18 mars 2013
En octobre 2010, Vivre Ensemble invitait deux économistes à se mettre à l’écoute des membres de plusieurs associations namuroises[1]. Objectif : tenter de jeter des ponts entre deux mondes, celui de la précarité, de la pauvreté et celui de la simplicité volontaire. Elena Lasida[2] et Christian Arnsperger[3] ont donc écouté des personnes en situation de pauvreté et d’autres qui travaillent avec elles, avant de faire part de leurs réflexions lors d’une soirée ouverte au public[4].
Durant cette rencontre est apparu clairement le fossé qui sépare les uns et les autres : on ne se connaît pas ou pas bien, donc on a tendance à juger a priori, d’après le peu que l’on sait. D’un côté, les « trop peu » : « ils parlent de simplicité, et nous nous sommes dans la complication extrême au quotidien, pour manger, dormir, faire valoir nos droits. Savent-ils ce que c’est que devoir choisir entre payer un ticket de bus pour aller dormir chez un proche et acheter un sandwich pour apaiser sa faim ? Leur démarche leur attire la reconnaissance sociale, voire l’admiration, et nous ne recevons que mépris ou, au mieux, indifférence. Nous ne voulons pas nécessairement avoir plus pour le fait d’avoir plus : nous voulons la justice, l’accès à nos droits. »
Passer sa vie à lutter pour survivre ne permet pas plus d’exister vraiment que de s’étourdir en consommant jusqu’à l’écœurement.
De l’autre, les « trop » : si certains connaissent des personnes en situation de pauvreté, notamment à travers les associations, et lient automatiquement simplicité volontaire et justice sociale, d’autres s’en tiennent à la dimension écologique et individuelle de la démarche. Ces derniers souhaitent réduire leur consommation pour diminuer leur empreinte écologique et pour en tirer un mieux-être – ralentir, mieux savourer l’instant, les choses simples… – sans prendre en compte les injustices sociales engendrées par le modèle qu’ils contestent.Le soir, les deux intervenants ont redit l’importance de lier simplicité volontaire et justice sociale. Tout comme dans le développement durable, l’environnement, l’économie et le social sont inséparables. On peut y ajouter la dimension spirituelle ou existentielle, dans la mesure où ce projet d’une société plus juste qui nous mobilise implique de repenser de fond en comble nos relations aux autres, à l’environnement et aux biens de consommation. Il nous faut aussi trouver ou retrouver un sens à notre vie : passer sa vie à lutter pour survivre ne permet pas plus d’exister vraiment que de s’étourdir en consommant jusqu’à l’écœurement. Une révolution est à faire – Edgar Morin dirait une métamorphose – qui ne peut se dispenser d’une interrogation personnelle, existentielle.
Avancer ensemble ?
Que l’on ait « trop » ou « trop peu », y a-t-il moyen d’avancer ensemble vers une société plus juste ? Malgré le fossé qui les sépare, les associations de lutte contre la pauvreté et les adeptes de la sobriété volontaire[5] ont déjà cet objectif en commun : une société où chacun ait assez. Assez pour vivre dignement, pour jouir de ses droits, et pas trop, pour ne pas être esclave de l’avoir et pour laisser une planète vivable à nos descendants. Pour avoir une vie pleinement humaine[6].
Pour cela, deux chantiers peuvent, nous semble-t-il, être travaillés simultanément, et de préférence même ensemble, par les associations de lutte contre la pauvreté et ceux que nous appellerons les simplicitaires. Tout d’abord, celui du collectif ; ensuite, celui de la démarchandisation.
1. Le collectif
Le collectif est important à deux titres. Tout d’abord, parce qu’il constitue en soi une résistance au modèle capitaliste qui, lui, tend à séparer, individualiser, mettre en concurrence. C’est sa force, c’est son arme.
Les travailleurs sont mis en concurrence, au niveau national comme au niveau mondial. Contrats à durée déterminée, chômage, (menaces de) délocalisations… la peur de perdre son emploi affaiblit les solidarités syndicales et tire les droits des travailleurs vers le bas, chez nous comme dans les pays où les entreprises vont s’installer, à la recherche de coûts de production et de régimes fiscaux avantageux.
Les consommateurs sont mis en concurrence entre eux. C’est surtout vrai pour les enfants et les jeunes, qui « doivent » porter des vêtements de marques (de certaines marques, bien chères le plus souvent) pour ne pas être l’objet de railleries et d’humiliations à l’école. Mais les adultes ne sont pas épargnés : certaines publicités utilisent d’ailleurs explicitement ce besoin d’avoir « mieux que le voisin » pour obtenir la reconnaissance sociale. Essayez de vendre d’occasion un téléviseur à tube cathodique, même récent… Hors de l’écran plat (et géant), point de salut ! La publicité est à cet égard un acteur clé du capitalisme et un levier fondamental sur lequel il faut agir.
Le capitalisme est anti-solidaire
Les laissés-pour-compte de la croissance sont isolés également : chacun est responsable de sa situation, qu’elle soit bonne ou mauvaise. « D’autres y arrivent, pourquoi pas vous ? » Nous sommes dans une société où l’on encense les parcours individuels, a fortiori s’ils démarrent « de rien ». Individualiser, cela signifie notamment nier que les difficultés que vivent les chômeurs ou les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) ont aussi et souvent d’abord des causes sociales, politiques. Cela induit que le salut est dans l’initiative individuelle, pas dans les solidarités collectives ou même interpersonnelles (voir encadré).
Le collectif constitue en soi une résistance au modèle capitaliste.
La solidarité sanctionnéeLe statut cohabitant est un exemple de mesure qui empêche les solidarités interpersonnelles de fonctionner. Instauré dans les années 80 pour réaliser des économies dans le domaine de la sécurité sociale, il consiste à attribuer à une personne qui vit avec une autre personne une allocation de chômage ou un revenu d’intégration moindre qu’à une personne qui vit seule. Bien sûr, cette dernière doit assumer avec un unique revenu des frais qui peuvent être partagés en cas de cohabitation : loyer, chauffage, électricité, voiture éventuelle… Dans les faits, non seulement cela pénalise les femmes, majoritairement concernées par cette mesure, mais cela empêche également les solidarités : deux chômeurs qui veulent louer ensemble un logement se verront pénalisés (ce qui n’est pas le cas de deux salariés…). Un chômeur ou un bénéficiaire du RIS qui veut accueillir chez lui un ami sans-abri risque d’être sanctionné également… Conséquences : des couples se séparent (fictivement d’abord) et louent une chambre (et sa boîte aux lettres) pour garder un revenu suffisant pour vivre (« pas pour s’enrichir inconsidérément, précise Christine Mahy[7],simplement pour survivre »). Autant de logements qui ne sont plus libres pour des personnes qui en auraient besoin ; autant de situations difficiles à vivre pour un couple, qui mènent parfois à une vraie rupture, source de nouvelles précarités économiques…
Les personnes qui vivent des difficultés, notamment financières, doivent porter – souvent dans un grand isolement – la lourde charge de la culpabilité. Or, l’Etat les met dans une situation impossible : le montant du RIS est de 770,18€[8] et le seuil de pauvreté se situe à 973€/mois. Ca veut dire qu’on demande aux gens d’être actifs, autonomes et responsables de leur devenir en les maintenant sciemment sous le seuil de pauvreté.
Le travail social aussi s’individualise : si l’on compare des assistants sociaux qui ont commencé à travailler dans les années 70 à d’autres récemment diplômés, on constate que la dimension collective et critique n’est plus systématiquement présente dans le programme d’études de ces derniers, ou en tout cas pas suffisamment (cela varie en fonction de la sensibilité de l’école et des enseignants). Même présente, cette dimension collective suffit de moins en moins à contrer la lame de fond de la responsabilisation – voire de la culpabilisation – individuelle qui déferle sur nos sociétés. De plus en plus, le travail social est vu comme un « coaching », assorti d’une bonne dose de contrôle, censé aider les gens à s’adapter à un système qui, lui, n’est pas remis en question. « Quand on sortait de l’école sociale, on avait une idée très claire de notre rôle. Nous étions des agents de changement de la société. On se posait des questions. Aujourd’hui, le métier est vu de façon beaucoup plus individuelle. On fait son travail et c’est tout», constate une assistante sociale[9].
Même l’écologie s’individualise : on promeut les gestes individuels (fermer le robinet, éteindre les lumières inutiles, isoler sa maison, etc.) mais on omet de parler de l’inévitable réduction collective et globale de la consommation énergétique de nos sociétés. Dans son livre « Pour sauver la planète, sortez du capitalisme », le journaliste Hervé Kempf illustre cette individualisation de l’écologie par l’exemple de l’association « Planète éolienne ». Celle-ci avance qu’une éolienne d’un mégawatt peut fournir de l’énergie à 1000 foyers français. Mais elle ne prend en compte dans son calcul que la consommation domestique : elle oublie que les gens travaillent dans une entreprise qu’il faut aussi chauffer et éclairer, qu’ils font leurs courses dans des supermarchés voraces en énergie, qu’ils utilisent les transports en commun, qu’ils achètent des produits qui ont consommé de l’énergie autant pour leur fabrication que pour leur transport, etc. Si l’on englobe cette consommation collective en divisant la consommation totale du pays par le nombre d’habitants, on arrive non pas à 1000 foyers mais à 117 !
Le collectif : une force pour l’individu et pour la société
Réhabiliter le collectif, le vivre au quotidien dans nos associations ou dans nos groupes, c’est donc déjà sortir un peu du carcan imposé par le système capitaliste. Une deuxième raison de le mettre en valeur, c’est la force qu’il donne, aux gens comme aux revendications.
Pour les personnes en situation de pauvreté, qui souffrent souvent d’un grand isolement social, rejoindre une association est parfois une question de survie
Beaucoup d’associations en font leur principe d’action. Qu’entend-on par collectif ? On pourrait dire : une place pour chacun dans un projet / chacun apporte quelque chose au projet. Le collectif n’exclut personne, il est ouvert à tous, et il permet à chacun de participer au projet commun, d’y devenir créateur. La dimension collective ne gomme pas l’individu. Au contraire, elle lui donne une reconnaissance et une existence sociale absolument indispensables.Pour les personnes en situation de pauvreté, qui souffrent souvent d’un grand isolement social[10], rejoindre une association est parfois une question de survie : « Le jardin m’a sauvé », déclare Filippo au sujet du jardin collectif de l’association La Rochelle (Roux, Hainaut). Ancien jardinier, il ne peut plus exercer son métier en raison de son état de santé et des nombreux problèmes qu’il a connus. « Ici, j’ai trouvé de l’humanité comme jamais, renchérit Laura, de la même association. On vous regarde comme un être humain, on ne vous fait pas sentir que vous êtes aidé ». « Ici, on se tracasse pour nous, si on ne vient pas on nous téléphone pour nous demander ce qui se passe. On est solidaire, on forme un groupe, comme une famille. Et ça, on ne trouve nulle part ailleurs », affirme quant à lui Christian, apprenant en alphabétisation au CIEP de Namur. « Couleur café m’a rendu l’envie de vivre, continue Bruno, de Malmedy. J’étais dans la dépression, je croyais que j’allais finir dans un asile. » Dans cette maison de quartier, Bruno transmet son savoir en ferronnerie à des demandeurs d’asile qui apprennent du même coup un peu de français ; il anime un atelier de pyrogravure.
On voit ici comme on est loin d’une relation aidant/aidé, à sens unique. Dans les associations, chacun est accueilli comme il est, avec ses fragilités mais aussi avec ses richesses qui ne tardent pas à émerger et à servir des projets communs. Qui aurait dit d’Alain, à l’époque sans-abri assis sur le trottoir, qu’il organiserait un jour un tournoi de volley au sein de sa maison de quartier ? Notre société manque cruellement de lieux où l’on est bienvenu sans condition, où l’on rencontre d’emblée de la bienveillance et de la chaleur humaine. Où, grâce à cela, le « maillon faible » d’aujourd’hui aidera demain les autres à avancer.
Et si le collectif est le credo de bien des associations, ce n’est pas seulement par générosité, pour « remonter le moral des pauvres » : le collectif est aussi beaucoup plus efficace que l’aide individuelle.« Quand on crée des liens, qu’on participe à un projet commun, ça aide à se mettre en route dans d’autres domaines (logement, emploi,…) », explique Françoise Laboureur, de la maison médicale « Les Arsouilles » (Namur). Les CPAS et autres dispositifs d’aide sociale devraient s’en rendre compte, eux qui individualisent de plus en plus l’accompagnement.
Au niveau de la société, la sécurité sociale et la fiscalité qui la finance sont les piliers de la solidarité collective, solidarité sans laquelle il ne peut y avoir de société digne de ce nom. Or, que promeuvent les tenants du capitalisme radical qui prévaut aujourd’hui ? Moins de protection sociale (le minimum pour la survie et le reste à charge des individus, comme dans le modèle anglo-saxon), moins de fiscalité !
On l’a dit et cela tombe sous le sens, l’action politique est beaucoup plus efficace quand elle est collective : non seulement par l’effet du nombre, mais aussi de la diversité. Les Réseaux de lutte contre la pauvreté[11] regroupent des responsables d’associations de différents secteurs, mais aussi des personnes qui vivent la pauvreté. L’expérience et les propositions de ces dernières sont précieuses pour que les concertations organisées avec les élus débouchent sur des mesures qui soient vraiment efficaces, parce qu’elles tiendront compte des réalités vécues sur le terrain.
Le collectif : pas sur le mode « club » !
Le collectif n’est pas absent, loin s’en faut, du mouvement de la simplicité volontaire. Les groupes d’achats communs ou solidaires, les jardins partagés, les réseaux d’échanges de services en sont la preuve. Moins de biens, mais aussi et peut-être surtout plus de liens[12] ! Mais il faut être vigilant : le collectif n’est pas automatiquement incluant. Pour être membre d’un club de sport, il faut être en état de pratiquer un sport, il faut payer une cotisation, avoir l’équipement,… Certains groupes de simplicité volontaire ont tendance à devenir des « clubs » où l’on se retrouve entre amis d’un même milieu, où l’on échange ses petits trucs et astuces, où l’on se félicite mutuellement de ses « bonnes pratiques ». Le « plus de liens » ne doit pas se limiter à un cercle confortable et mettre au second plan du même coup le reste de la société et ses enjeux !
Certains groupes de simplicité volontaire ont tendance à devenir des « clubs » où l’on se retrouve entre amis d’un même milieu…
Beaucoup d’associations ont à cœur de s’ouvrir sur leur quartier, sur le reste de la population. C’est la maison de quartier La Rochelle, citée plus haut, qui fait pression sur la commune pour aménager les rues pour plus de sécurité pour les piétons ; qui organise des activités dans la bibliothèque communale ; qui ouvre son jardin collectif à tous les habitants du quartier. Ce sont des associations comme Le Miroir Vagabond qui proposent des projets collectifs culturels (parades des lanternes) qui rassemblent les gens d’un territoire et non d’un groupe social. C’est Couleur Café qui, au cœur de Malmedy, met en route des dynamiques de quartier, avec la maison des jeunes… C’est le Bar à soupe qui crée du lien social à Comblain-au-Pont en proposant un bol de soupe durant le marché hebdomadaire, etc.Recréer des réseaux qui transcendent les groupes sociaux, culturels, économiques, c’est donner moins de prise au capitalisme destructeur de solidarités. Cela permet d’abord de se connaître et de se rendre compte que, « pas assez » et « trop », nous sommes tous sur le même bateau et que nous avons un objectif commun. C’est aussi se donner plus de force pour revendiquer un autre mode d’organisation sociale.
« Chacun, chaque groupe, pourrait dans son coin réaliser son bout d’utopie. Il se ferait sans doute plaisir, mais cela ne changerait pas grand-chose au système, puisque sa force découle du fait que les agents adoptent un comportement individualiste. (…) Les alternatives pourraient même le renforcer, en palliant l’affaiblissement, organisé par les capitalistes, des tâches protectrices de l’Etat, le rendant de ce fait supportable. (…) Il faut une conscience commune, des solidarités de lutte, des relais politiques »[13].
Un nouveau mode de vie
Le collectif est de toute façon un « incontournable » de la société de demain : pour réduire notre empreinte écologique, nous devrons moins consommer, donc moins produire. Si l’on ne veut pas réduire de façon draconienne notre confort quotidien, il faudra nous orienter vers des biens collectifs : utiliser à plusieurs des véhicules, de l’électroménager, des outils, des lieux. Cela se fait déjà : transports en commun, location de vélos en ville, covoiturage, voitures partagées (ex. : Cambio), habitat groupé… Cette tendance est appelée à prendre le dessus sur la sacro-sainte notion de propriété privée. Pour le dire autrement : « La modernité est dorénavant plus dans l’intelligence de la relation sociale organisée autour de l’objet que dans l’objet lui-même »[14].
1. La démarchandisation
Venons-en à présent au deuxième chantier sur lequel associations de lutte contre la pauvreté et adeptes de la sobriété volontaire peuvent travailler ensemble : la démarchandisation (néologisme utilisé faute de mieux).
Tout le monde le sait ou le sent : dans le capitalisme, tout s’achète et tout se vend. Jeunes (et moins jeunes) s’achètent la reconnaissance de leurs pairs grâce à des marques de vêtements ; les parents qui en ont les moyens et le besoin achètent la réussite scolaire de leurs enfants, pas en soudoyant les enseignants, mais en payant des coaches et des professeurs particuliers ; on achète un peu de temps libre en payant une aide-ménagère pour le nettoyage et le repassage… Au niveau global, voyons comment les semences, les plantes médicinales, les gènes même sont brevetés et doncmarchandisés. Pratiquement tout dans notre vie est passé au filtre de la valeur marchande.
Comment regardons-nous par exemple les personnes qui ne sont pas impliquées fortement dans le duo « production/consommation » ? Celles qui sont au chômage, les femmes au foyer, les malades ? Celles qui n’assurent pas par leur travail leur autonomie financière ? Comme des personnes en marge, assistées, faibles, pas vraiment intégrées dans la société, voire paresseuses…
Je consomme donc je suis ?
Or, cette marchandisation nous piège, car elle nous amène à considérer que nous n’existons que dans la mesure où nous consommons. C’est ce qui nous définit. Comme l’écrit François Brune, nous mangeons trois fois par jour, pourquoi ne nous appelle-t-on pas des mangeurs, mais des consommateurs[15] (voir encadré) ? Parce que, dans le système capitaliste, nous devons consommer toujours plus pour absorber une production qui doit être toujours croissante, sous peine de récession et de chômage. Comme le dit Hervé Kempf, tous nos besoins sont associés à des achats : par exemple, le besoin de mobilité naturel à l’être humain devient besoin de se déplacer en voiture, le besoin d’information nécessaire à toute vie communautaire devient besoin de télévision, puis de télévision en couleur, puis d’écran plat de plus en plus grand, le besoin de communiquer devient le besoin de GSM, puis de Smartphone, etc.
« C’est que nous sommes, dit-on couramment, dans une société de consommation. Mais attention à cette expression dont on ne perçoit plus l’implication : il ne s’agit pas d’une expression simplement descriptive (société où l’on consomme). Il s’agit d’une définition prescriptive.
(…) Ainsi, chaque fois qu’on appelle un citoyen “ consommateur ”, fût-ce dans les études les plus “objectives”, on ne se contente pas de photographier sa réalité sous l’angle de la consommation : on lui rappelle que c’est là sa destination, son essence d’acteur social, sa vocation. [16]»
Comment, à la lumière de ces réflexions, ne pas comprendre un peu mieux les « folies » que se permettent certaines personnes en situation de pauvreté, au risque parfois de déséquilibrer leur budget pour longtemps ? Alors que la possession de certains biens apparaît comme le seul moyen d’obtenir, pour soi ou ses enfants, des miettes de reconnaissance sociale ? Peu ou prou, nous sommes tous pris dans cette logique. Mais les personnes qui vivent la pauvreté devraient avoir la force d’y résister, sous prétexte qu’elles ont un budget serré, a fortiori s’il s’agit d’une allocation sociale.
C’est pourquoi les simplicitaires – et les citoyens qui ont des revenus suffisants pour vivre et non pour survivre – doivent se garder de « faire la morale » à ceux qui consomment de façon apparemment inconsidérée au regard de leurs moyens. On ne peut pas demander aux personnes pauvres d’être plus fortes que le reste de la population face aux tentations consuméristes. La simplicité volontaire ne concerne pas les populations qui vivent dans la pauvreté. Elle restera un « luxe de riches » tant qu’il y aura des pauvres.
Christian Arnsperger en arrive même à affirmer que la sobriété volontaire ne doit pas se généraliser dans l’état actuel des choses. Car si la consommation baisse massivement, la production suit, les entreprises licencient et font faillite, le chômage explose et il n’y a plus d’argent pour payer les allocations de chômage. En effet, l’argent qui finance la sécurité sociale provient des impôts sur les bénéfices des entreprises : les impôts qu’elles paient directement et ceux que paient les travailleurs sur leur salaire (ce dernier étant une partie du bénéfice des entreprises).
Le mouvement de la simplicité volontaire met l’accent sur la qualité plutôt que sur la quantité. Il faut creuser cette notion et mettre en pratique(s) dans la vie quotidienne individuelle et collective cette idée que l’existence sociale et le bonheur ne passent pas par la quantité de biens mais par la qualité des liens…
Travail = emploi salarié ?
Démarchandiser nos vies implique notamment la remise en question du travail salarié ou indépendant comme unique façon reconnue de participer à la société. Peut-on encore aujourd’hui accéder à une reconnaissance sociale et finalement existentielle hors du travail salarié ou indépendant ? Le travail bénévole a longtemps été totalement ignoré dans les statistiques alors qu’il constitue un apport économique fondamental dans de nombreux secteurs. Dans les associations, nombreuses sont les personnes qui ont des compétences professionnelles : Bruno est ferronnier, Filippo est jardinier, Jean-Paul est cuisinier, sans compter les hommes et les femmes qui débarquent dans notre pays avec des qualifications parfois élevées mais qui ne peuvent les faire reconnaître, faute du papier ad hoc. Pour des raisons diverses (manque de papiers, assuétudes, accidents, problèmes de santé, dépression…), ces personnes ne peuvent pas/plus faire valoir leurs compétences sur le marché du travail. Elles ne répondent pas à ses exigences sans cesse croissantes.
Démarchandiser nos vies implique notamment la remise en question du travail salarié ou indépendant comme unique façon reconnue de participer à la société.
Jean-Paul, par exemple, a de sérieux problèmes de dos qui l’empêchent de rester debout des heures durant devant ses fourneaux. Il pourrait travailler quelques heures par semaine – ce qui lui laisserait du reste le temps de suivre son traitement de kinésithérapie-, mais personne ne veut ou ne peut l’embaucher dans ces conditions. Il est donc condamné à l’inaction, alors qu’il ne demande qu’à sortir de chez lui et à se rendre utile.Le travail que réalisent les gens dans les associations (jardinage collectif, théâtre, seconde main, cuisine…) est un plus pour la société en termes de santé physique et mentale (tout bénéfice pour la sécurité sociale), de cohésion sociale, de sécurité,…
Celui-ci a en plus le mérite de faire entrer dans une relation gratuite, où l’on donne un peu de soi-même, de ses talents, ce que chacun, riche ou pauvre, peut faire ! Etre toujours du côté de ceux qui reçoivent, c’est le lot de beaucoup de personnes qui vivent dans la pauvreté. Mais pour exister, on doit aussi pouvoir donner, être utile, participer… c’est une question de dignité.
Les associations de lutte contre l’exclusion pratiquent pour la plupart cette démarchandisation, même quand elles tentent d’insérer les personnes dans le circuit économique. On admet que des personnes ne soient pas en mesure d’occuper un emploi en bonne et due forme et qu’elles puissent quand même avoir une existence sociale, une utilité pour la collectivité.
Du côté de la simplicité volontaire, la démarchandisation marche aussi ! Donneries, trocs en tout genre (vêtements, légumes semences), réseaux d’échanges de savoirs et de services. Ces derniers existent aussi dans le monde associatif de lutte contre la pauvreté. Ils peuvent être des lieux où l’on efface les différences socio-économiques. Mais le sont-ils souvent ?
Démarchandiser, c’est réinjecter de l’humanité dans notre vie et nos relations, à l’inverse du capitalisme qui déshumanise et isole : les humains deviennent des ressources, voire des marchandises, des statistiques, des facteurs de production.
CONCLUSION
Nous avons dit au début de cette analyse (voir note 2) que nous choisissions le terme « simplicité volontaire » plutôt que « décroissance ». Cette dernière est sujette à controverses pour différentes raisons. D’abord, l’idée même de décroissance fait peur, tant nous sommes imprégnés du dogme de la croissance comme passage obligé vers la prospérité. Ensuite, nous l’avons dit également en citant Christian Arnsperger, une décroissance n’est actuellement pas souhaitable au niveau « macro ». De plus, la croissance induit une idée de changement quantitatif. Or, celui-ci ne sera pas possible sans des changements qualitatifs préalables. Changements de l’organisation sociale et économique, changements dans nos modes de vie (habitat, transports…) mais aussi changements individuels : à ce niveau, ce qui doit d’abord et surtout décroître, c’est l’emprise du capitalisme sur nos vies. Car c’est le capitalisme qui nous fait désirer consommer toujours plus pour exister, parce qu’il a infiltré les moindre recoins de notre existence. « On ne revendique pas le pouvoir de vivre, mais le pouvoir d’achat, parce qu’acheter, c’est vivre ».[17]
Il répond, par les objets et la consommation, à nos questions existentielles avant même que nous ayons le temps de nous les poser. Se poser des questions sur la consommation, décider de consommer moins, ralentir un peu, c’est dégager du temps et de l’énergie pour penser, notamment. Une activité qui n’est guère prévue au programme capitaliste et que la publicité a pour mission d’éradiquer une fois passé le souffle d’air chaud à l’entrée du supermarché. La publicité sollicite tous nos sens et ravive nos pulsions les plus primaires[18], mais elle doit surtout nous empêcher de réfléchir.
« La finalité de notre projet de société, au-delà de l’accès aux biens, devrait donc être la création commune ; que chacun puisse sentir qu’il fait partie d’un projet d’ensemble ». (Elena Lasida)
Contester ce modèle consumériste aliénant, c’est aussi refuser que l’avoir toujours plus ne soit quelque chose d’enviable pour ceux qui ont moins de moyens. Car « la classe supérieure définit le mode de vie de son époque », rappelle Hervé Kempf, citant l’économiste du 19e siècle Veblen[19]. Ce dernier constatait que « toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne cherche guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Dit plus simplement, « l’exemple vient d’en-haut » (le « haut » étant ici évidemment uniquement une question de niveau de revenus)… Le lecteur tirera lui-même les conclusions qui s’imposent en matière de consommation.(Re)découvrir que le collectif – au sens d’être reconnu par ses congénères comme participant à un projet, à une création commune – est la source d’une satisfaction bien plus profonde que la surconsommation… Expérimenter que ce qui est le plus essentiel à une vie pleinement humaine ne peut se traduire en (et s’obtenir seulement par des) montants sonnants et trébuchants… Les personnes en situation de pauvreté et les simplicitaires ont donc tout à gagner à se rencontrer, à se parler pour mieux se connaître et pour approfondir ensemble ces deux vastes chantiers.
Un article d’Isabelle Franck, publié par Vivre Ensemble Éducation
[1] Luttes, solidarité, travail ; La maison médicale « Les arsouilles » ; le groupe de théâtre-action « Les grains de sel » ; le groupe Alphabétisation du CIEP, l’entreprise de formation par le travail Le Perron de l’Ilon (Restauration).
[2] Economiste et théologienne, Institut catholique de Paris.
[3] Economiste, UCL.
[4] Voir « Pauvreté subie, simplicité choisie : à la recherche d’un nouveau vivre ensemble », analyse 2010/04, Vivre Ensemble. Voir www.vivre-ensemble.be
[5] Sobriété choisie, simplicité volontaire – et inversement… nous utiliserons les deux termes, en évitant celui de décroissance, porteur de trop d’ambigüités et de controverses.
[6] Voir Christian Arnsperger, L’homme économique et le sens de la vie, Textuel, 2011, p.17
[7] Présidente du Réseau belge de lutte contre la pauvreté et Secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.
[8] Au 1/9/2011, pour une personne isolée.
[9] Voir « Travailleur social : acteur de changement ou panseur de plaies ? », Analyse 2010/10,www.vivre-ensemble.be
[10] Un isolement plus dur à supporter, selon eux, que la pauvreté matérielle.
[11] Réseau belge : www.bapn.be; Réseau wallon : www.rwlp.be .
[12] En référence au titre du livre d’Emeline de Bouver : « Moins de biens, plus de liens. La simplicité volontaire, un nouvel engagement social », Ed. Couleur Livres, 2008.
[13] H. Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, p.121-122.
[14] Id., p.125
[15] Lire cet excellent article « La société des mangeurs » sur :http://www.reajc.be/fr/IMG/html/mangeurs.html
[16] Ib.
[17] H. Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, p. 55.
[18] Lire à ce sujet « La pub ou l’anticulture », Paul Ariès, notamment ici :http://www.casseursdepub.org/index.php?menu=doc&sousmenu=anticulture
[19] Dans « Comment les riches détruisent la planète ».