation sociale basé sur l’exploitation des êtres humains et de la nature, repose, au contraire, sur la destruction ou l’absorption de ces formes d’économie, selon sa logique propre. Ivan Illich, penseur critique de la société industrielle2, met en évidence la façon dont le capitalisme ne cesse de coloniser de nouveaux champs en détruisant les activités de subsistance de communautés, partout dans le monde, condamnant un nombre croissant de personnes à vivre dans la précarité, sous différentes formes d’exploitation.

Les dépossédé·es

Dans un rapport sorti en 2007 sur le « développement durable »1, les militant·es de LST ont montré, par exemple, comment des politiques écologiques  pensées depuis le point de vue des classes possédantes constituaient une atteinte à la survie de personnes des classes populaires. A travers des entreprises qui font de l’écologie un business, des investisseurs dépossèdent des personnes de leurs ressources matérielles. C’est le cas notamment des start-ups qui se développent autour du recyclage, en s’appropriant des ressources vitales pour des gens qui vivent à travers une économie informelle basée sur la récupération.

La marchandisation des « biens communs » a pour conséquence la perte d’autonomie.

Par exemple, les personnes qui vivaient, il y a quelques années, de la « mitraille », c’est-à-dire de la récupération des vieux métaux, sont dépossédées aujourd’hui de leur moyen de survie à travers une intégration de ces activités dans une logique de marché, au profit des propriétaires de ces entreprises. Aujourd’hui, il est quasiment impossible de trouver un bout de cuivre ou de métal et de s’échanger ces ressources de façon informelle.

On peut faire le même constat avec la transformation de squats en tiers-lieux branchés dédiés à la consommation, la vente lucrative des invendus alimentaires ou des vêtements de seconde main, qui étaient, il y a peu de temps, des ressources que l’on pouvait donner ou s’échanger gratuitement.

Les activités fondées sur le recyclage ou la récupération, autrefois populaires, deviennent progressivement une activité de luxe.

Au-delà de la privation matérielle, la marchandisation des « biens communs » a pour conséquence la perte d’autonomie d’un grand nombre de personnes, obligées d’accepter des emplois indignes, aliénant et mal payés, en subissant les rapports d’exploitation propres au travail salarié. Les gens sont aussi contraints d’acheter des marchandises parce que les conditions, les ressources communes, qui leur permettaient de vivre sans elles, ont disparu de leur environnement.

Dans ce contexte, les activités basées sur le recyclage ou la récupération, autrefois populaires, deviennent progressivement une activité de luxe pour celles et ceux qui en ont les moyens, soit en lançant une activité économique rentable, soit, pour les plus progressistes, en entamant une démarche de « simplicité de volontaire ». « Faire son potager soi-même » pour s’extraire de l’emploi et retrouver une autonomie d’action devient le plus souvent une activité réservée aux personnes ayant les ressources, l’espace et le temps de se détacher des rapports d’aliénation propres au travail salarié et à la société de consommation.

Un destin en commun

A travers le capitalisme, tout ce qui est « commun », abondant, gratuit est approprié progressivement, dans des processus souvent violents, par les classes possédantes. Ce système produit donc en permanence de la rareté. Pour satisfaire les besoins d’accumulation de capital, il s’agit de s’approprier toujours davantage de travail, de matières premières et de nouveaux marchés. Ainsi, les ressources naturelles sont pillées, les économies de subsistance détruites et les êtres humains enrôlés dans des rapports d’exploitation.

Cette réalité est une constante dans toute l’histoire du capitalisme, à travers notamment les politiques coloniales et impérialistes menées sur l’ensemble du globe. Aujourd’hui encore, sur tous les continents, des multinationales chassent de leurs terres des paysan·nes pour développer différents projets extractifs, que ce soit des projets agro-industriels ou des projets miniers. Des cultures, des manières d’organiser la reproduction de la vie, alternatives au capitalisme, sont ainsi détruites chaque jour. A ce sujet, Rosa Luxembourg, figure marxiste révolutionnaire du début du XXème siècle, parlait de « dissolution progressive et continue des formations précapitalistes1 ». La dépossession des moyens de survie des classes populaires illustre ce phénomène en cours, en Belgique, mais celui-ci n’est qu’un exemple d’une guerre à la subsistance menée dans le monde entier, depuis plusieurs siècles.

Crédit photo: Alexandre VanderSchueren

Les activités informelles n’ont toutefois pas toutes disparu sous le capitalisme. Mais bien souvent, le travail qui ne relève pas du secteur monétaire a été colonisé par ce système d’organisation sociale. Ainsi, la croissance économique repose sur toute une économie de l’ombre, portée en majorité par les femmes dans la sphère domestique. L’éducation des enfants, le soin aux personnes âgées, la préparation des repas, le ménage, constituent des exemples de travail gratuit, non monétarisé, mais qui participent à l’accumulation du capital. Ce travail ménager, Ivan Illich le qualifie de « travail fantôme ». Il s’agit d’une forme d’exploitation complémentaire à celle du travail salarié, non comptabilisé dans la production nationale, grâce auquel les propriétaires d’entreprise assurent la reproduction de leur force de travail. Les femmes enfantent, nourrissent, éduquent la force de travail qu’exploite le capital2.

Ainsi, bon nombre d’activités de subsistance ont été « subsumées », selon les termes d’Ivan Illich. A travers la colonisation du travail de subsistance, se constitue une communauté de destin entre catégories de personnes dépossédées et exploitées, entre les femmes, les paysan·nes et les personnes marginalisées qui vivent d’un travail informel, dans le monde entier, au Sud comme Nord.

Regarder le monde par en bas

Face au totalitarisme de l’argent qui exploite et détruit les vies humaines et non-humaines, la subsistance offre une perspective alternative, celle d’une réorganisation de l’économie en vue de la régénération du monde vivant au sens large.

Les paysan·es produisent à manger et reconstituent les écosystèmes. Les activités domestiques comme la cuisine, le ménage ou l’éducation des enfants, le soin en général, sont tout aussi vitales. Enfin, les personnes marginalisées luttent tous les jours pour assurer la reproduction de leur existence et celle de leurs proches.

La subsistance est une perspective économique qui est à la fois sociale, écologique, féministe et décoloniale.

Au travers de la croissance capitaliste, ces activités sont dévalorisées et exploitées. L’économie productiviste répand la mort, en provoquant l’effondrement de la biodiversité, le bouleversement climatique ou la destruction de millions d’écosystèmes et de modes de vie particuliers dont les êtres humains dépendent pour garantir leur reproduction. Loin d’une économie organisée en vue de l’enrichissement des plus puissants, la perspective de la subsistance nous invite au contraire à regarder le monde par en bas, depuis le point de vue de celles et ceux qui assurent la régénération de la vie. Il s’agit aujourd’hui de rendre central des activités portées par les catégories sociales les plus opprimées.

La subsistance est une perspective économique qui est à la fois sociale, écologique, féministe et décoloniale. Si le capitalisme s’est approprié « les ressources communes » pour en extraire une plus-value, il est peut-être temps de faire marche arrière, en militant pour la défense et la conquête de nouveaux « communs », dans chaque lieu de vie, afin de laisser la possibilité à des communautés décentralisées d’assurer l’essentiel de la reproduction de leur existence, de façon autonome, collective et solidaire. Partageant un destin et des intérêts communs sous le capitalisme, les conditions objectives sont peut-être réunies pour une nouvelle solidarité entre dépossédé·es et exploité·es, dans le cadre d’une lutte unitaire pour la subsistance…

Valéry Witsel

Les Amis de la Terre

1 Maria Mies et Veronika Bennholdt, La Subsistance, une perspective écoféministe, Editions la lenteur, 2024, p.57.
2 Ivan Illich, Le travail fantôme, Fayard, 1981.
1 Luttes Solidarité Travail, Regards et questions des travailleurs les plus pauvres sur les notions de « développement durable », juin 2007.
1 Rosa Luxembourg, Oeuvres complètes, tome V, L’accumulation du capital. Chap. 29, édition établie par Julien Chuzeville, Marie Laigle et Eric Sevault, 2019 (1913), p.434.
2L’exploitation gratuite du travail des femmes sous le capitalisme a été théorisée par les féministes marxistes Lise Vogel, Leopoldina Fortunati et Silvia Federici.

Photo de Valeriia Miller: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/escargot-sur-l-herbe-2546922/Texte paru sur le site de la Revue Politique

dimanche 5 janvier 2025

Automobile versus bicyclette. Illich et la vitesse généralisée

 Source : https://books.openedition.org/pur/50874?lang=fr

p. 177-191


Texte intégral

« L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture..., qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire..., pour parcourir dix mille kilomètres [par an] ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. », affirmait Ivan Illich, grande figure de la critique de la société industrielle, dans son ouvrage Énergie et équité, en 19751. L’automobiliste n’irait finalement guère plus vite qu’un piéton et bien moins vite qu’un cycliste. La voiture représente ainsi l’exemple même d’une technique dont l’usage excessif est devenu contre-productif. Le « détour de production » consistant à « perdre du temps pour en gagner » apparaît finalement dérisoire2.

Depuis 40 ans, cette remarque d’Illich (entre autres) a marqué des générations de contestataires de l’automobile et continue d’être régulièrement exhumée, avec effet de sidération des auditeurs ou des lecteurs garanti. Dans son œuvre, Illich cite d’autres exemples de contre-productivité, mais c’est certainement cette comparaison des vitesses généralisées de l’automobile et de la bicyclette qui apparaît la plus emblématique de sa pensée, tant la voiture reste plus que jamais au cœur de notre mode de vie actuel.

Pourtant, qu’en est-il vraiment de ce constat ? Est-il correctement analysé et documenté ? La situation a-t-elle évolué depuis les années 1970, comme c’est probable ? Et si oui, dans quel sens ? Et que faut-il alors en déduire ? Bien que ces questions de bon sens apparaissent légitimes, il n’existe curieusement, à notre connaissance, aucuns travaux académiques sur ce sujet émanant de spécialistes des transports. Travaillant de longue date, sur les modes alternatifs à l’automobile et notamment les modes actifs (marche et vélo)3, nous avons tenté d’y voir plus clair.

La réalité nous est alors apparue complètement inverse de celle décrite par Illich il y a 40 ans : aujourd’hui, la « vitesse généralisée » des automobilistes – c’est-à-dire tenant compte non seulement du temps de déplacement mais aussi du temps de travail nécessaire pour payer le déplacement – est bien supérieure à celle des cyclistes et elle l’était, sans doute, déjà un peu, en France, au début des années 1970. L’argument ne reste pertinent qu’à condition de prendre correctement en compte les nuisances et de se limiter au milieu urbain.

Si cette idée d’Illich est devenue erronée, d’autres de ses thèses demeurent d’actualité, en particulier celle du « monopole radical » qu’exerce l’automobile dès que sa vitesse, et plus précisément son énergie cinétique, s’imposent au détriment de tous les autres modes de transport, au point de les faire disparaître. Se pose alors la question de la légitimité démocratique d’un usage hégémonique de l’automobile.

Les calculs du CEREBE

Jean-Pierre Dupuy, ingénieur X-Mines et ami d’Illich, devenu plus tard philosophe des sciences, est en fait le premier a avoir cherché à « mettre en équation » ce raisonnement. En 1974, il réalise, dans le laboratoire de recherche du CNRS qu’il a créé deux ans plus tôt avec Philippe d’Iribarne, le CEREBE (Centre de recherche sur le bien-être), une étude très fouillée de 38 pages4, résumée en annexe de la version française d’Énergie et équité. Il y démontre que « la vitesse généralisée de l’automobile est en général inférieure à celle de la bicyclette » et conclut : « Loin d’être un instrument de gain de temps, l’automobile apparaît sous cet éclairage comme un monstre chronophage. » Dupuy explique ainsi son calcul :

« On estime toutes les dépenses annuelles liées à la possession et à l’usage d’une automobile... Ces dépenses sont converties en temps, en les divisant par le revenu horaire : ce temps est donc le temps qu’il faut passer à travailler pour obtenir les ressources nécessaires à l’acquisition et à l’utilisation de sa voiture. On l’additionne au temps passé effectivement à se déplacer. Ce dernier est estimé à partir du kilométrage annuel moyen, de la répartition de celui-ci en types de déplacements..., du croisement de cette répartition avec une répartition selon des types de vitesses [...] et d’une estimation de ces vitesses. On ajoute enfin pour mémoire les autres temps liés à l’utilisation de la voiture : temps passé personnellement à l’entretien, temps perdu dans les bouchons, temps passé à l’achat d’essence et d’accessoires divers, temps passé à 1’hôpital, temps perdu dans des incidents, etc. Le temps global ainsi obtenu, mis en rapport avec le kilométrage annuel, permet d’obtenir la vitesse généralisée cherchée.

Les résultats sont les suivants, pour différentes catégories socioprofessionnelles, différentes communes de résidence et différents modèles de véhicule, parmi lesquels la bicyclette (les performances de cette dernière étant calculées bien évidemment selon le même principe). Les données sont relatives à l’année 1967 (voir le tableau 1)5. »

Catégorie socioprofessionnelle

Bicyclette

Citroën 2CV

Simca 1301

Citroën DS21

Cadre supérieur (Paris)

14

14

14

12

Employé (ville moyenne)

13

12

10

08

Ouvrier spécialisé (ville moyenne)

13

10

08

06

Salarié agricole (commune rurale)

12

08

06

04

Tableau 1. – Vitesse généralisée en km/h, selon J.-P. Dupuy (1975).

Tous ceux qui se sont penchés à l’époque sur ces calculs, notamment dans le milieu des ingénieurs des Ponts et Chaussées et dans la haute administration publique du ministère de l’Équipement ou au Plan, n’ont rien trouvé à redire6. L’étude détaille le « prix de revient kilométrique » par type de véhicule, les salaires horaires par catégories socioprofessionnelles, les vitesses et distances parcourues par type de réseau et les multiples temps consacrés à l’automobile.

Dupuy a repris régulièrement ces résultats. En 2002, il rappelle que :

« Le Français moyen consacrait [fin des années 1960] plus de quatre heures par jour à sa voiture, soit qu’il se déplaçât d’un point à un autre dans son habitacle, soit qu’il la bichonnât de ses propres mains, soit, surtout, qu’il travaillât dans des usines ou des bureaux afin d’obtenir les ressources nécessaires à son acquisition, à son usage et à son entretien. »

Et d’affirmer :

« Revenant récemment sur les données que nous avions rassemblées pour faire ce calcul, j’en suis venu à la conclusion que la situation présente est sans doute pire que ce qu’elle était il y a vingt ans7. »

Les analystes français les plus critiques de la société contemporaine n’ont jamais manqué de citer eux aussi ce résultat8. En revanche, les auteurs étrangers ne connaissent que l’ouvrage d’Illich et non l’annexe de Dupuy ajoutée à la seule édition française, et ne se réfèrent donc qu’à la remarque d’Illich dans Energy and Equity, rappelée au début de ce chapitre9.

Questions de méthode

Les calculs de vitesse généralisée doivent respecter quelques règles trop souvent négligées. Ces règles n’étaient pas encore bien stabilisées au début des années 1970 et il est normal que le CEREBE ne les ait pas complètement respectées.

Une première remarque concerne le calcul du coût kilométrique de la voiture. Il n’est pas possible d’utiliser les « prix de revient kilométriques » (PRK) calculés par des organismes tels que les automobiles clubs, la presse spécialisée dans l’automobile ou les associations de consommateurs parce qu’ils ont bien sûr intérêt à gonfler les chiffres pour mieux dénoncer le soi-disant matraquage des automobilistes par les vendeurs, les réparateurs ou le fisc. Les données fournies parfois par les sociétés d’assurance sont aussi sujettes à caution, car elles ont intérêt à pousser les automobilistes à acheter des véhicules neufs. Il n’est pas non plus judicieux de retenir les évaluations des promoteurs des transports publics10, car ils ont tendance à surestimer le coût de la voiture pour présenter les transports publics comme bien moins chers. Tous ces acteurs, aux objectifs pourtant divergents, se coalisent pour retenir dans leurs hypothèses de calcul : 1) des véhicules neufs alors que les immatriculations de voitures d’occasion sont 2 à 3 fois plus importantes11, 2) un achat à crédit alors qu’environ 60 % seulement des voitures neuves sont achetées de cette façon12, 3) des réparations toujours payées au prix fort chez le garagiste alors que bien des automobilistes bricolent eux-mêmes leur voiture ou achètent des pièces à prix discount, 4) un faible kilométrage annuel, etc.

Pour limiter ces biais, estiment les économistes, la solution consiste à évaluer le coût kilométrique d’un mode de déplacement en divisant la somme des postes de dépenses annuelles des Français consacrées à ce mode fournies par l’INSEE, par le total des distances parcourues avec ce mode dans l’année estimé par le Compte transport de la nation qui s’appuie sur les résultats des Enquêtes nationales transport13. Pour la voiture ces dépenses concernent les carburants, les péages et le stationnement, les lubrifiants, les pièces et accessoires, l’entretien et les réparations, les autres services, les assurances automobiles, et les achats de voitures neuves et d’occasion (y compris les taxes). Ce type de calcul réduit d’environ un tiers les estimations des lobbies automobiles et des transports publics.

De fait, le CEREBE a retenu « le prix de revient kilométrique que calcule L’auto journal chaque année » et qui repose en effet sur des véhicules neufs. C’est aussi le cas du chercheur australien Paul J. Tranter qui s’appuie en 2004 sur les données de la société d’assurance NRMA et en 2012 sur celles des « organisations d’automobilistes ».

Une deuxième remarque concerne le taux d’occupation des véhicules, c’est-à-dire le nombre moyen de personnes transportées pour un mode donné. En économie des transports, il est d’usage de ramener les coûts de déplacement à la personne transportée, de façon à pouvoir comparer aisément les coûts de modes de transport dont les taux d’occupation sont très différents (deux-roues, voitures et transports publics divers). En oubliant cette précaution, on sur estime le coût kilométrique d’autant plus que le taux d’occupation est élevé.

En 1967, le taux d’occupation d’une voiture était, en France, d’environ 1,5 passager. Le CEREBE en tient compte indirectement, en retenant le revenu par ménage et non par personne, ce qui revient à peu près au même. Aujourd’hui, ce taux est en moyenne de 1,4 toutes distances parcourues, selon l’ENTD 2008, mais l’éco-calculateur de l’ADEME n’en dit mot. Idem pour Tranter, alors qu’il est actuellement d’environ 1,2 en milieu urbain en Australie, soit une surestimation du coût kilométrique de 17 %.

En tenant compte de ces deux remarques, le coût kilométrique de la voiture par personne transportée est inférieur d’un tiers à la valeur retenue par le CEREBE et de 40 % pour Tranter, ce qui n’est pas négligeable. Jean-Marie Beauvais parvient ainsi à un coût de 0,25 €/voya geur-kilomètre. La Fédération nationale des associations d’usagers des transports, commanditaire de l’étude de Beauvais, en déduit d’ailleurs logiquement que : « les barèmes fiscaux devraient être réduits d’environ 40 % pour constituer une indemnisation correcte sans inciter au gaspillage14 ».

Une troisième remarque concerne le coût kilométrique de la bicyclette. Dans ce cas, la méthode de calcul préconisée par les économistes pour les autres modes est moins fiable, car on ne dispose que d’une évaluation sommaire des distances parcourues, comme de la part des dépenses correspondant aux déplacements utilitaires. Il est alors nécessaire de faire des hypothèses complémentaires sur le kilométrage annuel parcouru par un cycliste moyen et sur les dépenses qu’il consacre à son vélo et de recouper le tout par une analyse de la littérature mondiale sur le sujet. Un tel travail a été réalisé par Francis Papon en 200215.

Il distingue les cyclistes occasionnels ou moyens et les cyclistes réguliers. L’amortissement du vélo – y compris le risque de vol et l’antivol – est très élevé pour les premiers et en revanche faible pour les seconds. C’est l’inverse pour les autres coûts, si bien que les coûts globaux sont équivalents. Les coûts d’entretien et le temps consacré à l’entretien sont assez bien cernés par d’innombrables études, mais d’autres coûts souvent négligés s’ajoutent. Les cyclistes n’utilisent pas de carburant, mais ils ont besoin d’une alimentation supplémentaire, ainsi que de vêtements adaptés en cas d’intempéries et divers accessoires (tendeurs, sacoches...). Papon arrive ainsi à un total de 0,12 € 2 000 par km (voir le tableau 2), soit 0,13 € aujourd’hui. Ce chiffre est cohérent avec les indemnités kilométriques incitatives accordées par certains pays pour les déplacements domicile-travail réalisés à vélo : 0,19 €/km aux Pays-Bas et 0,21 €/km en Belgique.


Cycliste occasionnel ou moyen

Cycliste régulier (2 000 km/an)

Amortissement, vol et antivol

0,12

0,012

Vêtements et accessoires

0,028

Entretien

0,024

Temps d’entretien

0,024

Alimentation

0,024

Total

0,12

0,112

Tableau 2. – Coût kilométrique des cyclistes (en €/km 2000).

Curieusement, l’étude du CEREBE ne dit rien du mode de calcul du coût kilométrique du vélo, ni celle de Tranter, mais il est vraisemblable qu’ils aient retenu des valeurs assez basses, comme l’éco-calculateur de l’ADEME qui évalue ce coût à seulement 0,05 €/km. Cette question n’est cependant pas cruciale, car le coût kilométrique du vélo est d’un faible poids dans le calcul de la vitesse généralisée.

Une formalisation mathématique utile

Dans les études de choix des modes de transport, le critère couramment utilisé est le « coût généralisé » qui additionne au coût du transport la valeur du temps de déplacement. De la même manière, il est possible de définir un « temps généralisé » qui additionne au temps de déplacement le temps de travail nécessaire pour payer le transport. En rapportant la distance parcourue à ce temps généralisé sur une période d’un an, on obtient la « vitesse généralisée ».

Nous avons eu l’occasion par ailleurs d’expliquer comment la formaliser16. Résultat : la vitesse généralisée (Vg) ne dépend en fait que de trois paramètres – la vitesse moyenne (V), le coût kilométrique par personne transportée (k) et la valeur du temps qui est équivalente au salaire horaire (w) – et non de la distance parcourue (d).

Image
 
 
 
 C’est une fonction croissante de la vitesse (une hyperbole), qui tend vers la limite w/k. En clair, plus la vitesse s’accroît, plus la vitesse généralisée aussi, mais moins que proportionnellement et sans jamais pouvoir dépasser le rapport entre le salaire horaire et le coût kilométrique (voir figure 1).
Image
 
  
Figure 1. – L’évolution de la vitesse généralisée en fonction de la vitesse

On ne peut donc pas dire qu’il ne sert à rien d’accroître la vitesse, car la vitesse généralisée continue toujours de croître même faiblement. En d’autres termes, il est toujours intéressant pour l’automobiliste de rouler plus vite, contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs. La vitesse apparaît bénéfique, à court terme comme à long terme.

Ce résultat n’est pas modifié si l’on intègre les externalités négatives provoquées par l’automobile sans les faire dépendre de la vitesse, comme le proposent divers auteurs17. Le CEREBE a renoncé à les intégrer car à l’époque les nuisances paraissaient « difficilement cernables ou quantifiables18 ». Les évaluations ont cependant beaucoup progressé depuis lors. Avant d’approfondir ce sujet, il est temps de se poser une question cruciale.

L’évolution de la vitesse généralisée depuis 45 ans

Quelle a été, en France, entre 1967 (date de référence des calculs de Dupuy) et aujourd’hui, l’évolution des trois paramètres entrant dans le calcul de la vitesse généralisée ? En voici une estimation sommaire (un peu différente de celle proposée dans notre article de 2009 déjà cité, grâce à certains travaux récents qui ont permis d’affiner les calculs).

La vitesse moyenne des véhicules particuliers est mal connue, mais a augmenté d’au moins 30 %. Au cours des années 1970, les villes ont en effet bénéficié d’un plan national d’aide à la mise en place de plans de circulation19 puis profité de la construction d’un réseau d’autoroutes et voies rapides urbaines qui est passé de 1 000 km en1967 à 11 500 km en 2010. Ainsi, en Île-de-France, une région qui concentre plus de 80 % des encombrements routiers français20, l’augmentation des vitesses en véhicule particulier a été néanmoins de 12 % entre 1976 et 200121, soit peut-être 20 % en 45 ans. Dans les agglomérations de province, où les enquêtes ménages déplacements ne la mesurent pas, elle est sans doute bien plus élevée. En tout cas, selon les enquêtes nationales transport, la vitesse moyenne de déplacement pour tous les modes de transport confondus est passée de 19 km/h en 1982 à 25 km/h en 1994 et à 26,5 km/h en 2008 (+ 39 %).

Le salaire horaire en euros constants a cru d’environ 150 %, car les salaires nets annuels moyens en euros constants ont augmenté de 77 % entre 1967 et 200922 et la durée annuelle du travail s’est réduite de 29 %, passant de 2079 heures par an en 1967 à 1476 en 201123.

Enfin, le coût kilométrique par personne en euros constants a augmenté d’environ 30 % (26 % entre 1970 et 2009, selon Beauvais, 2012), car le coût réel des véhicules a un peu baissé, et celui de l’entretien a fortement augmenté, les autres coûts restant stables.

Il en résulte qu’en 45 ans, la vitesse généralisée en automobile a augmenté de 60 % et la vitesse généralisée limite a presque doublé. Cette évolution est certainement du même ordre dans les autres pays de l’OCDE. Toutefois, elle s’est fortement ralentie ces dernières années avec une progression beaucoup plus lente du salaire horaire, une tendance désormais à la hausse du coût kilométrique avec l’appréciation du prix des carburants et une vitesse moyenne qui stagne, à cause de la baisse des vitesses excessives sur le réseau routier du fait de l’instauration du système de contrôle sanction automatisé (les radars), du ralentissement des programmes de construction d’infrastructures nouvelles et des politiques de modération de la circulation en ville.

En ce qui concerne la bicyclette, la vitesse moyenne a peut-être légèrement augmenté avec l’allègement des vélos, l’amélioration de leur rendement et quelques aménagements cyclables (+ 4 %). Le salaire horaire des cyclistes a cru vraisemblablement de la même façon que pour les automobilistes (+ 150 %). Et le coût kilométrique a sans doute baissé un peu avec la productivité accrue de l’industrie du cycle, mais il est aussi beaucoup mieux connu et se révèle très supérieur à ce que l’on pensait (soit + 100 %). Cette imprécision est cependant sans grandes conséquences, car pour le cycliste, la part du coût kilométrique dans le coût généralisé est faible (un cinquième à un dixième), alors que pour l’automobiliste, elle est de l’ordre de la moitié : un peu moins en rase campagne et un peu plus en ville. La vitesse généralisée du cycliste a donc peu évolué (+ 7 % environ ou + 15 % si l’évaluation de Papon est contestée).

Au total, la vitesse généralisée de l’automobiliste qui était encore, il y a 45 ans, inférieure ou équivalente à celle du cycliste, lui est maintenant bien supérieure (voir tableau 3). Dès lors, l’argument d’Illich-Dupuy se retourne contre eux et justifierait désormais l’utilisation de l’automobile plutôt que de la bicyclette ! Pour sauver en partie le raisonnement, l’astuce consiste à se replier sur le milieu urbain comme le fait Tranter24.

Image
 
 
 
 1967 : évaluation du CEREBE. 2012 : notre propre évaluation. * Valeur sous-estimée.

Tableau 3. – Estimation de l’évolution de la vitesse généralisée en France.

Si l’analyse en termes de vitesse généralisée ne permet pas de remettre en cause la vitesse et si la vitesse généralisée de l’automobiliste est désormais généralement supérieure à celle du cycliste, comment reprendre sur de nouvelles bases la critique de la vitesse, dont les nuisances sont tout de même manifestes ? La solution classique préconisée par les économistes consiste à réaliser une analyse coûts-avantages de la vitesse, c’est-à-dire à tenter de monétariser ses avantages et ses inconvénients, afin de déterminer une « vitesse optimale » consistant à ne pas rouler à une vitesse excessive pour réduire les nuisances mais suffisante pour se déplacer efficacement. Pour cela, il nous faut reconsidérer, d’une part, les méfaits de la vitesse et, d’autre part, ses bienfaits25.

Les méfaits de la vitesse sous-estimés

Toutes les nuisances sans exception varient, et souvent fortement, selon la vitesse26. D’abord, toutes s’accroissent et de façon exponentielle quand la vitesse devient élevée :

  • la consommation d’énergie à cause de la résistance de l’air ;
  • la pollution pour la même raison et avec le soulèvement des poussières ;
  • le bruit aérodynamique et de roulement ;
  • les accidents surtout à cause du temps de réaction des conducteurs et du temps de freinage des véhicules lié à leur énergie cinétique ;
  • la consommation d’espace pour des raisons de distances de freinage à respecter et de largeurs de voirie nécessaires aux modes non guidés ;
  • l’effet de coupure (ou de séparation des territoires traversés) qui augmente fortement selon qu’il s’agit d’une rue, d’une artère ou d’une autoroute ;
  • la ségrégation sociale et l’étalement urbain ;
  • l’impact sur les paysages du fait de la taille des infrastructures...

Ensuite, deux nuisances seulement s’accroissent quand la vitesse devient très faible : la pollution (voir les « courbes Copert ») et la congestion (voir les « courbes débit-vitesse »). Certains en déduisent que, pour ces raisons, les zones 30 sont à proscrire. C’est pourtant, au contraire, dans les « quartiers calmés » que le report vers les modes actifs – marche et vélo – devient possible, des modes qui sont justement non polluants et très économes en espace. Les villes qui ont généralisé les zones 30 depuis longtemps connaissent d’ailleurs un très fort regain de la pratique de la bicyclette. Par exemple, Berlin (3,4 millions d’habitants) est passée de 2 % de part modale vélo en 1974, à 8 % en 1989 et 13 % en 2008.

Enfin, en milieu urbain où les nuisances ont des impacts considérables du fait de la densité du trafic et de la population, il n’est pas possible de considérer chaque nuisance de façon séparée, comme il est d’usage parmi les spécialistes, car les nuisances font système de diverses façons : il est difficile de les traiter séparément sans effets pervers, elles ont de nombreux liens directs entre elles, et leurs causes profondes sont communes27.

Les bienfaits de la vitesse surestimés

Chez les économistes, la vitesse est traditionnellement parée de toutes les vertus, car, en première analyse, elle fait gagner du temps et donc de l’argent, du moins à court terme. À plus long terme cependant, ce temps est en fait utilisé pour aller plus loin, ce qui favorise l’étalement urbain et contribue à rendre la voiture indispensable. « Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter » affirmait déjà Illich28, après d’autres (Lewis Mumford ou Jane Jacobs).

Qu’à cela ne tienne, s’il est vrai que les automobilistes ne gagnent pas de temps même s’ils vont plus vite29, ils augmentent en revanche leur accessibilité30 au territoire et diversifient leurs choix, en favorisant l’ajustement des offres et des demandes sur tous les marchés : du travail, des biens, des services31... Par exemple, un employeur trouvera plus facilement les salariés qu’il lui faut et les salariés trouveront plus aisément l’employeur souhaité. Face à de tels avantages, les nuisances liées à l’accroissement du trafic automobile pèsent très peu dans la balance, estime Jean Poulit32.

Cette « théorie de l’accessibilité » est encore bien peu critiquée. Elle est pourtant discutable pour de multiples raisons.

  1. La vitesse ne permet pas d’augmenter le nombre de déplacements et donc les occasions de rencontre, qui restent stables à long terme33, mais seulement la portée et le choix des destinations. De plus, un déplacement lointain n’est pas plus utile qu’un déplacement de proximité puisque seule compte l’activité réalisée à destination.
  2. L’adéquation entre l’offre et la demande sur les différents marchés ne se réduit pas à une simple question de choix plus ou moins étendu. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, le choix est déjà considérable et son élargissement n’apparaît plus aussi décisif. Nous sommes entrés dans une société d’hyperchoix qui n’est d’ailleurs pas sans effets pervers : difficulté à s’orienter dans cet univers et même parfois renoncement à choisir, voire à consommer34. D’autres aspects jouent manifestement un rôle bien plus crucial : la qualité des biens et services et plus largement la construction des relations entre offreurs et demandeurs.
  3. La densité humaine (habitants + emplois par hectare) reste un puissant moyen d’accroître l’accessibilité : malgré des vitesses de déplacement bien plus élevées en périphérie qu’au centre, les périurbains peuvent accéder à deux à trois fois moins de destinations que les habitants ou employés du centre dans un temps de transport donné. Il est donc toujours plus intéressant de vivre et travailler en zone dense, si on tient à profiter d’une grande variété de contacts. Et c’est bien pourquoi tant de ménages et d’entreprises souhaitent continuer à s’installer dans le centre ou à proximité, malgré des déplacements plus lents et des coûts fonciers élevés.
  4. À ce propos, l’argument consistant à expliquer que la vitesse permet d’échapper à la pression foncière s’est beaucoup affaibli, quand on s’aperçoit que le budget global consacré au logement et aux déplacements ne varie pratiquement pas entre les zones proches du centre et la grande périphérie, ni même la superficie de logement disponible par personne35.
  5. Enfin, les grandes infrastructures de transport améliorent certes l’accessibilité éloignée, mais au détriment de l’accessibilité rapprochée à cause des nombreux effets de coupure du territoire qu’elles provoquent. Il est souvent plus simple et moins dangereux de traverser la ville en voiture que d’aller à pied ou à vélo d’un quartier à l’autre ou de traverser la rue36.

Vers une vitesse optimale

En tenant mieux compte des méfaits de la vitesse et en reconsidérant ses bienfaits, la vitesse généralisée devient « sociale » : elle n’augmente plus indéfiniment et atteint un optimum (voir la figure 2). Toutefois, il est très délicat de déterminer concrètement cette vitesse optimale sur le réseau routier interurbain37, et il est pratiquement impossible de le faire en milieu urbain tant les divers aspects du sujet s’enchevêtrent. En outre, ce sont surtout les avantages de la vitesse qui s’avèrent facilement mesurables et non ses inconvénients. On atteint là les limites de l’approche gestionnaire que dénonce, avec d’autres et à juste titre, Jean-Pierre Dupuy.

Image
 
 
 
 Figure 2. – La vitesse généralisée en fonction de la vitesse quand les effets négatifs externes de la vitesse sont internalisés.

Résultat : les économistes en sont réduits à constater que, contrairement à ce que prédit la théorie standard38, les « villes calmées » qui sont plus lentes, ne sont pas en déclin. Ces villes généralisent les zones 30 et autres zones de rencontre à l’ensemble des quartiers, soit 80 % du linéaire de voirie, et pacifient leurs artères en réduisant le nombre de files de circulation et leur largeur au profit de trottoirs élargis, d’aménagements cyclables ou de lignes de transport en commun en site propre. Elles connaissent alors un partage modal beaucoup plus favorable à la marche, aux transports publics et surtout au vélo. Malgré peut-être une certaine perte d’accessibilité, elles gagnent en revanche en attractivité dans la concurrence entre villes.

Finalement, ce concept de vitesse optimale rejoint parfaitement une autre idée fonda mentale d’Illich, celle du seuil au-delà duquel une innovation devient contre-productive :

« Passé un certain seuil de vitesse, le transport gêne la circulation. Il bloque la mobilité en saturant l’espace de routes et de voitures, il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés définis par les degrés d’accélération correspondants, il vole à chacun son temps de vie pour le donner en pâture à la vitesse. L’inverse vaut aussi. En deçà d’un certain seuil de vitesse, les véhicules à moteur sont un facteur d’appoint ou d’amélioration en rendant possibles ou plus faciles certaines tâches. »

Le monopole radical de l’automobile en question

Par sa surpuissance, l’automobile tend à exclure les autres modes de déplacement, constate Illich, en introduisant à ce propos la notion de « monopole radical », radical au sens où il modifie en profondeur, non seulement les habitudes de déplacement des usagers, mais aussi tout leur mode de vie.

Cette surpuissance est liée à ce que d’autres appellent les atouts de l’automobile : sa vitesse qui lui permet de franchir de grandes distances, son autonomie qui l’affranchit des horaires, sa capacité de mode individuel à aller de porte à porte, et son confort qui en fait une extension naturelle du logement. Mais ces atouts ont leur revers : des nuisances qui tendent à exclure les autres usagers. La vitesse et la masse d’une automobile lui procurent une énergie cinétique considérable39 qui représente un danger potentiel effrayant pour les usagers vulnérables. Sa propension à occuper tout l’espace, tant en circulation qu’en stationnement, ne laisse aux modes alternatifs que des aménagements réduits ou envahis. Et surtout sa capacité à réorganiser l’urbanisme autour d’elle, par le zonage et la hiérarchisation des voies, disqualifie peu à peu les autres modes, jusqu’à entrainer les deux tiers de la population dans une dépendance automobile40.

Il ne suffit pas de reconnaître à chacun « le droit [...] de se déplacer et la liberté d’en choisir les moyens » (article 1 de la loi d’orientation des transports intérieurs du 30 décembre 1982), pour garantir un développement équilibré des divers modes de déplacement. Par ses qualités et ses défauts, l’automobile a la capacité d’exclure progressivement les autres modes et c’est pourquoi il est devenu nécessaire de fixer comme objectif « la diminution du trafic automobile, le développement des transports collectifs et des moyens de déplacement économes et les moins polluants, notamment l’usage de la bicyclette et la marche à pied » (article 1 de la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie du 30 décembre 1996).

Au contraire, par son absence de nuisance et d’effet pervers, par son respect de l’ensemble des autres modes de déplacement, par son coût accessible à tous, la bicyclette peut être considérée à juste titre comme le symbole d’une société démocratique, un argument couramment utilisé aux Pays-Bas et au Danemark41. Il apparaît dès lors logique de considérer qu’en milieu urbain, la vitesse automobile devrait être fixée, en général, vers 30 km/h, soit, comme le dit Illich, « en interdisant de dépasser en ville la vitesse du vélo », « afin de borner la domination du monopole radical42 ».

Ces réflexions ont contribué directement au lancement des premières politiques de modération de la circulation aux Pays-Bas dans les années 1970. Dans ce pays très anciennement urbanisé – dès 1650, la majorité de la population des Provinces-Unies habitait dans les villes –, les habitants, les piétons et les cyclistes se sont coalisés pour réclamer un strict encadrement du trafic automobile afin de préserver l’urbanité. Dans les années 1980, l’Allemagne a suivi et enrichi le concept en expliquant la nécessité, pour plus de cohérence, de passer de la rue 30, à la zone 30, puis à la ville 3043. Depuis quelques années, de grandes villes françaises, telles que Strasbourg, Grenoble, Toulouse, Rennes ou Angers, avancent à marche forcée vers cet objectif.

Conclusion

Dans sa version première qui ne tient pas vraiment compte des nuisances, le concept de vitesse généralisée n’est pas pertinent. Il reste toujours intéressant pour l’automobiliste de rouler plus vite et pour la société de le laisser faire. Un détour de production finit souvent, en effet, par être efficace. C’est sa raison même d’exister, comme le rappelait récemment, en substance, Denis Clerc, en illustrant son propos par certains exemples44.

En revanche, en considérant l’accroissement exponentiel des nuisances que provoque une vitesse accrue, la vitesse généralisée sociale connaît un optimum – vers 30 km/h en milieu urbain, plus sur le réseau interurbain – qui prouve que ces seuils de vitesse ne peuvent pas être franchis sans provoquer des dégâts fortement croissants. Le problème surgit en général, non pas du détour de production, mais du seuil au-delà duquel un « méga-outil » instaure un « monopole radical », selon les termes d’Illich. Ici les automobiles, en roulant trop vite, menacent et finissent par éliminer les bicyclettes, via l’enchevêtrement de nombreux effets délétères, au détriment de la société en général et de la planète tout entière.

La maîtrise de la vitesse en milieu urbain touche finalement aux fondements mêmes d’une société démocratique. Elle permet de rendre la ville plus accessible à tous, tout en préservant son urbanité.

Notes de bas de page

1 Le texte est d’abord paru sous forme d’une série d’articles dans Le Monde en 1973, puis a été édité enrichi en anglais, en allemand et enfin en français (voir Paquot T., Introduction à Ivan Illich, Paris, La Découverte, 2012, 125 p.). Toutes les citations sont reprises d’Illich I., Œuvres complètes, Paris, Fayard, 2003, vol. 1. Ici, extrait des p. 395-396.

2 Dupuy J.-P., « À la recherche du temps gagné », annexe de Énergie et équité, Paris, Seuil, 1975, repris in Illich I., Œuvres complètes, op. cit., p. 433-440.

3 Voir Héran F., Le retour de la bicyclette. Une histoire des politiques de déplacement en Europe de 1817 à 2050, Paris, La Découverte, 2014, 256 p.

4 Debouverie Y., Dupuy J.-P., L’automobile chronophage, Paris, CEREBE, 1974, 38 p. Nous tenons cette étude à la disposition des lecteurs sous forme de fichier pdf.

5 Ibid., p. 434-435. Voir aussi Dupuy J.-P., Robert J., La trahison de l’opulence, Paris, PUF, 1976, 264 p.

6 Le texte de Dupuy est paru à l’origine dans le Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, no 20 de mars 1975.

7 Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002, p. 36.

8 Gorz A., « L’idéologie sociale de la bagnole », Le Sauvage, no de septembre-octobre 1973 ; Robert J., Le Temps qu’on nous vole : contre la société chronophage, Paris, Seuil, 1980 ; Lacaze J.-P., Introduction à la planification urbaine. Imprécis d’urbanisme à la française, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1995, p. 226 ; Cheynet D., « Automobile et décroissance », in Objectif décroissance, Paris, Éditions Parangon, 2003 ; Latouche S., La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 2004, 202 p.

9 Kifer K., Auto Costs Versus Bike Costs, Ken Kifer’s Bike Pages (site Internet consulté en nov. 2012); Tranter P. J., Effective Speeds : Car Costs are Slowing Us Down. Report for the Australian Greenhouse Office, Department of the Environment and Heritage, 2004, 18 p.; Tranter P. J., “Effective speed: cycling because it’s ‘faster’”, art. cit.

10 En France, il s’agit du GART (Groupement des autorités responsables de transport), de l’UTP (Union des transports publics et ferroviaires), de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), etc.

11 CCFA, L’industrie automobile française. Analyse et Statistiques 2012, Comité des constructeurs français d’automobiles, 2012, 83 p.

12 Ibid.

13 Voir les travaux d’auteurs très différents tels que D’autume A., « Évaluation des coûts unitaires des déplacements routiers à partir du compte satellite des transports », Notes de synthèse du SES, janvier-février 2001, 6 p. ; Orfeuil J.-P., « Le vrai coût des transports publics de la vie quotidienne », Infrastructures et mobilité, no 111, 2011, p. 11-18 ; Cordier B., Les vrais coûts de la voiture, Bureau d’études ADETEC, 2012, 8 p. ou Beauvais J.-M., Dépenses engagées par les voyageurs : comparaison entre le transport public et la voiture particulière, situation en 2008 et évolution depuis 1970, étude réalisée pour la FNAUT, 2012, 52 p.

14 FNAUT, Stop aux subventions à la pollution. Réexamen du barème fiscal automobile, Fédération nationale des usagers des transports, 2012, 4 p.

15 Papon F., « La marche et le vélo : quels bilans économiques pour l’individu et la collectivité ? », Transports, 3 parties, no 412, 413 et 414, 2002.

16 Héran F., « À propos de la vitesse généralisée des transports. Un concept d’Ivan Illich revisité », Revue d’économie régionale et urbaine, no 3, 2009, p. 449-470.

17 Cheynet D., « Automobile et décroissance », art. cit.; Tranter P. J., “Effective speed : cycling because it’s ‘faster’”, inPucher J. and Buehler R. (ed.), City Cycling (Urban and Industrial Environments), The MIT Press, 2012, p. 57-74.

18 Debouverie Y., Dupuy J.-P., L’automobile chronophage, op. cit., p. 5.

19 TEC, « Trois années d’effort : 185 villes françaises auront leur plan de circulation », Transport Environnement Circulation, no 1, 1973, p. 10-15.

20 Source : CNIR (Centre national d’information routière).

21 Source : EGT (enquêtes globales transport).

22 Source : INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques).

23 Source : OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).

24 Tranter P. J., “Effective speed: cycling because it’s ‘faster’”, art. cit.

25 Wiel M., « Éloigner les méfaits de la vitesse », in Agence d’urbanisme de la région grenobloise. Les dossiers de demain, no 5, 2006, p. 10-12.

26 OCDE, CEMT, La gestion de la vitesse. Paris, OCDE, 2007, 306 p. ; Héran F., Transports en milieu urbain : les effets externes négligés. Monétarisation des effets de coupure, des effets sur l’affectation des espaces publics et des effets sur les paysages, Paris, La Documentation française, 2000, 118 p.

27 Héran F., « Pour une approche systémique des nuisances liées aux transports en milieu urbain », Les cahiers scientifiques du transport, no 59, 2011, 25 p.

28 Illich I., Œuvres complètes, op. cit., p. 402.

29 Cf. La constance des « budgets temps de transport » révélée par Zahavi J., “The TT-relationship: a unified approach to transportation planning”, Traffic Engineering and Control, vol. 15, 1973, no 4-5, p. 205-212.

30 Au sens des économistes, c’est-à-dire le nombre de destinations qu’il est théoriquement possible d’atteindre dans un temps donné, compte tenu du niveau de service offert par les systèmes de transport.

31 Koenig G., « La théorie de l’accessibilité urbaine, un nouvel outil au service de l’aménageur », Revue générale des routes et des aérodromes, no 733, 1974, p. 69-76.

32 Poulit J., Le territoire des hommes. La création de richesse, d’emplois et de bien-être au sein d’une planète préservée, Paris, Bourin Éditeur, 2005, 349 p.

33 Zahavi J., “The TT-relationship...”, art. cit.

34 Schwartz B., The Paradox of Choice. Why More Is Less, New York, Ecco, 2004, 265 p.

35 Polacchini A., Orfeuil J.-P., « Les dépenses des ménages franciliens pour le logement et les transports », Recherche Transports Sécurité, no 63, 1999, p. 31-46.

36 Héran F., La ville morcelée. Effets de coupure en milieu urbain, Paris, Economica, 2011, 218 p.

37 Voir Jondrow J., Bowes M., and Levy R., “The Optimal Speed Limit”, Economic Inquiry, vol. 21, July 1983, p. 325-36, puis les nombreuses contributions qui ont suivi, comme celle de Carnis L., « Essai d’estimation d’une vitesse optimale pour les véhicules légers sur le réseau interurbain français », Les cahiers scientifiques du transport, no 46, 2004, p. 63-95.

38 Baumstark L., « Le coût économique des politiques de réduction de la mobilité », 39e colloque de l’ASRDLF (Association de science régionale de langue française) Concentration et ségrégation, dynamiques et inscriptions territoriales. Lyon, 1-3 sept. 2003, 18 p.

39 Des dizaines à des centaines de fois supérieure par rapport à celle des modes actifs, à la fois plus lents et beaucoup plus légers. Ainsi, entre une voiture d’1,3 tonne roulant à 50 km/h et un cycliste et son vélo de 95 kg roulant à 15 km/h, le rapport est de 150. De fait, on n’a jamais vu un cycliste renverser une voiture.

40 Dupuy G., La dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Paris, Anthropos, 1999, 160 p.

41 Carstensen T.A., Ebert A.-K., “Cycling Cultures in Northern Europe: From ‘Golden Age’ to ‘Renaissance’”, in J. Parkin (ed.), Cycling and Sustainability, Bingley, Emerald, 2012, p. 23-58.

42 Illich I., Œuvres complètes, op. cit., p. 415 et 412.

43 Müller P., Schleicher-Jester F., Schmidt M.-P., Topp H. H., Konzepte flächenhafter Verkehrsberuhigung in 16 Städte, Fachgebiet Verkehrswesen, Universität Kaiserslautern, Grüne Reihe Nr 24, 1992, 248 S.

44 Clerc D., « Un penseur “contre-productif” ? », Esprit, dossier sur l’Actualité d’Ivan Illich, août-sept. 2010, p. 126-135.

Auteur

Frédéric Héran
Maître de conférences en économie à l’université de Lille 1 et chercheur au CLERSE (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques), UMR 8019 du CNRS. Il travaille sur les nuisances des transports et les modes alternatifs à l’automobile. Il a publié dernièrement La ville morcelée. Effets de coupure en milieu urbain, Paris, Economica, 2011.

vendredi 5 janvier 2018

Gregory Mutombo : l'éveil des consciences / Gregory Mutombo: the awakening of the consciousnesses

Avis aux militants politiques de tous bords 

bon, il y a ce fameux concept de réincarnation qui revient à plusieurs reprises dans le discours de Gregory Mutombo... ça risque d'en énerver plus d'un :-).  Je ne sais pas trop ce qu'il faut penser de cette hypothèse mais à ce stade, elle ne m'obsède pas, elle suscite plutôt de la curiosité. Pour le reste, comme lui, je suis convaincu que nous contribuons, par nos pensées, nos croyances, à ce monde de m... que nous observons. Un monde qui nous revient en miroir en pleine tronche. 

Sans déflorer le sujet, voici comment je résume l'essentiel de son discours : il n'adhère pas à cette fameuse citation de Gandhi  : "sois toi-même le changement que tu veux voir dans le monde" et ne sépare pas, non plus, l'individuel du collectif. Tout le vivant est un. Selon Gregory, notre job sur terre n'est pas de changer le monde... depuis le temps qu'on essaye, en gros, cela ne fonctionne pas. Notre job, c'est de co-créer du neuf. Pour tenter de comprendre la nuance, eh bien, voyez cette conférence (et bien d'autres sur youtube) :  





Alors, réforme, transition ou révolution institutionnelle... ou spirituelle ? Ivan Illich prônait la dernière solution dans la dernière partie de son oeuvre (il évoquait d'ailleurs l'idée d'un droit au chômage créateur). Quant à certains anarchistes, ils avaient eux aussi choisi leur camp : https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/retours-a-la-nature-34-les-clairieres-libertaires-une-vie-communautaire-danarchiste-en-1900.

Ce dont je suis sûr, c'est du caractère contre-productif de la violence. Certes, celle-ci peut résoudre certains problèmes à court terme - exemple : se libérer d'un joug impérialiste, se défendre contre une agression - mais elle ne prend pas en compte, ou pas suffisamment, les causes de son avènement. La violence appelant la violence, elle s'auto-entretient ainsi ad vitam aeternam. 

En outre, le discours de Grégory me fait immanquablement penser à celui de Gregg Braden. A son propos, je vous recommande, une fois de plus sur ce blog et ce ne sera pas la dernière, cette passionnante conférence-fleuve de 4h :