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lundi 25 novembre 2019

Géopolitique : Moscou en roue libre





Il est des périodes bénies des Dieux où tout ou presque fonctionne, où les fondamentaux géopolitiques et l'événementiel concordent pour aller dans la direction voulue. C'est ce qu'est en train de vivre le Kremlin. Une flopée de bonnes nouvelles pour Moscou, soigneusement cachées par notre chère MSN, a en effet fleuri ces derniers temps...
En Ukraine, le rapprochement entre le nouveau président et la Russie, que nous avons évoqué à plusieurs reprises, inquiète les officines médiatiques occidentales. Le nom d'Igor Kolomoiski n'est pas inconnu des lecteurs de nos Chroniques : autrefois grand argentier des bataillons nationalistes, il avait au fil du temps mis de l'eau dans son bortsch, comme en mai dernier où, dans un discours remarqué, il se lâchait en diatribes contre le FMI et les Occidentaux : « C'est votre jeu, votre géopolitique. Vous n'en avez rien à faire de l'Ukraine. Vous voulez atteindre la Russie et l'Ukraine n'est qu'un prétexte. »
Il a remis ça il y a dix jours, au grand dam du New York Times qui s'en étrangle de rage : « Les Russes sont plus forts, nous devons améliorer nos relations avec eux. Les gens veulent la paix et une bonne vie, ils ne veulent plus être en guerre. Et vous, Américains, vous nous forcez à être en guerre, sans même nous en donner les moyens. Vous [l'UE et l'OTAN] ne nous aurez pas, il n'y a aucun intérêt à perdre du temps en discussions vides. Les prêts du FMI pourraient facilement être remplacés par des prêts russes. Nous prendrons 100 milliards de dollars de la Russie, je pense qu'elle serait ravie de nous les donner aujourd'hui (...) S'ils sont intelligents avec nous, nous irons du côté des Russes. Leurs tanks seront positionnés près de Varsovie, votre OTAN chiera dans son froc et devra acheter des Pampers. » Clair et sans ambages...
On ne peut tout à fait exclure un coup de pression vis-à-vis de l'empire pour obtenir plus d'argent, mais le ton et le fait que ces sorties commencent à se répéter ne trompent pas. Le "paradis" post-maïdanite est un merdier sans fond qui en a dégrisé plus d'un. Aux Russes de faire effectivement preuve d'intelligence ; six ans après le putsch US, ils disposent d'une fenêtre afin de récupérer l'Ukraine en douceur ou, du moins, de la neutraliser durablement. Les discussions actuelles sur l'or bleu entre Gazprom et Naftogaz pourraient éventuellement servir ce dessein.
Puisque l'on parle énergie, le moins que l'on puisse dire est que ça gaze pour Moscou. Le Turk Stream en est aux derniers réglages et les premiers flux gaziers devraient circuler le mois prochain... au moment même où, de l'autre côté de l'Eurasie, le Sila Sibirii entrera en fonction. Deux gazoducs sinon rien, et c'est soudain l'échiquier de Brzezinski qui se met à trembler.
Il se passe des choses extrêmement intéressantes en Asie du Sud-est, symbolisant à merveille la lente mais sûre passation de pouvoir entre l'empire américain déclinant et la multipolarité menée par la Russie. Sur l'exemple du Vietnam, le fougueux président philippin Duterte a profité de son voyage à Moscou, début octobre, pour inviter Rosneft à s'établir en Mer de Chine méridionale afin d'y explorer les richesses énergétiques.
On connaît l'importance de ces zones maritimes dans le Grand jeu :
En mer de Chine méridionale, la dispute tourne autour de deux archipels inhabités mais stratégiquement de la plus haute valeur : les Paracels et surtout les Spratleys, également revendiqués par le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Brunei et le gouvernement chinois nationaliste de Taïwan. En mer de Chine orientale, on se rappelle la dangereuse querelle sino-japonaise des îles Senkaku/Dyaoshu, culminant en 2012-2013 mais toujours latente.
Si les journaux ont narré l'événement, certains faisant même parfois un effort pour "comprendre" la situation, analysant la lutte pour le contrôle de l'une des routes maritimes les plus stratégiques du globe, la toile de fond est malheureusement totalement occultée. Elle explique pourtant tout...


Une carte vaut parfois tous les discours. Nous sommes évidemment en plein Grand jeu, qui voit la tentative de containment du Heartland eurasien par la puissance maritime américaine. Les disputes territoriales autour des Spratleys, des Paracels ou des Senkaku/Dyaoshu ne concernent pas une quelconque volonté de mettre la main sur d'éventuelles ressources énergétiques ou routes stratégiques, ou alors seulement en deuxième instance. Il s'agit avant tout pour le Heartland, la Chine en l'occurrence, de briser l'encerclement US et de s'ouvrir des routes vers le Rimland et vers l'océan, exactement comme la Russie le fait sur la partie ouest de l'échiquier avec ses pipelines et ses alliances de revers.
La lutte de Pékin contre Washington dans les mers de Chine a pour effet secondaire d'effrayer les autres pays riverains qui, s'ils n'ont pas d'appétence particulière pour l'aigle américain, ne veulent pas non plus voir le dragon débouler jusqu'à eux. C'est notamment le cas du Vietnam ou des Philippines, et nous en revenons à Duterte : ses appels du pied à Rosneft sont une manière de contrer la convoitise chinoise.
Mais là où les choses prennent une tournure étonnante, c'est que c'est désormais à la Russie et non plus aux Etats-Unis qu'on fait appel. Fut un temps pas si lointain où n'importe quel président philippin aurait encouragé Exxon ou une autre major anglo-saxonne à prospecter ces mers, avec l'US Navy pour sécuriser le tout. L'empire a vécu et c'est maintenant vers Moscou que les regards se tournent.
Les Russes engrangent les dividendes d'une politique qui, bien loin des effets de com' à l'occidentale, ne transige ni sur ses valeurs ni sur ses alliés, tout en ne fermant la porte à personne (Iraniens, Saoudiens, Palestiniens ou Israéliens passent par exemple leur temps à Sochi). Il y a quatre ans, nous résumions cette approche par une parabole quelque peu exotique :
La pensée russe en matière de stratégie extérieure fait penser à un rhinocéros qui dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, avançant lentement mais fermement, inexorablement, et finissant par mettre tout le monde d'accord.
De fait, à l'opposé des simagrées américains qui suscitent le doute y compris parmi les composantes impériales, l'inamovible ours russe inspire la confiance. On l'a vu en Syrie, on le voit maintenant jusqu'en Asie du Sud-est.
Reste à savoir quelle sera la réaction du Kremlin qui, assurément, prendra la chose avec des pincettes. Contrarier la Chine est en effet hors de question. La symbiose entre les deux poids-lourds eurasiatiques est telle que Stratfor va jusqu'à évoquer l'Entente cordiale du début du XXème siècle entre la France et l'Angleterre, assez solide pour survivre aux deux guerres mondiales. Début octobre, Poutine a même lâché une bombe lors de la seizième édition du toujours intéressant Club Valdaï : « Nous sommes en train d’aider nos collègues chinois à créer un système d'alerte précoce pour la défense antimissile. Cela va fondamentalement, drastiquement muscler la défense de la République populaire. Aujourd’hui, il n’y a que les États-Unis et la Russie qui disposent de ce type de système. »
De quoi mettre encore plus sur les nerfs les stratèges de Washington, déjà passablement inquiets du partenariat sino-russe. Les kriegspiel simulés du Pentagone se terminent invariablement par une déculottée américaine face à l'une ou l'autre de ses bêtes noires et Foreign Policy s'alarme : avec leurs nouvelles technologies (dont les fameux missiles hypersoniques), Russes et Chinois mettent fin à deux siècles d'American way of war, basé sur l'attaque à partir de points invulnérables.
Pour en finir sur les questions d'armement, Vladimirovitch vient de lever un (petit) coin du voile sur la mystérieuse explosion du 8 août sur une base militaire du grand Nord russe : les scientifiques tués travaillaient à une arme "sans équivalent". Si l'hypothèse de plusieurs observateurs se révèle juste, il s'agit du développement d'un missile à propulsion nucléaire, c'est-à-dire un projectile à portée illimitée car mû par un moteur dit éternel. « Une autonomie qui pourrait lui permettre de prendre des trajectoires inattendues, de faire des détours et de sortir des schémas de déplacement prévisibles », comme l'explique un spécialiste de l'université de Princetown. Les Américains s'y étaient bien essayé dans les années 60 mais avaient, devant l'inextricable complexité de la chose, rapidement abandonné le projet...
En Iran, Moscou est également vue comme une planche de salut. Décision de se passer du SWIFT pour les échanges inter-bancaires en septembre, accords commerciaux avec l'Union Economique Eurasienne en octobre, prêt de quelques milliards à l'Iran en novembre. La Russie, dont la santé financière insolente ravit d'ailleurs jusqu'à Wall Street, fait tout pour maintenir son allié à flot et pourrait peut-être en être récompensée dans les énormes projets pétroliers du South Pars.
Or noir toujours au Venezuela, qui a vu sa production bondir de manière étonnante en octobre. Le Kremlin n'y est évidemment pas étranger, comme nous l'expliquions il y a deux mois :
Washington sanctionne les exportations de pétrole de Caracas ? Qu'à cela ne tienne : Rosneft est devenu le principal acquéreur d'or noir du Venezuela (40% en juillet, 66% en août) et fait office d'intermédiaire entre sa compagnie nationale (la PDVSA) et ses acheteurs internationaux, notamment indiens et chinois. Le géant russe abandonne de plus en plus le dollar, le monde continue d'acheter du pétrole vénézuélien, le gouvernement légal de Caracas continue de recevoir des dividendes ô combien précieux et les sanctions impériales sont contournées...
Le pauvre auto-proclamé en est tout retourné. Celui qui se voyait devenir président par la grâce de Bolton n'y arrive décidément plus, ses appels à manifester étant une suite de flops retentissants :
À peine une centaine de personnes ont manifesté lundi à Caracas contre le président socialiste Nicolas Maduro, à l’appel du chef de l’opposition Juan Guaido, qui peine à mobiliser. Malgré les drapeaux jaune, bleu et rouge du Venezuela, les slogans, ou les panneaux affichant des messages comme « Rue sans retour », le cœur n’y est plus. « On n’arrive à rien avec ça », se lamente Antonio Figueroa, en référence aux rassemblements contre le chef de l’État. Samedi, quelque 5000 personnes, selon l’AFP, ont manifesté dans les rues de Caracas, soit bien moins que les dizaines de milliers de personnes que Juan Guaido réunissait juste après s’être proclamé président par intérim le 23 janvier.   
On imagine les dents grincer du côté de Washington, qui voit désormais ses manigances presque systématiquement et partout contrées par l'ours. Comme si cela ne suffisait pas, le sommet Russie-Afrique, le premier du genre, a marqué tous les esprits. Il y a un mois, quarante-trois chefs d'Etat et de gouvernement ont fait le déplacement de Sochi, qui devient une véritable plaque-tournante mondiale. Si aucune annonce majeure n'a été faite, le sommet a été un succès diplomatique indéniable et symbolise l'entrisme russe sur le continent auquel on assiste depuis quelques années, y compris dans le pré carré français comme en Centrafrique.
Europe, Asie, Moyen-Orient, Amérique latine, Afrique... Défendant bec et ongles ses alliés, retournant ceux de l'empire, profitant de l'inexorable reflux américain, le provoquant parfois, jouant habilement de la diplomatie, de l'énergie ou de la guerre, Moscou donne le la de la politique internationale et se pose de plus en plus en patron.

source : http://www.chroniquesdugrandjeu.com/2019/11/moscou-en-roue-libre.html

lundi 28 octobre 2013

Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation ? / Why the Ford Foundation subsidise protest movements ?


Source de l'article : 

http://www.voltairenet.org/spip.php?page=backend&id_secteur=1110&lang=fr


UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN


Depuis sa création, la Fondation Ford n’a pas varié dans ses objectifs de défense des intérêts stratégiques des États-Unis. Mais alors que pendant la Guerre froide, elle n’était qu’une couverture de la CIA, elle a acquis une autonomie au cours des vingt dernières années et a développé une nouvelle méthode d’ingérence, le soft power : intervenir dans les débats internes de ses adversaires en subventionnant les uns pour faire échouer les autres, voire en favorisant des rivalités stérilisantes. Dernier exemple, le financement du Forum social mondial pour tenter de le neutraliser.
 | PARIS (FRANCE)  

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« Le "soft power" est la capacité à obtenir ce que l’on veut en séduisant et en persuadant les autres d’adopter vos buts. Il diffère du "hard power", la capacité d’utiliser les carottes et les bâtons de la puissance économique et militaire afin que les autres suivent votre volonté ». Joseph S. Nye Jr, International Herald Tribune, 10 janvier 2003.
Les imbrications de la Fondation Ford et de la CIA ayant été partiellement révélées lors du scandale relatif au financement duCongrès pour la liberté de la culture, la Ford fut contrainte, dans les années 80, de changer de stratégie. Alors que durant la Guerre froide, elle servait de couverture à des opérations de financement de l’Agence, comme nous l’avons montré dans le premier volet de notre enquête, elle s’est orientée au cours des vingt dernières années dans l’exercice du soft power. Il ne s’agit plus de soutenir des alliés naturels, mais de choisir parmi ses adversaires ceux que l’on souhaite privilégier, voire tenter de les séduire et de les faire évoluer.

L’équipe

Si pendant la Guerre froide les cadres de la Ford et ceux de la CIA étaient interchangeables, aujourd’hui les administrateurs et les directeurs de la Fondation sont recrutés dans les milieux dits « libéraux de gauche » qui espèrent étendre le modèle de la « démocratie de marché ». Bien sûr, ces « libéraux » ne sont pas des défenseurs de la liberté, mais de la dérégulation, et la démocratie ne se fonde pas sur le marché. Mais si ces concepts étaient dénués d’ambiguïté, il ne serait pas nécessaire de dépenser tant d’argent pour les promouvoir.
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Susan Berresford
La présidente de la Fondation est Susan Berresford, membre du comité exécutif de la Chase Manhattan Bank. Elle siège au comité nord-américain au sein de la Commission Trilatérale de David Rockefeller, aux côtés de Zbigniew Brzezinski et de Madeleine Albright. Elle est également membre du Council on Foreign Relations, qui a reçu en 2002 un don de 100 000 dollars « pour le développement d’une Council Task Force sur le terrorisme ». Le CFR élabore des synthèses consensuelles au sein de la haute société washingtonienne qui s’imposent comme politique extérieure des Etats-Unis. En septembre 2002, on trouvait ainsi sur le site du CFR une publicité pour un « nouveau livre du Council », dans laquelle on pouvait lire : « l’invasion est la seule option réaliste pour se débarrasser de la menace irakienne, affirme Kenneth Pollack dans The Threatening Storm » [1]
Le Conseil d’administration de la Fondation comprend deux anciens PDG de la Xerox, le PDG d’ALCOA, un vice-président exécutif de Coca Cola, le président de Levi-Strauss & Co, le président de Reuters Holdings, un associé principal da la société de lobbying Akin, Gump, Straus, Hauser & Feld, et le président du Vassar College. D’autres sociétés ont été représentées entre la fin des années 1990 et les années 2000 : Time Warner, la Chase Manhattan Bank, Ryder systems, CBS, AT & T, Adolph Coors Company, Dayton-Hudson, la Bank of England, J.P. Morgan, Marine Midland Bank, Southern California Edison, KRCX Radio, the Central Gas & Electric Cop. DuPont, Citicorp et le New York stock Exchange. Il y a peu, Deval Laurdine Patrick, vice-président de Texaco Inc. y siégeait encore. Les amis de George W. Bush ont quelques places réservées. Afsaneh Mashayethi Beschloss, ancien cadre dirigeant de la Banque mondiale, qui est une des principales conseillères du Carlyle Group en matière d’investissements, siège elle aussi au conseil d’administration. Elle est la femme de l’historien présidentiel du mandat de George W. Bush, Michael Beschloss.
Le conseil des associés du comité pour l’éducation, les médias, l’art et la culture, de la fondation Ford comprenait, à la fin des années 1990, le président du Vassar College, le président de Reuters Holdings PLC, l’ancien président-directeur général de Xerox et Vernon Jordan, proche de l’ancien président états-unien Bill Clinton. La vice-présidente pour les médias de la Fondation Ford est Alison Bernstein.

La diplomatie pro-états-unienne

Le combat que mène la Ford n’est plus aujourd’hui dirigé contre le péril communiste. Désormais, il s’agit de former les futurs dirigeants du monde entier pour les rendre compatibles avec la pensée économique des États-Unis, et de s’assurer que les opposants à l’hégémonie états-unienne ne pousseront pas leur rhétorique au-delà de simples invectives de campagne électorale. La Ford poursuit par ailleurs son soutien aux mouvements d’opposition aux régimes ennemis.
Elle finance ainsi l’Organisation des peuples et nations non représentés (UNPO) qui regroupe les Karens de Birmanie, les indiens Lakotas, les Twas du Rwanda, les Tatars de Crimée, les Abkhazes, les aborigènes d’Australie, les Circassiens, les Ogonis du Nigéria, les Tibétains, les Tchétchènes, notamment les proches du président Doudaïev [2]. Le secrétaire général de l’UNPO était, en 1995, Michael van Walt, un Néerlandais conseiller juridique du dalaï-lama. Les autres financements viennent des quatre pays scandinaves, la chaîne britannique de cosmétiques Body Shop, des « Églises versées dans la prévention des conflits » et la Fondation MacArthur. L’organisation regroupait, en 1995, 43 membres, contre 18 en 1991.
La Fondation subventionne également la National Endowment for Democracy (NED). En 1997, les deux organisations financent ensemble la publication d’un manuel des droits des femmes dans les sociétés islamiques, intitulé Claiming our rights. L’ouvrage est réalisé par un groupe de femmes musulmanes réunies à l’initiative d’un ancien ministre du chah d’Iran vivant à Washington, Mme Mahnaz Afkhani. Il a été traduit en arabe, en bengali, en malais, en persan et en ouzbek, pour être diffusé au Bangladesh, en Jordanie, au Liban, en Malaisie et en Ouzbékistan [3]. L’Ouzbékistan est un domino important dans la région de la Caspienne, dont le pétrole fait l’objet de luttes d’influence entre Moscou et Washington. De la même manière, la Ford soutient les indépendantistes tchétchènes, mais aussi la Maison des droits de l’homme de Moscou, avec la Fondation Heinrich Böll [4].
Autre terrain sensible, l’Afrique. Avec la découverte d’importants gisements pétroliers, Washington a cherché à s’assurer de la vassalité du Nigeria et de l’Angola. Du coup, la Ford a accordé des subventions à Claude Ake, « l’un des intellectuels nigérians les plus engagés en faveur de la démocratie » [5]. Il dirigeait le Centre pour l’avancement des sciences sociales, à Port-Harcourt, et a été conseiller auprès de l’UNESCO et de la Banque mondiale. Dans les années 1990, il accepte « à la demande de son ami Saro-Wiwa, de faire partie du comité patronnant, à l’initiative de Shell, une vaste étude sur l’environnement dans le delta du Niger. Mais il en [démissionne] en novembre 1995 pour protester contre l’exécution, au terme d’un procès truqué, de l’écrivain et de huit autres militants ogonis ». Il est mort dans le crash d’un Boeing 727, le 7 novembre 1996.
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Olusegun Obasanjo
Mais la Fondation ne soutient pas que des opposants. D’autant que l’ancien président du pays, le général Obasanjo, siège au conseil d’administration de la Ford. Il est également membre du "Conseil Interaction" où siègent Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing, James Callaghan et Mikhaïl Gorbatchev. En 1988, il a lancé le Forum des dirigeants africains, au sein duquel a été élaboré le concept de la « bonne gouvernance » conditionnant l’attribution de fonds par le FMI [6]. Il revient au pouvoir en mars 1999, après avoir reçu la visite de Jimmy Carter. D’après l’Express« il sait l’espoir que fondent ses amis américains en lui. Prouver, enfin, que la démocratie, calquée sur le modèle de Washington, est possible en Afrique » [7]. Le général Obasanjo a présidé le pays de 1976 à 1979, trois ans pendant lesquels il s’est « personnellement enrichi », a fait construire« une prison politique, au large de Lagos, sur l’île de Kiri-Kiri. C’est lui aussi, rappellent ses détracteurs, qui, non content de s’attaquer à la liberté de la presse et au droit syndical, avait jeté en prison le chanteur Fela, idole vivante de l’afrobeat, pour textes antimilitaristes ». Seul, son emprisonnement de 1995 à 1998 sous le régime d’Abacha, lui permet de regagner une certaine popularité.

Main basse sur l’ONU

Dirigés par des prétendus « libéraux », la Fondation fait la promotion d’un modèle états-unien toujours aussi hégémonique, mais sous un vernis moins unilatéral, moins agressif que la diplomatie des néo-conservateurs actuellement en place. Elle œuvre donc pour une revalorisation de l’ONU, et pour une vision un peu moins déséquilibrée du conflit israélo-palestinien.
La Ford a ainsi financé un « groupe de travail indépendant » réuni à la demande de Boutros Boutros-Ghali à la fin de 1993, et destiné à rédiger un rapport intitulé Le second demi-siècle de l’Organisation des Nations Unies. Le groupe, coprésidé par l’ancien Premier ministre pakistanais Moeen Qureshi et Richard Von Weizsäcker, ancien président allemand, a remis son rapport, le 19 juin 1995. Ses membres proposaient notamment d’élargir le Conseil de sécurité à vingt-trois membres dont cinq membres permanents supplémentaires, l’établissement d’une force de réaction de 10 000 hommes, mais aussi la création d’un Conseil économique et d’un Conseil social, ainsi que le recours à de nouvelles sources de financement telles que les taxes [8].
En 1996, sir Brian Urquhart ancien secrétaire-général des Nations Unies, déclare que la procédure de désignation du secrétaire général de l’ONU doit être réformée. Il est devenu entre-temps consultant à la Fondation Ford [9].
Kofi Annan lui-même a obtenu une bourse de la fondation Ford pour aller suivre ses études d’économie aux États-Unis, où il a été diplômé du Massachusetts Institute of Technologies, avant de suivre les cours de l’Institut des Hautes études internationales, à Genève. Depuis, il est considéré comme un proche de Madeleine Albright et, à son arrivée à la tête de l’ONU, comme « l’homme des Américains » [10].
En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, la Ford subventionne le Centre d’information israélien pour la défense des droits de l’homme dans les territoires (Betselem, association de juristes et parlementaires israéliens), qui rédige dans les années 1990 plusieurs rapports sur l’intifada. L’un d’eux fait grand bruit, en mai 1990 : on y apprend que plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza depuis le début de la première intifada, par des Israéliens qui n’étaient pas directement menacés [11].
Les relations internationales font l’objet d’une attention particulière de la Fondation, qui finance plusieurs think tank consacrées aux questions transnationales. L’Institut français de relations internationales (Ifri) a ainsi reçu en mai 1995 une donation de 1,5 millions de dollars qui lui a permis d’acquérir ses locaux. La donation complétait le financement déjà assuré par« une vingtaine d’entreprises françaises ou européennes dont la Caisse des dépôts et consignations, Alcatel, Daimler Benz, Danone, Renault, Schneider ou l’UAP ». L’Ifri est dirigé par Thierry de Montbrial, membre de la commission Trilatérale et duGroupe de Bilderberg, et publie des notes, des cahiers, ainsi qu’une revue trimestrielle, Politique étrangère et le rapport annuel Ramses. Il se veut « acteur de la société civile transnationale » [12].

Aux États-Unis, le « conservatisme compassionnel »

Aux États-Unis, la fondation Ford finance des initiatives morales visant à colmater les brèches laissées par l’abandon de l’État providence. On peut citer le cas de l’Institut pour une paternité responsable et la revitalisation, créé par Charles Ballard, et qui a reçu en 1996 deux millions de dollars. L’Institut cherche à retrouver les pères ayant abandonné leurs enfants pour tenter de les réinsérer dans les familles [13]. Elle soutient aussi Self Help, qui aide notamment des handicapés mentaux légers à financer l’achat d’appartements. L’organisation s’occupe plus largement de micro-crédits.
De nombreuses œuvres de ce type sont financées un peu partout sur le territoire états-unien, selon une idéologie proche du « conservatisme compassionnel ». Il ne s’agit pas de pallier aux carences d’un État providence réduit à sa portion congrue, mais plutôt de prendre son relais, puisque l’État n’a pas pour fonction de corriger les inégalités sociales. Celles-ci sont liées à des différences de culture, à une incapacité à se « motiver pour s’en sortir », voire au caractère héréditaire du quotient intellectuel des minorités. On est donc bien plus proche des théories de Charles Murray sur le Bell curve (qui veut que les Noirs aient, par nature, une intelligence inférieure à celle des Blancs) que d’une véritable démarche de réduction des inégalités sociales inhérentes à un système économique dérégulé.

La presse

C’est dans le domaine des médias que la stratégie de la Ford apparaît de la façon la plus évidente. Quand, dans les années 1950 et 1960, la Fondation soutenait massivement des journaux issus de la gauche anti-communiste, elle finance, depuis le début des années 1980, essentiellement des journaux alternatifs critiques. C’est là qu’apparaît clairement la proximité entre la fondation Ford et l’Open Society Institute de George Soros.
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George Soros
Celui-ci a accordé en 1999 une subvention de 50 000 dollars au Nation Institute, afin de « soutenir des projets visant à améliorer la qualité et la diffusion de Radio Nation, des informations hebdomadaires de la radio publique et des programmes de commentaires ». Le conseiller politique personnel de Soros, Hamilton Fish III, est un dirigeant de premier plan du Nation Institute, qui appartient au même groupe que l’hebdomadaire The Nation. Il a également financé le Citizens for Independent Public Broadcasting Group, le Fund for Investigative Journalism, le magazine American Prospect, le Center for Defense Information ou encore le Public Media Center de San Francisco [14]. Ses propositions de financement du groupe alternatif Indymedia ont suscité de virulents débats sur les forums de cette agence de presse collaborative.
Les objectifs de George Soros lorsqu’il finance de telles structures ne sont en effet pas totalement désintéressés. Ses liens avec une partie de l’establishment états-unien pourraient au contraire faire penser qu’il agit alors en sous-marin pour noyauter ces réservoirs de pensée critique, afin de les soumettre. La guerre de l’information est en effet la clé du verrouillage politique aux États-Unis. Comme l’écrit Herbert I. Schiller, « Le principe de la "libre circulation de l’information" - vital pour l’exportation des productions culturelles américaines - a été inventé pour donner aux exigences des industriels le statut de vertu universelle. Il faut se souvenir que John Foster Dulles, sans doute le plus agressif des secrétaires d’État des années d’après-guerre, y voyait l’élément central de la politique étrangère des États-Unis. Avant même la fin des hostilités, le Pentagone avait mis des avions militaires à la disposition des éditeurs et des "grandes signatures" de la presse américaine pour qu’ils aillent prêcher aux dirigeants de onze pays alliés et neutres les vertus d’une presse libre - c’est-à-dire entre des mains privées - et de la liberté des échanges en matière d’information. ». Une doctrine à rapprocher de cette déclaration de William Benton, secrétaire d’État adjoint en 1946 : « La liberté de la presse - et celle des échanges d’information en général - fait partie intégrante de notre politique étrangère ». En d’autres termes, il ne s’agit pas de favoriser la liberté d’expression, mais un système concurrentiel dans la presse qui permette à un acteur extérieur d’y acquérir une position privilégiée.
La Fondation Ford suit la même démarche. Une longue enquête réalisée par Bob Feldman met notamment à jour le financement par l’organisation de multiples médias alternatifs états-uniens tels que FAIR, le magazine Progressive et Pacifica, qui diffuse Democracy Now !, mais aussi IPA, Mother JonesetAlternet [15]. L’une des responsables de The Nation est Katrina vanden Heuvel, membre du comité directeur du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute (FERI), tout comme son père, William vanden Heuvel, qui l’a présidé. Les deux ont siégé à côté de John Brademas, qui a présidé le FERI avant d’être nommé par Bill Clinton à la tête de la National Endowment for Democracy, de 1993 à 2001 [16]. Les mêmes coïncidences se retrouvent au sein de la rédaction de Counterpunch, dirigée par Alexander Cockburn, ancien collaborateur de The Nation. L’un des vice-présidents de l’Institute for the Advancement of Journalistic Clarity (IJAC) n’est autre que Ford Roosevelt, important conseiller du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute. En 1947, Eleanor Roosevelt était l’une des principales figures libérales anti-communistes à l’origine de la création de l’Americans for Democratic Action, un groupement politique de la « gauche parallèle » [17]. Ces médias ne font pas un traitement complaisant de la vie politique états-unienne. On peut cependant noter qu’ils ne publient guère d’articles sur le rôle des fondations dans la « fabrication du consentement », ni sur les différentes analyses critiques des événements du 11 septembre 2001.

Mondialisation et pensée économique

L’organisation du Forum social mondial en Inde, fin 2003, a été l’occasion de mesurer l’ampleur des ramifications de la fondation Ford. D’après un rapport rédigé par le chercheur indien Rajani X. Desai, pour la revue Aspects of India’s Economy, l’organisation a financé largement plusieurs réunions des altermondialistes, notamment celle prévue à Bombay. L’intervention était facilitée par les multiples subventions consenties par la Ford à des organisations non-gouvernementales indiennes, notamment dans le domaine de l’agriculture. Les projets soutenus auraient, selon Rajani Desai, permis la révolution verte qui a démultiplié la production agricole indienne, mais aussi l’arrivée en force sur le marché indien d’investisseurs étrangers. Quoiqu’il en soit, les critiques émanant de la « société civile » indienne à l’encontre de la fondation Ford ont finalement découragé celle-ci d’accorder sa subvention habituelle au Forum social mondial.
Il n’empêche, le financement du Forum social mondial aura permis à la Fondation Ford de peser sur les débats intellectuels du mouvement altermondialiste. On a ainsi vu des militants qui mettaient en cause les diktats du FMI et de la Banque mondiale faire campagne pour une taxe mondiale sur les transactions financières qui serait perçue et gérée par...le FMI ; On a vu des militants s’évertuer à distinguer la contestation de l’ordre économique de la remise en cause de l’invasion de l’Irak ; Et d’autres encore contester l’aventurisme extérieur de Washington depuis le 11 septembre tout en réclamant l’exclusion des mouvements sociaux animés par des musulmans. Il convient donc de se souvenir que la Ford n’a pas financé le Forum social mondial parce qu’elle en partageait les thèses, mais au contraire pour les neutraliser. Certains d’ailleurs se souviennent que, dans les années 1960 lorsqu’elle agissait sans complexes, la Ford avait accordé une subvention de 300 000 dollars à l’American Enterprise Institute (AEI), think tank destiné à discréditer les politiques de redistribution et aujourd’hui animé par Lyne Cheney et Richard Perle [18].
La stratégie de la Ford est celle du « cadeau empoisonné ». Elle consiste à intervenir dans les rapports de force interne des oppositions aux États-Unis, pour alimenter des conflits et rivalités qui seront autant de moyen d’affaiblissement, ou pour faciliter le triomphe du plus fade sur le plus dérangeant. Ce jeu complexe n’est pas du goût des néo-conservateurs selon qui il peut dégénérer à tout instant en soutien aveugle à des organisations « anti-américaines ». La preuve en a d’ailleurs été faite, par exemple, à la conférence mondiale de Durban contre le racisme où les associations financées par la Ford, loin de se jalouser, ont trouvé un accord pour mettre en échec Israël et les États-Unis.
[1] Observons que si Kenneth Pollack militait pour l’invasion, il ne la pensait qu’à l’issue d’un processus par lequel la communauté internationale aurait récusé les autres options. C’est pourquoi le livre de Pollack est utilisé aujourd’hui en sens inverse par les démocrates pour souligner que, diverses conditions n’ayant pas été remplies, Bush n’aurait pas dû attaquer l’Irak.
[2] "Les peuples en mal d’État ont rendez-vous à La Haye", par Alain Frilet,Libération, 21 janvier 1995.
[3] « Manuel de droit pour musulmanes », par Michel Faure, L’Express, 16 janvier 1997.
[4] « À Moscou, la maison des droits de l’homme travaille dans le dénuement », Le Temps, 2 mai 1998.
[5] « Claude Ake, un intellectuel nigérian fervent démocrate », par Michèle Maringues, Le Monde, 23 novembre 1996.
[6] "Obasanjo, président à remonter le temps", de Stephen Smith,Libération, 2 mars 1999.
[7] « Le "sauveur" élu du Nigéria », de Jean-Philippe Demetz, L’Express, 4 mars 1999.
[8] « Les 50 ans de l’ONU », par François d’Alançon, La Croix, 16 octobre 1995.
[9] « Les pays du Conseil de sécurité cherchent un laquais », entretien réalisé par Agnès Rotivel, La Croix, 24 septembre 1996.
[10] « Le va-tout de Kofi Annan », de Vincent Hugueux, L’Express, 26 février 1998. En l’occurrence, Washington voyait en Annan une alternative à l’incontrôlable Bouthros Bouthros-Gali, ce qui ne veut pas dire qu’une fois celui-ci évacué, ils aient trouvé Annan à leur goût.
[11] « Selon une organisation internationale, plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza », par Alain Frachon, Le Monde, 18 mai 1990.
[12] « L’Ifri fête ses 20 ans », par Baudouin Bollaert, Le Figaro, 3 novembre 1999.
[13] « Le retour du père », de Sylvie Kauffman, Le Monde, 26 août 1996.
[14] « George Soros’ "Parallel Anti-War Media/Movement" », par Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 décembre 2002.
[15] « "Alternative" media paymasters : Carlyle, Alcoa, Xerox, Coca Cola...? », QuestionsQuestions, 1er octobre 2002.
[16] « The Nation’s NED Connection », par Bob Feldman,QuestionsQuestions, 19 octobre 2002.
[17] « COUNTERPUNCH’s FERI/Roosevelt Dynasty Connection ? », Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 novembre 2002.
[18] « Comment la pensée devint unique », par Susan George, Le Monde diplomatique, août 1996.