lundi 23 octobre 2017

Antipresse n°98 et 99






N° 98 | 15.10.2017

Exergue

N–3

Nous publions ce 15 octobre notre 98e numéro. Dans deux éditions, nous serons à la centième livraison de l’Antipresse. Nous avons fixé cette édition jubilaire comme aboutissement de la première phase de notre lettre. A partir du numéro 101, l’Antipresse changera de formule pour vous proposer le résultat de plusieurs mois de réflexion, de travail et de développement.
D’ici là, nous vous serons plus reconnaissants que jamais de soutenir notre effort par vos dons. Ils sont le «nerf de la guerre» que nous menons et le témoignage le plus simple de votre soutien!

Appel à nos lecteurs

Pour le centième numéro de l’Antipresse, nous souhaitons vous donner la parole. Que vous a apporté notre lettre? Qu’en pensez-vous? Nous consacrerons un large courrier des lecteurs à vos réactions. N’hésitez donc pas à nous écrire!

Dans ce numéro


NOUVELLEAKS par Slobodan Despot

CE QUE NOUS VOULONS FAIRE DE NOUS

Nous vous l’annonçons depuis plusieurs semaines: l’Antipresse va changer en profondeur dès son centième numéro. Il me paraît utile, avec un peu d’avance, de décrire le but que nous voulons atteindre et les raisons qui nous y mènent.

L’affluence contre l’influence

L’internet est le terrain d’exercice favori, pour ne pas dire unique, des «médias alternatifs». Ces plateformes touchent quelquefois des audiences très vastes, qui se comptent en millions. Mais la question se pose de plus en plus: qu’est-ce que ça change? L’affluence est-elle une preuve d’influence?
Si l’opposition virtuelle dérangeait réellement, il y a longtemps qu’elle serait bloquée. Les «alternatifs» utilisent des services d’hébergement et des solutions techniques fournis par le système même qu’ils combattent. Ils ont recours pour leur diffusion aux réseaux sociaux institués (Facebook et Tweeter) et dépendent de leur visibilité dans les moteurs de recherche qu’ils accusent eux-mêmes de triche. Sans parler du langage et du mode de pensée, qui se simplifient parfois de manière mimétique jusqu’à donner ce qu’Ingrid Riocreux appelle — chez les journalistes du «mainstream» — une «pensée-émoticône». On s’accommode de la forme brève et de la riposte circonstantielle là où il serait vital de prendre du recul. On mesure son impact en termes de «clics» et de «likes», sans même vérifier si ces suffrages sont le fait d’humains ou de robots. Lorsqu’on emprunte les armes de l’adversaire, l’adversaire a déjà la partie à moitié gagnée.
De notre côté, nous nous sommes toujours adossés à ce qui distingue, précisément, la civilisation de l’indifférenciation technologique qui nous guette: la langue, les livres, la culture et le cœur. Et par-dessus tout, le courage de dire. Le courage, cette vertu qui, comme l’observait C. S. Lewis, est l’aune à laquelle on mesure toutes les autres vertus.
Pour notre diffusion, il aura bien fallu compter sur les mécanismes de l’internet, mais nous nous sommes surtout fiés au bon vieux bouche à oreille. Nous n’avons jamais cherché l’affluence ni valorisé notre travail en chiffres de visites ou d’abonnements. En revanche, nous avons essayé (et parfois réussi) à façonner une influence en proposant des vues affirmées mais pas forcément partisanes, des éclairages décentrés par rapport aux réflexes communs de l’information et des arguments fondés sur un bon sens éprouvé plutôt que sur des positions préétablies et donc prévisibles.
C’est ainsi que, dernièrement, la question de la formation des imams à l’université de Genève est devenue un sujet de discussion à grande échelle, en Suisse romande, après que l’Antipresse eut soulevé des questions de fond («Soumission à la genevoise», n° 92). Des débats s’en sont suivis à la radiocomme à la télévision de service public.
L’Antipresse ne parle pas fort, mais elle est écoutée. Et si elle est écoutée, c’est parce qu’elle n’est pas le porte-parole d’une sensibilité politique particulière ni d’intérêts partisans.

Pour une «presse à l’endroit»

Nous le savons par la composition de son lectorat. Nous savons également que ce lectorat est plutôt cultivé, très intéressé par les grandes questions mais qu’il se situe dans toutes les couches de la société: des élites dites «dirigeantes» aux professions pratiques. La «sociologie» de l’Antipresse, par sa diversité même, nous situe elle aussi à l’écart des médias ordinaires.
Au fil du temps, l’Antipresse est donc devenue un peu plus qu’une lettre. Non une feuille de paroisse mais un forum. Non un outil de pression et de nivellement des esprits mais un lieu d’ouverture et de réflexion destiné à tous. Dans la crise de l’information actuelle, les médias établis ferment les uns après les autres en se persuadant que c’est la faute à la conjoncture et à la publicité alors qu’ils n’ont plus rien à apprendre à leur public et aucun enrichissement à leur apporter.
Notre conviction est que le public se détourne de ces médias-là avec des raisons de fond et des besoins auxquels quelqu’un doit répondre. Les Suisses vont prochainement voter sur l’initiative «No Billag» qui revient à abolir les médias de service public. Le fait même qu’une telle idée ait recueilli les voix nécessaires pour être soumise à référendum est préoccupant. Une part significative des Suisses — pourtant si loyaux à leurs institutions — préféreraient voir un paysage médiatique entièrement soumis à la loi de la jungle commerciale plutôt que de maintenir des chaînes dites «nationales» qui s’emploient — selon eux — à les rééduquer contre leur gré et leurs goûts. L’alternative consistant à ajuster les programmes aux besoins et aux vues de la majorité silencieuse qui les fait vivre par ses impôts leur semble illusoire. Impensable! Plutôt jeter le bébé avec l’eau du bain.

Une crise existentielle

C’est que, quand le mal est profond, on est tenté de tailler sans discrimination. Nombre de lecteurs de l’Antipresse nous confient qu’ils se sentent trahis par les médias «de grand chemin» qui d’ailleurs sombrent dans toutes les évaluations du degré de confiance du public. Or, comme le relève Aude Lancelin dans ses «Sept idées fausses sur les médias»«l’idée de traîtrise ne convient pas davantage à la sociologie nouvelle de ce métier […]. Plutôt que des Judas, beaucoup de journalistes sont en effet désormais des estropiés de ce système. Si on laisse de côté la fine pellicule des éditorialistes surpayés et fanatiquement dévoués à la perpétuation de ce dernier, la précarisation galopante de la profession est désormais une réalité.»
De fait, les médias, et en particulier la presse écrite, sont confrontés à un dilemme existentiel: du moment qu’ils ne vivent plus de leur vente, et donc de leur public, à quel mécène vont-ils encore pouvoir tirer les basques?
La plupart ont longtemps vécu d’annonces. Les ventes et les abonnements n’étaient devenus qu’un appoint. Or l’impact de la publicité s’effrite en même temps qu’elle s’insinue partout. «Personne n’en a plus rien à cirer, de la publicité!» se lamente l’un de ses idéologues, Stéphane Xiberras. La grande presse se fie donc de plus en plus aux financements publics, avec les compromissions que cela implique, ou s’effeuille devant ses patrons issus du grand capital. Au bout de ce chemin: la prostitution ou la soviétisation. Ou les deux.

L’indépendance en acte

En un peu moins de deux ans, du numéro 1 au numéro 97, l’Antipresse a publié 236 articles originaux, 640 «mains courantes» (qui sont elles-mêmes souvent de petits essais), et offert des tribunes à 52 désinvités. Depuis le 6 décembre 2015, nous n’avons pas manqué un seul dimanche.
Durant l’été, alors que des chaînes de service public ne passaient pratiquement que des reprises, nous avons continué de proposer des contenus inédits. Ce travail, qui correspond pour ainsi dire à celui d’un hebdomadaire professionnel, n’a été (très partiellement) rémunéré que par les dons de nos lecteurs. Nous croyons avoir fait la preuve de notre ténacité et de notre engagement dans cette mission. Quant à l’indépendance financière et politique de la lettre, elle est hors de cause.
Nous avons aussi pu nous rendre compte, par le taux d’ouverture et les réactions que nous recevons, de la fidélité et de la passion de nos lecteurs. Les retards à l’envoi, les erreurs et les bourdes nous sont immédiatement signalés, souvent par SMS. Pour certains abonnés, la lecture de l’Antipresse est en effet devenue un véritable rituel, le premier point à l’agenda des dimanches. La communauté que nous avons créée en deux ans n’est peut-être pas nombreuse — quelque 5000 lecteurs —, mais elle nous paraît fervente et déterminée.
A l’issue de ces deux premières années, nous pensons donc que le temps est venu de transformer l’«anti-presse» en presse, mais en une presse à l’endroit, celle qui est portée par la passion de ses auteurs et par l’engagement de ses lecteurs.
Nous allons donc commencer par répondre aux attentes les plus fréquemment formulées de nos lecteurs:
  1. Un accès aux archives de l’Antipresse depuis le premier numéro.
  2. Une version plus lisible de la lettre, au format PDF.
  3. Cette version sera également disponible en tant que journal papier, dans une présentation inédite et soignée.
A ce jour, et malgré les sirènes du progrès, tout ce qu’on a dit de beau et d’important a toujours été imprimé sur du papier. Nous voulons nous assurer que notre lettre soit lisible même lorsque les écrans sont éteints, même si les fournisseurs d’accès devaient nous (ou vous) éjecter du réseau. Nous voulons contribuer à bonne vieille contamination des idées en devenant visibles dans les librairies, les bibliothèques, les salles d’attente de médecins, les salons où l’on cause.

Le problème de la gratuité

Cette évolution de votre lettre préférée implique une organisation rigoureuse et une part de professionnalisation. Il s’agit donc de stabiliser le modèle financier sur lequel repose notre association (car l’Antipresse est bien une association selon le droit suisse).
Cela nous amène à la question de fond: celle de la gratuité complétée par les dons.
Jusqu’à présent, nous avons évolué dans le cadre virtuel de l’internet, où la gratuité paraît de règle. Or, comme dit le proverbe anglo-saxon, «there is no free dinner». La gratuité des services et de l’information procurés par les géants du web a sa contrepartie: la transformation du public en une immense ferme de Big Data exploitable et exploitée à des fins commerciales. Voire, qui sait, plus pernicieuses. Les récentes lubies et prises de parti de M. Zuckerberg (le patron de Facebook) en la matière devraient nous faire bien réfléchir.
Après nous avoir rendus «accros» à leur pays de Cocagne où tout est gratuit, lesdits géants commencent à jouir du revenu de leur investissement. Twitter et Facebook font commerce de nos données parfois les plus intimes et censurent les contenus sans rendre de comptes à personne.
Les grands médias virtuels, de leur côté, introduisent des paywalls sur des contenus qui étaient jusqu’ici en libre accès. D’une manière générale, où qu’il aille, l’internaute est assailli par un bombardement continuel de publicités qui l’agacent et qu’il passe son temps à éviter.
Cela nous ramène enfin à la réalité: l’information qu’on reçoit ne vaut que ce qu’on la paie.
«Si vous ne payez pas, c’est que quelqu’un d’autre, quelque part, paye à votre place pour que vous ayez ce que vous lisez sous le nez.» (Aude Lancelin)

Notre pacte avec nos lecteurs

Nous vous proposons donc un pacte. Plutôt que de tendre un chapeau à la sortie du théâtre — où quelques-uns jettent parfois de généreux pourboires —, nous introduisons un modique ticket d’entrée pour tous.
Plutôt que de nous appuyer sur le pénible bariolage publicitaire ou sur des mécènes cachés et intéressés, nous faisons appel à nos premiers alliés: nos lecteurs.
Pour le prix d’un mois d’abonnement TV/internet, vous aurez droit à un an d’Antipresse, sans publicité, sans mendicité, sans intérêts voilés. Vous pourrez accéder aux archives, par éditions (numéros de la lettre) ou par articles particuliers et bénéficier d’une version PDF téléchargeable avec une typographie lisible et soignée.
Pour une fraction de la taxe du service public ou d’un abonnement à un quotidien, vous aurez droit à une belle lettre imprimée sur le meilleur papier, livrée chez vous.
Dans tous les cas, en tant qu’abonnés, vous serez conviés aux événements et conférences exclusives qui vont reprendre de plus belle avec cette nouvelle version.
Dès la semaine prochaine, nous vous présenterons plus en détail l’Antipresse «2.0» et les diverses offres.
Nous sommes prêts, avec l’Antipresse, à partir à la reconquête des esprits. L’extension et l’expansion de cette nouvelle campagne ne dépendront que de vous!

Ah… un dernier détail!

Pour marquer ce grand tournant, l’Antipresse «2.0» portera un nouveau nom…

CANNIBALE LECTEUR de Pascal Vandenberghe

PADAMALGAM (4)

L’ancienne Secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy Jeannette Bougrab «ose» critiquer le déni et la complicité dont les médias et les politiques français font preuve face aux attentats islamiques.
La semaine dernière, dans la rubrique «Main courante», nous vous proposions de lire un entretien réalisé par Le Figaro (et publié le 2 octobre) avec Jeannette Bougrab (« Jeannette Bougrab fustige le déni»), entretien donné à l’occasion de la parution de son dernier livre Lettre d’exil. La barbarie et nous (Le Cerf, 2017). J’ai voulu aller y voir de plus près en lisant ce livre: de quoi fournir un quatrième épisode à notre série «Padamalgam»!
Née à Châteauroux dans une famille d’origine algérienne et musulmane, avec un père harki, Jeannette Bougrab est docteur en Droit public. Elle fut d’abord Maître de Conférences en Droit public à la Sorbonne, puis à l’IEP (Sciences Po). Elle fut nommée présidente de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) début 2010, avant de devenir quelques mois plus tard Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de la Vie associative dans le troisième gouvernement de François Fillon.
Depuis 2015, elle est chef du service culturel de l’Ambassade de France en Finlande, où elle a «trouvé refuge» après l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo: elle était proche de Charb, le rédacteur en chef tué lors de l’attaque terroriste. Il est à noter que son mandat a été renouvelé par l’actuel Premier ministre Édouard Philippe.
Depuis plusieurs années déjà, Jeannette Bougrab fustige la torpeur de ceux qui refusent de prendre la mesure de la menace islamiste: dans Ma république se meurt (Grasset, 2013, «J’ai lu», 2014), elle dénonçait la menace que le communautarisme religieux fait peser sur les institutions et la laïcité. Plus récemment, dans Maudites (Albin Michel, 2015), elle reprenait le combat de la défense de la laïcité et des valeurs de la République face à la montée apparemment inexorable de l’islamisme. Elle choisit dans ce livre de prêter sa voix à ces nombreuses jeunes femmes musulmanes qui se battent courageusement contre l’archaïsme de l’islam, de Paris au Pakistan en passant par le Yémen, et la volonté de certains États d’instaurer la charia un peu partout dans le monde.
Éloignée de Paris et de la France depuis plus de deux ans, elle a pris un certain recul et sa Lettre d’exilenvoyée depuis la Finlande, où elle réside désormais avec sa fille, n’en est que plus pertinente et acerbe. Mais aussi désabusée ou résignée, même si elle reste combative et «en colère», comme elle l’écrit. La citation de George Orwell qui ouvre son prologue: «La façon la plus rapide de mettre fin à une guerre est de la perdre » donne le ton. Bien évidemment, elle conteste le qualificatif de raciste ou d’islamophobe qui est immanquablement accolé à toute personne se permettant de critiquer l’islam: «Combattre l’islamisme, ce n’est évidemment pas être islamophobe, mais au contraire tout faire pour éviter que les musulmans qui vivent en France et en Europe soient tentés par un retour dans le giron de l’oumma, sous la forme la plus soumise à la charia
Elle dénonce ceux qui rejettent sur «la société» la responsabilité des actes qui sont commis, faisant ainsi passer les auteurs des attentats du statut de criminels à celui de victimes : « Tant qu’à faire, nous pourrions expier encore plus rapidement nos erreurs en allant nous jeter tout droit dans les bras des terroristes, à l’instar des premiers chrétiens martyrs qui couraient au-devant des fauves, animés qu’ils étaient par la certitude de la résurrection
Elle identifie les différents domaines de la société dans lesquels la faillite est prononcée, ou la société en cours de liquidation. À commencer par l’éducation, bien sûr: «Dans un pays où l’ascenseur social est en panne, l’éducation nationale ne remplit plus sa mission. Les imams ont remplacé les instituteurs.» Ainsi que la remise en cause, dans nos pays, de l’égalité des sexes et surtout de la liberté des femmes, consécutive aux refus des «bonnes consciences» de questionner l’islam dans ses fondements même.
Pour celles et ceux qui ont déjà lu des livres sur ce sujet, celui-ci n’apportera pas forcément plus qu’une remise en perspective de cette problématique sous ses différents angles. Il a cependant le mérite et l’originalité d’avoir été écrit par une femme qui a occupé et occupe des fonctions officielles, alors que dans ces rangs-là, les trois tendances dominantes sont toutes convenues: celle de l’extrême-droite, qui instrumentalise l’islam en surfant sur les frustrations d’une partie de la population pour gagner des voix; celle de «l’islamo-gauchisme» (comme l’appelle Jeannette Bougrab), grand défenseur de la «tolérance» sans limites, donc de l’islamisation de la société; celle de la droite «républicaine», qui navigue entre les deux comme un bateau sans quille…
Mais comme elle l’explique elle-même, le combat qu’elle mène prend tout son sens dans son histoire personnelle: «Ce livre n’est ni celui d’une décliniste, ni celui d’une néoréactionnaire. C’est le livre d’une femme musulmane née d’une mère interdite d’école et mariée de force alors qu’elle n’était qu’une enfant, ayant la volonté farouche de montrer la réalité d’une culture et d’une tradition qui, tout simplement, en sont arrivées à nier les femmes et à instrumentaliser les enfants. C’est le livre d’une femme qui ne veut pas redevenir comme sa mère l’a été et qui se battra pour éviter un tel destin à sa propre fille: être une sous-citoyenne qui n’a pas le droit de choisir son destin.»
Ses prises de position sont donc déconnectées du motif politique – ou plus précisément «politicien» – et trouvent leur origine dans son référentiel propre. Ce qui légitime sa démarche et explique sans doute le courage dont elle fait preuve en rompant avec la langue de bois habituelle des politiciens issus des rangs de la droite républicaine.

ENFUMAGES par Eric Werner

LA FIN DE LA PRESCRIPTION

45 ans après les faits, en tout cas ceux qu’elle allègue, une femme vient de déposer plainte contre le cinéaste Roman Polanski: une plainte pour viol. Elle l’a fait en Suisse, mais c’est le New York Times qui a publié l’information. Les juges suisses ont dit qu’ils allaient ouvrir une enquête.
Roman Polanski est un des grands cinéastes de notre temps. Il a reçu de nombreux prix, a également présidé les festivals de Cannes et de Venise. Il est en particulier l’auteur d’un film intitulé The Ghost Writer, film dont le héros principal est un premier ministre anglais travaillant pour la CIA. C’est très intéressant comme film. Très bien documenté également. Une bonne entrée en matière, en tout état de cause, pour comprendre la stratégie d’infiltration des services spéciaux américains dans les milieux dirigeants européens; stratégie, certes, qui ne date pas d’hier, mais s’est sensiblement amplifiée au cours de la période récente, celle consécutive à la chute du mur de Berlin. On connaît le mot de Valéry: «L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige» [1]. Cela passe aujourd’hui par les services spéciaux.
Dans The Ghost Writer, Polanski lève donc un coin du voile. Il montre ce qu’est un agent d’influence. Il n’est pas sûr que la CIA ait tellement apprécié. Le film est sorti en 2010. Coïncidence ou non, peu de temps avant la sortie en salle du film, les Américains cherchèrent à mettre la main sur Polanski en le faisant arrêter en Suisse. Ils déposèrent une demande d’extradition contre lui, au prétexte que le cinéaste n’avait pas complètement purgé une peine de prison à laquelle, soi-disant, il avait été condamné en 1978 aux États-Unis. Une affaire de viol, déjà. Les Suisses furent à deux doigts de le leur livrer, mais en fin de compte y renoncèrent, car la France, de son côté, manifesta une certaine nervosité. Polanski, en effet, est citoyen français. Les Suisses avaient à choisir entre la France et les États-Unis. En la circonstance, ils privilégièrent leurs relations avec le pays voisin.
Ce cas de figure pourrait en évoquer d’autres analogues. Ainsi, l’hiver dernier, on s’en souvient peut-être, il fut beaucoup question, en France, d’emplois présumés fictifs. On était en pleine campagne présidentielle, on abordait la dernière ligne droite. L’affaire se révéla fatale pour l’un des candidats en lice, François Fillon. Certains diront que les emplois fictifs sont chose tout à fait blâmable. De tels manquements à la «morale» n’ont pas leur place en «démocratie». Assurément non. Sauf qu’il est permis aussi de se demander si cette affaire n’a pas surtout été exhumée pour faire payer à François Fillon certaines de ses prises de position en matière de politique internationale. Car Fillon était plutôt prorusse. En 2013, lors d’un déplacement en Russie, il avait critiqué la position française sur la Syrie devant Vladimir Poutine [2]. Pour bien moins que cela, aujourd’hui, on est obligé de passer à la caisse.
Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il n’a pas la rage: peut-être, effectivement, l’a-t-il. Mais la rage n’est pas la vraie raison de sa mise en accusation. La vraie raison, c’est qu’on veut le tuer. C’est là le point.
On pourrait faire d’autres remarques encore. On parle volontiers des «principes généraux du droit». Ces derniers sont des sortes de «lois non-écrites», ils constituent un cadre de légitimité. Lesdits principes comprennent le droit d’être entendu, la non-rétroactivité des lois, le fait que ce n’est pas à l’accusé de prouver son innocence mais bien à l’accusateur d’apporter la preuve qu’il ne ment pas, le principe de prescription, etc. Soit l’État respecte lesdits principes, et l’on peut alors parler d’État de droit. Soit il ne les respecte pas, et l’on ne peut alors plus parler d’État de droit. On a vu dans une précédente chronique [3] que certains activistes s’étaient aujourd’hui mis en tête de rendre les délits sexuels imprescriptibles, en même temps que «d’assouplir» l’appréhension de la preuve que doit apporter la victime. Certaines lois ont récemment été réécrites pour répondre à ces revendications. Ce sont là très clairement des entorses à l’État de droit (ou, ou pour être plus clair encore, un pas en direction du totalitarisme: un de plus).
Dans un entretien au Figaro paru en début d’année, l’avocat de Polanski, Me Hervé Temime, disait à propos de son client: «J’affirme qu’aucun homme au monde ne fait l’objet d’un mandat d’arrêt quarante ans après les faits dans une situation comparable» [4]. Mais justement Polanski en fait l’objet! Or, on vient de le dire, une nouvelle plainte vient d’être déposée contre lui: cette fois-ci non plus quarante ans, mais bien quarante-cinq ans après les faits. A une autre époque, on aurait dit que les faits étaient prescrits. Mais ce n’est plus si sûr aujourd’hui. Tout cela est devenu très flou. La police suisse, en tout cas, a enregistré la plainte.
Ce qui incite à la réflexion. En France, la justice vient de réactiver une très ancienne affaire, l’affaire Grégory: affaire remontant, elle, à 32 ans en arrière. A l’époque, l’enquête n’avait débouché sur rien. Et donc, aujourd’hui, on la relance. Un certain nombre de personnes ont été placées en garde à vue. On les cuisine sur leur emploi du temps en ces années-là: que faisiez-vous tel jour, à telle heure, à tel endroit ? Et le lendemain ? 32 ans après les faits. Tout cela semble absurde, et d’une certaine manière l’est: c’estabsurde. On pense au Procès de Kafka. Et en même temps non, car tout cela est répercuté dans les médias. Et donc les gens se disent: l’État a le bras long, il fait ce qu’il lui plaît. C’est évidemment ça, le message. L’État peut tout se permettre, il n’y a plus aucune limite. Voudrait-on intimider les gens, pour ne pas dire les terroriser, on ne s’y prendrait pas autrement.
NOTES
  1. Dans Regards sur le monde actuel (1931).
  2. Le Monde, 21 septembre 2013, p. 9.
  3. Antipresse 95.
  4. Le Figaro, 3 février 2017, p. 28.

LA POIRE D’ANGOISSE par Slobodan Despot

Les mots qu’on ne prononce pas: ÉGORGÉ

Les deux jeunes femmes de Marseille ont été, nous dit la télé, «tuées à l’arme blanche». Cela fait plus propre, plus clinique que de dire «égorgées». Pudeur spontanée des médias audiovisuels? Peut-être. L’Observatoire du journalisme a un autre avis, fondé sur des indiscrétions d’«insiders».
Cela date de l’an dernier déjà, lorsque le père Hamel fut égorgé par des islamistes dans sa propre église:
«Selon nos informations, l’expression « tué à l’arme blanche » a en effet été imposée formellement aux journalistes de France 2 comme de France 3 (une « décision de la chaîne venant d’en haut » et transmise par consigne orale). La consigne était impérative : ne pas employer le terme « égorgé » mais « tué à l’arme blanche ». […] Peu après l’assassinat, le syndicat FO a ainsi saisi la commission de suivi déontologique des journalistes sur cette censure parmi d’autres affaires. Cette commission s’est réunie le 21 septembre. Réponse de la direction : « nous ne sommes pas au courant, il s’agit d’un excès de zèle. ». Excès de zèle : le mot est lâché et il est significatif. Un rédacteur en chef (ou plusieurs) décide de ce qui est bon ou mauvais pour le téléspectateur infantilisé.»

Les mots qu’on dilue: INGÉRENCE RUSSE

Depuis des mois, l’«ingérence russe dans la campagne électorale américaine» était devenue la rengaine n° 1 de la presse bien-pensante (et des milieux démocrates) outre-Atlantique.
Or il se trouve que les enquêtes interminables et onéreuses ont abouti à… du pipeau. En fin de compte, la scandaleuse manipulation orchestrée par Vladimir Poutine en personne se résumerait à quelques publicités achetées sur les réseaux sociaux. (Ah! Si seulement les Américains s’étaient contentés d’une si timide participation au processus électoral russe, du temps d’Eltsine…)
Et voici que, subrepticement, CNN se met à parler d’«ingérence russe présumée» («alleged Russian meddling»), comme elle aurait dû le faire depuis le début. Pourquoi donc? Cette croyance, dans le mainstream américain, n’a jamais relevé du soupçon raisonnable, mais du dogme religieux.

Main courante

SUISSE | Une élue doublement verte

La nouvelle élue des Verts au parlement fédéral, Irène Kälin, est islamologue, islamophile et islamolobbyiste. A peine élue, elle demande la reconnaissance de l’islam comme religion officielle en Suisse. Elle ne s’allonge pas sur les conséquences d’une telle promotion (ne serait-ce qu’en termes d’aides publiques, de relations avec les autres communautés, etc.), mais s’empresse de dénoncer les préjugés antimahométans de la population autochtone.
Radicalisation des quartiers? «Je n’en connais pas de tels», répond-elle, écartant d’un revers de main les enquêtes de Mireille Vallette et de Saïda Keller-Messahli sur le radicalisme en Suisse. Pour entretenir l’idylle, mieux vaut ne pas côtoyer la réalité de trop près.
Ah, et puis Mme Kälin est aussi «engagée pour l’égalité entre les sexes», même si, hélas, «pour les médias, [s]on rapport avec l’islam semble plus important». Elle n’a peut-être pas encore compris qu’il fallait choisir entre les deux…
Enfin, cerise sur le gâteau, la jeune Mme Kälin profite d’un «portrait» que lui consacre Le Temps du 13 octobre pour affirmer haut et fort que «les forces progressistes ont trop longtemps laissé ce thème [la formation des imams] à l’UDC, qui en fait un sujet d’exclusion.»
C’est vrai: quoi de mieux que les «forces progressistes» pour assurer l’inclusion d’une idéologie de la régression?
Les écolos nous promettaient une suisse verte. Vont-ils enfin tenir leur promesse?
PS — Irène Kälin a été «providentiellement» propulsée sous la Coupole suite au «dérapage» de son prédécesseur Jonas Fricker, qui avait comparé le transport des cochons d’élevage avec celui des Juifs sous l’Holocauste. Circonstance à méditer.

log.antipresse.net. La bêtise humaine n’a pas fini de nous surprendre.

Pain de méninges

Une pensée-émoticône

«Or, le Journaliste est de gauche, précisément par la dimension morale qu’il associe à son travail et qui se traduit par une forme — en réalité plutôt timide — de ce qu’on appelle souvent le progressisme. En fait, comme il est très vulnérable au pouvoir des mots, le Journaliste a peur de se retrouver dans le camp des réactionnaires ; en ce sens, tout changement le séduit dès lors qu’il est présenté par ses défenseurs comme une évolution nécessaire et un progrès. Pour autant, le Journaliste n’est pas un révolutionnaire : les idées trop radicales lui font peur et il ne peut adhérer à une cause que si cela lui permet d’avoir bonne conscience. Il est une proie facile pour les groupes de pression partisans du changement permanent ; c’est en ce sens que la qualification d’idiot utile lui sied assez bien. En effet, s’il a peur d’être à la remorque de l’histoire, sa conscience est encore très archaïque, marquée par les catégories de la morale ancienne dont le trait saillant est une vision tout à fait binaire du monde. Un conflit géopolitique ne fait la une de l’actualité qu’autant qu’on peut lui appliquer cette lecture manichéenne des choses ; on pourrait parler de pensée-émoticône, par référence aux petites têtes jaunes souriantes ou tristes qui illustrent les messages électroniques. Dès que les gentils apparaissent tant soit peu comme des méchants et les méchants comme des victimes, l’affaire disparaît presque totalement du paysage médiatique ou n’y subsiste que sous la forme du ronron quotidien sans étayage critique ni analyse de fond.
— Ingrid Riocreux, La Langue des médias, p. 68

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N° 99 | 22.10.2017

Exergue

A nos lecteurs

  • Nous ne sommes plus qu’à une semaine du numéro 100 jubilaire! Notre appel reste d’actualité:
Pour le centième numéro de l’Antipresse, nous souhaitons vous donner la parole. Que vous a apporté notre lettre? Qu’en pensez-vous? Nous consacrerons un large courrier des lecteurs à vos réactions. N’hésitez donc pas à nous écrire!
  • Vous trouverez ci-dessous la présentation du Drone de l’Antipresse, le nouveau visage que prendra votre lettre du dimanche matin. Nous vous invitons à soutenir cet effort en vous y abonnant, bien entendu, mais aussi en réagissant et faisant connaître le Drone autour de vous!

Agenda

Le mercredi 25 octobre, 19h, au Thon Hôtel, 91 avenue Louise, à Bruxelles, le Cercle Pol Vandromme reçoit Olivier Delamarche sur un thème passionnant :«Demain la faillite mondiale, peut-on y échapper?».
Olivier Delamarche est analyste financier et chroniqueur sur différentes Radios et télévisions depuis 2009 (BFM, Radio Classique, Europe1…). Il est également entre autres l’auteur d’une lettre distribuée par le Vaillant petit économiste et réputé pour son exceptionnelle franchise au sujet des affaires de la finance.
  • Inscriptions obligatoires par email à cerclepolvandromme@gmail.com.

NOUVELLEAKS par Slobodan Despot

CE QUE NOUS VOULONS FAIRE DE NOUS (2)

L’Antipresse lance son Drone! Et voici le pourquoi et le comment.

D’où nous venons

L’Antipresse a été lancée par moi-même et Jean-François Fournier le 6 décembre 2015 en réaction à la pauvreté et à l’étroitesse d’esprit du paysage médiatique actuel. Notre manifeste de l’époque reste plus actuel que jamais:
C’était, au départ, une simple «lettre aux amis» envoyée par un tandem d’auteurs flanqué d’une dessinatrice, Maëlle, et de ses chats. Comme je l’ai mentionné dans le dernier numéro, nous ne cherchons pas l’affluence, c’est-à-dire la quantité, mais l’influence, c’est-à-dire la qualité. Nous écrivons d’une manière claire et accessible, mais nous nous adressons à un lectorat choisi. Ou plutôt un lectorat qui nous choisit, parce qu’il a déjà fait un bout de chemin en marge des lieux communs et des illusions qui gouvernent l’époque.
Par ailleurs, nous ne sommes pas des corsaires mandatés par un souverain quelconque pour attaquer les pavillons ennemis. Nous sommes d’authentiques pirates, agissant uniquement pour notre compte et selon nos vues, avec les équipiers qui partagent notre quête, d’où qu’ils viennent. Nous ne critiquons pas la modernité parce que nous sommes «réacs», mais parce qu’elle est critiquable comme toute chose à l’aune du sens commun. Nous essayons d’être vrais, concrets et humains. Tout ce qui bat pavillon de la contrefaçon, de l’abstraction et de l’inhumanité nous est donc naturellement adverse.
En bref, nous nous efforçons d’atteindre un idéal semblable à celui que vient de nous décrire un lecteur attentif:
«En ces temps orwelliens, Antipresse, c’est la presse. C’est-à-dire: Antipresse est ce qu’on attend d’une presse libre, digne, indépendante, intelligente, qui n’essaie pas de nous imposer des idées, qui nous donne à réfléchir, qui respecte ses lecteurs.»

L’avenir d’Antipresse: LE DRONE

Depuis 99 semaines donc, sans exception, l’Antipresse vous arrive chaque dimanche aux alentours de 7 heures du matin. Elle s’est étoffée, la petiote, et elle s’est étendue. Aujourd’hui, chaque lettre représente (avec sa «main courante») plus d’une vingtaine de pages de livre en moyenne. Autrement dit, plus de 1000 pages par an. En matière de contenus originaux, cela rivalise pratiquement avec un hebdomadaire. Outre l’originalité des vues et la rigueur de la langue que tous les lecteurs nous reconnaissent, il nous arrive aussi de plus en plus souvent de «lever des lièvres» et de publier des informations inédites qu’on ne trouve pas dans les médias professionnels. «Ce n’est plus un ballon, c’est un aéronef», pour paraphraser nos chers Monty Python.
Avec cinq mille abonnés, ou peu s’en faut, l’Antipresse suscite aussi des attentes et des questions auxquelles il nous faut répondre. Pour marquer son passage de l’anti à la presse, l’Antipresse se dote d’un magazine, d’abord électronique et — dans un deuxième temps — sur support papier.
Répondant aux demandes répétées de nos lecteurs, nous lançons donc l’Antipresse dans un format lisible et pérenne.
Le Drone de l’Antipresse sera donc la suite de la lettre que vous appréciez, mais distribuée sous trois formes:
  • la lettre électronique du dimanche matin;
  • un journal de 16 pages au format PDF imprimable que les abonnés recevront en même temps que la lettre;
  • un journal imprimé livré par la poste.
Il s’adjoindra un site internet d’information et d’archives, également très demandé par les lecteurs.
Pourquoi ce nom?
Drone (anglais) : Faux-bourdon. Insecte pacifique, agaçant et nécessaire.
Drone (français) : a) Aéronef sans humain à bord. b) Média de haut vol avec humains à bord lancé en 2017 en Suisse.
Le Drone n’est jamais immobile. Il bouge, il observe, il enregistre, analyse et intervient. Et, surtout, il voit les choses sous un angle inédit et souvent surprenant.
D’où sa devise: Les choses vues d’en haut.
Rubriques prévues:
  • Le bruit du temps (anc. Nouvelleaks) par Slobodan Despot
  • Cannibale lecteur de Pascal Vandenberghe
  • La Poire d’angoisse par Slobodan Despot
  • Enfumages par Eric Werner
  • Angle mort par Fernand Le Pic
  • Reconquêtes par Slobodan Despot
  • Turbulences (anc. Main courante)
  • Géolocalisation (correspondances d’ailleurs)
  • Passager clandestin (anc. Désinvité)
  • Nouvelles de Xenia
  • Crash (économie, par Vincent Baud)
  • Radio-Drone

Ce que cela suppose

Jusqu’ici, tout le dispositif de l’Antipresse était une affaire interne. J’ai moi-même conçu la maquette de la lettre et sa base de données, mise en place le site internet, le blog Tumblr et la «Main courante», organisé le système d’abonnement et d’envoi, etc. Le Drone, pour bien fonctionner, exige une certaine part d’organisation professionnelle.
Le Drone
  • Développement de maquettes
  • Mise en page, relecture et correction
  • Mise en ligne
  • Impression, envoi, gestion d’adresses
Le site
  • Développement et maintenance du site internet
  • Archivage des fichiers
  • Sécurisation et sauvegarde
Le développement futur
  • Enquêtes et reportages
  • Promotion
  • Organisation de conférences

Notre but: 1000 abonnés le premier mois, 5000 au 1er janvier 2018

Dès le numéro 101, nous entamerons notre migration vers la plateforme du Drone. Vous recevrez gratuitement le numéro zéro (collector) et les quatre premiers numéros.
L’abonnement minimal de base (édition numérique) sera de 50 €/CHF par an, soit 1 €/CHF par numéro! Pour recevoir l’édition papier à votre domicile (40 x par an), il vous sera demandé un supplément à l’abonnement de base de 100 €/CHF, soit 150€/CHF pour l’édition numérique et l’édition papier.
Ces formules de base seront complétées par des offres intéressantes et sensées. L’abonnement sera lancé avec la parution du numéro 0 (Antipresse 101).
Le Drone est un vaisseau indépendant qui ne compte sur l’aide de personne… à l’exception de ses équipiers. De vous!

CANNIBALE LECTEUR de Pascal Vandenberghe

PHILIP ROTH ET «L’ANTI-KITSCH AMÉRICAIN»

S’il n’a pas obtenu le prix Nobel de littérature, Philip Roth fait toutefois son entrée dans la prestigieuse collection «Bibliothèque de la Pléiade», ce qui est une autre forme de reconnaissance, même si elle se limite au monde francophone.
Si la prestigieuse collection «Bibliothèque de la Pléiade», qui a pour vocation notamment de publier des œuvres réputées «définitives» et commentées d’auteurs ayant accédé au rang de «classiques», est considérée comme l’emblème des Éditions Gallimard, ce ne furent pourtant pas elles qui la créèrent, mais un certain Jacques Schiffrin.
Né à Bakou (alors dans l’Empire russe) en 1892 dans une famille d’origine juive non pratiquante, Jacques Schiffrin s’installe à Paris en 1922 après avoir quitté la Russie au lendemain de la Révolution russe de 1917. Il y crée d’abord les Éditions de la Pléiade en 1923, puis en 1931 la «Bibliothèque reliée de la Pléiade», qui publie rapidement une douzaine d’auteurs, parmi lesquels Racine, Baudelaire, Poe, Musset ou encore Stendhal. Deux ans plus tard, la collection intègre les Éditions Gallimard suite à l’intercession de son ami André Gide qui en a convaincu Gaston Gallimard. Schiffrin en reste le directeur durant les premières années. Mais dès la fin de 1940, Gaston Gallimard le licencie suite aux premières lois antijuives prises par le régime de Vichy. Schiffrin émigre alors aux États-Unis, à New York, où il créera les prestigieuses éditions Pantheon Books (1) en 1942. Il meurt à New York en 1950. Il fut le traducteur en français de plusieurs grands auteurs russes (Gogol, Pouchkine, Dostoïevski, Tourgueniev).
Il y a quelques années encore, qu’un auteur fasse son entrée dans La Pléiade de son vivant était exceptionnel. C’est aujourd’hui plus fréquent. Si mon décompte est juste, ils sont aujourd’hui au nombre de cinq: deux de langue française d’origine (Philippe Jaccottet et Jean d’Ormesson) et trois traduits: Mario Vargas Llosa, Milan Kundera et, depuis quelques jours, Philip Roth. Serait-ce l’allongement de l’espérance de vie (la moyenne d’âge de ces cinq écrivains est de 87,4 ans!) ou plutôt un assouplissement des critères pour entrer dans la catégorie des «classiques» qui est à l’origine de ce nombre en forte croissance d’auteurs accueillis de leur vivant dans la collection?
Quoi qu’il en soit, cela modifie fortement l’approche éditoriale, puisque l’auteur a un droit de regard sur le choix des œuvres, voire leur traduction, comme c’est le cas en l’occurrence avec Philip Roth, qui a demandé que les traductions d’origine soient revues afin de mieux rendre l’«oralité» de sa littérature.
Ce volume, intitulé Romans et nouvelles, 1959–1977 regroupe cinq des premiers livres de Roth dans l’ordre de leur parution initiale (2), en en excluant trois publiés durant cette même période: l’un parce que c’est un essai pamphlétaire (Tricard Dixon et ses copains, 1971), satire de l’administration Nixon, les deux autres parce que ce sont des romans moins marquants et moins réussis (Laisser courir, 1962, et Quand elle était gentille, 1967).
Roth se situe à l’intersection des deux principaux courants de la littérature américaine: celui des «visages pâles», avec une littérature aristocratique et raffinée, incarnée par Nathaniel Hawthorne, Herman Melville et Henry James, entre autres, et celui des «peaux-rouges», dont les figures marquantes de cette littérature plus populaire et spontanée sont Mark Twain et Walt Whitman. La troisième catégorie dont se réclame Roth, les «visages rouges», ne procède pas à son sens d’une synthèse harmonieuse mais bien plutôt d’une tension féconde entre ces deux tendances.
Dans un savant contraste entre ironie et loufoquerie d’un côté et gravité des sujets traités de l’autre, Roth a dès ses premiers livres été un écrivain «à scandale»: qualifié dans un premier temps de «juif antisémite», il fut ensuite accusé d’être un pervers sexuel, accessoirement taxé de misogynie par les mouvements féministes, mais aussi, par les critiques littéraires en particulier, qui lui reprochèrent de jouer à perdre le lecteur entre le «vrai» et le «faux». Nous y reviendrons.
On pourrait surnommer Roth «le roi des trilogies et cycles»: sans que cela soit prémédité, une grande partie de son œuvre s’est construite autour de personnages ou thématiques récurrents: la «trilogie kepeshienne», par exemple, commence avec Le Sein (1972), qui voit apparaître le protagoniste David Kepesh, se poursuit avec Professeur de désir (1977) et se termine bien plus tard avec La Bête qui meurt(2001). Ou encore le «cycle Nathan Zuckerman»: ce personnage, considéré un peu vite comme l’alter ego de Roth, apparaît d’abord dans Ma vie d’homme (1974), puis dans L’écrivain fantôme (1979), Zuckerman délivré (1981), La leçon d’anatomie (1983), L’orgie de Prague (1985) et enfin Exit le fantôme(2007). Nous reviendrons dans notre prochaine chronique sur Prague, qui occupe une place prépondérante dans la vie et l’œuvre de Roth, et sur son amitié avec Milan Kundera – qu’il rejoint désormais dans La Pléiade! –, qui fut son ardent défenseur lorsque la réception de certains de ses premiers romans par la critique fut plus que mitigée, à commencer par La plainte de Portnoy (3), puis pour Ma vie d’homme, ou encore pour Professeur de désir. À l’occasion de la parution de ce dernier livre en français, en 1979, Milan Kundera lui consacra un long article dans Le Monde des livres, dans lequel il rendit un hommage appuyé à Roth et à son usage de l’ironie «grâce à laquelle la vérité n’est jamais collée à son énonciation, mais se trouve ailleurs, par-delà les mots, de sorte que l’intelligence du lecteur est perpétuellement à sa difficile et amusante recherche.» (4) Milan Kundera, qui titra «L’Anti-kitsch américain» la préface qu’il rédigea pour la nouvelle édition de ce livre dans la collection «Folio» en 1982.
Pour Roth, la littérature EST la vie. Pour lui, à la question «Qui suis-je ? », la réponse ne peut être que «je suis justement le genre de personne qui écrit ce genre d’histoire.» (5) Nous verrons la semaine prochaine de quel «genre d’histoire» il retourne.
NOTES
  1. Son fils André (1935–2013) dirigea les éditions Pantheon Books entre 1962 et 1990, maison qu’il quitta suite à des désaccords avec la ligne éditoriale du milliardaire Sam Newhouse, qui avait racheté la maison au groupe RCA en 1980. Il dirigea ensuite les éditions The New Press et fut rendu célèbre en France par la traduction de son essai L’édition sans éditeur (La Fabrique, 1999), dans lequel il dénonçait les conséquences de la globalisation sur l’édition, et en particulier la concentration de l’édition aux mains de grands groupes dirigés par des financiers uniquement préoccupés par la rentabilité et le profit à court terme.
  2. Ce volume comprend: Goodbye Colombus (1959), La plainte de Portnoy (1967), Le sein (1972), Ma vie d’homme (1974) et Professeur de désir (1977), le tout accompagné d’un appareil critique conséquent. Par souci de ne pas surcharger le texte par des références inutiles, seule l’année de parution de l’édition américaine originale est systématiquement indiquée pour tous les ouvrages cités.
  3. Dont le titre, qui était Portnoy et son complexe lors de la première publication en français, en 1970, a été changé.
  4. Milan Kundera, «L’ironie de Philip Roth», Le Monde des Livres, 19 octobre 1979, cité dans la notice consacrée à Professeur de désir et rédigée par Brigitte Félix dans le volume de La Pléiade, p. 1166.
  5. L’écrivain fantôme (1991).

ANGLE MORT par Fernand Le Pic

LE PAPE FRANÇOIS OU LE TRIOMPHE DES JÉSUITES

Comment comprendre les actions surprenantes et paradoxales du pape de Rome? Est-il en train de trahir l’Eglise ou de la replacer pleinement dans le territoire politique qu’elle avait semblé abandonner après la IIe Guerre mondiale? Avec un jésuite à la barre, tout est possible!
Le pape François est un jésuite, comme tout le monde le sait. Certes, le premier pape jésuite de l’histoire, mais avant tout un jésuite, parmi 18’000 autres environ. Pour cet ordre catholique et politique, fondé en 1540 par le basque Ignace de Loyola, c’est un triomphe. Il avait bien failli disparaître à jamais sur décision d’un prédécesseur de François, le pape Clément XIV. Celui-ci ordonna, en 1773, la «suppression universelle» de la Compagnie de Jésus. Sa bulle en clarifiait les raisons en ces termes: «Il est à peu près impossible que, la société des jésuites subsistant, l’Église puisse jouir d’une paix véritable et permanente». Avec un tel avertissement, on peut se demander ce qu’il pourrait advenir d’une Église dirigée tout entière par un jésuite.

Pourquoi tant de défiance?

Les ignaciens mirent quarante ans pour obtenir leur réhabilitation et c’est finalement Pie VII qui décréta la restauration universelle de la Compagnie en 1814. Les puissances de l’époque poursuivirent néanmoins les expulsions. Ce fut le cas notamment de la France, de la Russie et de l’Allemagne. Mais c’est la Suisse qui remporta la palme. On sait qu’elle frappa les jésuites d’un interdit constitutionnel qui dura 100 ans: de 1874 à 1973.
Pourquoi une telle radicalité? En premier lieu en raison de leur allégeance absolue au Pape qui enfreignait l’obéissance due à leur monarque national, à l’époque. Leur puissance, aussi bien politique que commerciale, en indisposait plus d’un. En plus des expulsions, des procès menés rondement aboutissaient généralement à la saisie de leurs avoirs. Comme le décrivait l’encyclopédiste Jean le Rond d’Alembert, si on a pu tant les haïr, c’est «parce qu’on les a regardés avec raison comme [les] plus redoutables par leurs intrigues et par leur crédit». Car la séparation de l’Église et de l’État, ce n’est pas vraiment leur tasse de thé. In actione contemplativus leur sied toujours pour le «mieux», le magis. Aujourd’hui encore leur site internet recommande de servir son prochain à travers la politique. On ose même l’oxymore de «Politique comme Bonne Nouvelle» ou «PBN».

Retour aux affaires

Avec le pape François à sa tête, l’Église va enfin pouvoir refaire de la vraie politique, très ouvertement. Et c’est un fait que tous les actes du nouveau pape sont des opérations politiques assumées. Il achève ainsi le début de rupture, entamée sous Jean-Paul II, avec l’asthénie vaticane héritée des ambiguïtés de Pie XII. Un signe ne trompe pas: sa réactivation du dossier de canonisation du cardinal croate Aloïs Stepinac, archevêque de Zagreb complaisant à l’égard du génocide des Serbes orthodoxes, des Juifs et des Tziganes. Celui-ci fut perpétré, sans que l’Église de Pie XII n’y trouve à redire, par les oustachis d’Ante Pavelić en 1941. Pour ce faire, il devra lever le voile pudique que le Vatican jeta sur cette tragédie et qui fut déterminante dans son retrait politique ostensible au lendemain de la guerre. Quitte à faire tomber une cascade de cadavres du placard — une cascade qui pourrait emporter l’encombrant Stepinac lui-même.
Ailleurs, c’est sans complexe qu’il interfère dans les affaires intérieures des pays qu’il prend pour cible et cela bien que sa qualité de chef d’État le lui interdise. Sa détermination à annihiler toute protection intérieure contre l’afflux de migrants en est l’un des symboles marquants. On se souvient de sa messe organisée à Lampedusa en 2013, sur un autel monté avec les restes d’embarcations échouées. On se souvient aussi de la première messe transfrontalière de l’histoire qu’il célébra, en pleine campagne électorale américaine, à la gloire des 200’000 Mexicains agrégés de part et d’autre de Ciudad Juarez, le plus symbolique point de passage des clandestins vers les États-Unis.

L’islam comme critère

Peu importe que ses arguments soient simplistes, ce qui compte c’est qu’ils frappent, qu’ils dérangent, qu’ils empêchent de «jouir d’une paix véritable», comme disait Clément XIV. Par exemple lorsqu’il enjoint à ses deux milliards et demi d’ouailles, en particulier celles d’Europe (qu’il se permet de qualifier de «grand-mère stérile»), de rejeter «toute attitude autoréférentielle» vis-à-vis des migrants en général et des musulmans, en particulier, il y a de quoi créer de l’effervescence. Et on peut se demander pourquoi promouvoir tant de déférence à l’égard de l’Islam? Pourquoi, par exemple, faire de Bangui «la capitale spirituelle du monde» (2015), alors que la Centrafrique dirigée aujourd’hui par un musulman risque de basculer dans l’islamisme?
La liste de ses prises de position pro-islamiques est trop longue pour qu’on puisse la rapporter ici. Mais la raison en est finalement assez claire. Il s’agit bien sûr de reprendre sa part du gâteau dans le mouvement de repolitisation de la religion. Un mouvement que l’islam a enclenché avec la création des Frères musulmans en 1928, développé en 1945 avec la garantie d’un pouvoir religieux donné aux Saoud par les États-Unis (pacte du Quincy), et affermi par la révolution islamique iranienne de 1979 couvée en France et la militarisation des Talibans face au Russe, organisée par les États-Unis.
Le pape François semble vouloir repolitiser les catholiques pour les rechristianiser et en faire ainsi des missionnaires zélés. Comme les Frères musulmans repolitisent les musulmans pour mieux les réislamiser. Pour le premier pape jésuite, religion et sphère privée sont tout simplement antinomiques, à l’instar de cet islam qui lui sert de «benchmark», comme dirait Greg Burke, son porte-parole américain, membre de l’Opus Dei. Ce qui compte, c’est d’envoyer les catholiques à l’action, c’est-à-dire à la reconquête des âmes perdues, à commencer par celles des chrétiens perçus comme «hérétiques», les Évangéliques en particulier. Et le pape dispose ici d’une infrastructure diplomatique unique au monde, ainsi que d’outils sacerdotaux exceptionnels, en particulier celui de la canonisation.

Gérer la turbulence

Car il voit mal ce qui l’empêcherait de politiser aussi la sainteté. Alors, il canonise à tour de bras.
Au 15 octobre 2017, le compteur de sainteté affichait 885 nouvelles auréoles catholiques. Le record des 483 saints de Jean-Paul II est déjà largement battu. Le successeur de Saint Pierre peut même procéder par «canonisation équipollente» c’est-à-dire par simple décret.
Exit les longs procès en béatification, puis en canonisation, qui durent des lustres. Terminée la reconnaissance d’un miracle. On décrète, au risque de dévaluer sérieusement la qualité de saint, et même la pulvériser façon légion d’honneur du 14 juillet, comme s’en inquiètent déjà les médias catholiques.
Derniers équipollents en date: des missionnaires catholiques installés au Brésil et, tiens donc, massacrés au XVIe siècle par des calvinistes hollandais, dans une compétition sans merci qu’on se livrait alors pour l’évangélisation des Indiens et l’accaparement parallèle de leurs ressources. Leur «réduction», comme on dit en langage officiel jésuite. A ne pas confondre avec la «lustration», autre terme officiel du glossaire jésuite qui signifie plus clairement l’épuration interne des prêtres dissidents. Une pratique dont le père Bergoglio a eu à connaître en Argentine, en particulier en sa qualité de «provincial», c’est-à-dire patron local des jésuites. C’était du temps de la junte, des séquestrations arbitraires et autres disparitions politiques. Le futur pape s’opposait à la théologie crypto-marxiste de la libération et il avait milité dans le mouvement péroniste de la «Garde de fer» dès le début des années 1970. Lors du coup d’État de 1976, Bergoglio fit cause commune avec les militaires putschistes. Certains l’accusèrent de livrer des dissidents, allant jusqu’à décerner un titre de docteur honoris causa de l’université Salvador à Buenos Aires, qu’il contrôlait, à son ami intime, l’amiral Eduardo Massera, formé par la CIA à l’antisubversion et membre de la loge P2. Ceci lui valut d’être entendu par la justice, tandis qu’au même moment l’amiral mourait fort opportunément d’une crise cardiaque survenue sous contrôle médical dans sa chambre d’hôpital. D’ailleurs, usant de ses privilèges ecclésiastiques, le père Bergoglio ne se déplaça pas au tribunal mais obligea les magistrats à venir l’écouter ne rien leur dire, dans sa cathédrale.
L’omni-interférence du Saint-Siège va donc se poursuivre et s’amplifier, certains diront au risque d’ajouter aux turbulences, alors qu’en nos temps c’est justement la maîtrise de la turbulence, sa mise en musique, qui assure le pouvoir. Quitte à se donner le change avec des sourires et des promesses autoritaires de paix, cautionnées d’un nom de règne si bien choisi pour son aura d’innocence.

Le désinvité de la semaine

CAITLIN JOHNSTONE: L’ÉTAT PROFOND N’EST PAS LE PROBLÈME. LE PROBLÈME, C’EST NOUS.

Elle se définit comme une «rogue journalist», une «journaliste-voyou», utopiste, pacifiste, gauchiste anti-establishment, et fonctionne selon un modèle professionnel inédit, rendu possible par l’internet: le journalisme «participatif», financé par ses propres lecteurs au travers de Patreon.
Caitlin Johnstone ne se contente pas d’analyser les manipulations et les croyances inculquées aux masses. elle développe une réflexion philosophique, parfois dostoïevskienne, sur le rôle des tares humaines dans les dérives de la politique et de l’économie. Elle le fait avec un total franc-parler et une espérance civique d’une candeur inconnue de notre côté de l’Atlantique.

Qu’y a-t-il derrière l’homme derrière le rideau?

Le démasquage des conspirations peut être un art délicat. Il suffit d’une légère anicroche dans votre interface avec la matrice de propagande de l’establishment pour vous faire prendre une conscience aiguë de ce que les gourous de la TV et les politiques de Washington mentent à tout le monde, et c’est souvent suffisant pour susciter en vous des questions. Mais une fois que vous vous efforcez d’avoir des réponses à ces questions, il est très facile de vous perdre en cours de route.
La simple entrée en matière peut être très décourageante. A l’instant même où vous plongez votre orteil dans l’eau pour prendre la température, vous vous heurtez à un mur d’idioties antisémites, de ruminations paranoïaques incohérentes et d’allégations concernant des extraterrestres et des sociétés ultrasecrètes, allégations si impossibles à prouver que d’y accorder foi reviendrait à embrasser une religion. Ce seul fait suffit très souvent pour renvoyer les gens se terrer dans le confort de la narration «mainstream», hochant la tête et se gaussant d’un Alex Jones et des grenouilles gay.
Si vous réussissez à garder la tête froide dans ce marigot et à vous raccrocher à un sol stable, vous comprenez qu’une manière fiable de comprendre qui dirige vraiment consiste à suivre l’argent. Regardez qui finance vos politiques, qui possède et entretient les médias, comment ces deux facteurs entrent en résonance avec le comportement réel de votre gouvernement ainsi qu’avec les histoires qu’on vous raconte à ce propos, et vous commencerez à recueillir un début de réponse au pourquoi de cette manie constante du mensonge chez les faiseurs d’opinion et les hommes politiques.
Il s’avère que le gouvernement et le capitalisme peuvent s’entremêler en une relation fort malsaine connue sous le nom de corporatisme, qui tend naturellement à instaurer un système où les gens qui ont le plus d’argent peuvent s’acheter le pouvoir politique, qu’ils peuvent ensuite utiliser pour manipuler le système afin de gagner encore plus d’argent. Dans un tel système où argent égal pouvoir politique, ceux qui ont l’argent deviennent naturellement les souverains, au même titre qu’un roi ou une reine sont souverains, et afin de maintenir leur souveraineté, ils doivent s’assurer de garder le plus d’argent possible entre leurs mains tout en le confisquant au grand public. Dans un système où argent égal pouvoir politique, il ne peut y avoir de dirigeants si tout le monde détient l’argent.
Pour cette raison, on a vu émerger une puissante ploutocratie faite de gens naturellement enclins à manipuler les choses dans le sens d’un maintien de leur propre empire, et qui sont donc naturellement poussés à passer des alliances afin de faciliter cette manipulation. Du moment que le confinement de leur sphère d’influence au territoire des États-Unis reviendrait à limiter leur fortune et leur pouvoir, les ploutocrates passent des alliances au sein de la communauté militaire et du renseignement U. S. en plus des relations politiques qui influencent la politique étrangère. Ce réseau complexe et polyvalent d’alliances entre les ploutocrates, e complexe militaro-industriel, la communauté du renseignement, les médias de masse et les départements de la sécurité nationale constitue ce qu’il est convenu d’appeler l’État profond, dont l’existence est un fait amplement documenté.
A partir de là, cependant, les choses commencent à devenir glauques. Le fait qu’une grande partie de ce réseau est protégée par le secret pour des motifs de «sécurité nationale» (en réalité pour motifs politiques) signifie qu’il est difficile de dire qui est lié avec qui et à quel degré, et qui, nommément, tire les ficelles de tel ou tel agenda. Les démocrates du mainstream, ces jours-ci, vous diront dans pratiquement 100% des cas que c’est Vladimir Poutine, tandis que les casques à boulons conservateurs tendront plutôt à affirmer que c’est une cabale d’élites juives qui tire les ficelles. Les gens ont tendance à extrapoler ce qui se passe derrière le rideau de telle façon que cela alimente leurs préjugés particuliers, de même manière que les croyants attribuent tous les mystères scientifiques à leur divinité de prédilection.
Ce qui se passe vraiment derrière les voiles du secret est un sujet de débats infinis entre les conspiro-analystes de tous bords, chacun soutenant que son interprétation particulière est la bonne dans la mesure où il peut l’expliquer par son point de vue particulier. Des gens ont accédé à la gloire et à la fortune en affirmant qu’ils détenaient le plan complet des coulisses, mais ils ne le détiennent pas. Les seuls à avoir une vision claire des événements sont ceux qui ont de fortes raisons de les soustraire aux yeux du public, et eux-mêmes n’ont probablement pas une image exhaustive de la dynamique exacte de l’État profond dans son ensemble et de toutes ses interconnexions.
Toutes les élucidations du complot aboutissent ici à leur cul-de-sac pour peu qu’on soit honnête avec soi-même. Au mieux, nous tirons des lignes imaginaires pour relier les quelques aperçus de transparence qui nous sont donnés, et nous construisons des théories au sujet de ces connexions qui sont pour l’essentiel des actes de foi, guère différents d’une bulle papale.
Mon approche de ce dilemme consiste à me rappeler ce que j’ai appris au sujet de l’humanité en général et à considérer le peu que je sais de l’État profond à travers cette lorgnette-là. Et, pour être honnête, ce que je vois alors derrière le rideau m’apparaît infiniment plus effrayant que n’importe quel ploutocrate sociopathe ou société secrète reptilienne. Ce que je vois, c’est l’éventualité qu’il n’y ait en définitive personne derrière le rideau.
Il existe une expérience scientifique bien connue consistant à observer comment des bactéries dans un bouillon de culture consomment toute la nourriture disponible à une cadence de plus en plus rapide avant de s’étouffer dans la mare de leurs propres déjections. Cela nous illustre ce qui se produit lorsqu’on a une expansion incontrôlée dans un système fermé avec des ressources limitées. L’humanité est de toute évidence en train de connaître une expansion incontrôlée, et notre planète est de toute évidence un système fermé avec des ressources limitées.
Les humains ne seraient-ils que de grosses bactéries dans un gros bouillon de culture? On n’a pas encore résolu cette question. Je ne vois rien dans le comportement des manipulateurs venus de l’État profond qui ne puisse s’expliquer par des stimuli basiques et des modèles de réaction et de conditionnement. Tout comme chez les chimpanzés, certains humains dominants ont atteint à la force du poignet le sommet de la hiérarchie tribale pour assurer leur propre sécurité, se sont approprié d’autant de ressources qu’ils pouvaient saisir et puis se sont ingéniés à empêcher les autres humains de venir contester leur domination. Le plus puissant ploutocrate sur cette terre n’est qu’un organisme agissant selon le programme de l’évolution qui le pousse à vaincre les organismes concurrents et à leur survivre.
C’est le problème que je rencontre tout le temps lorsque je considère la destinée que notre espèce semble condamnée à suivre: nous répétons les mêmes modèles, sans cesse, de manière aussi prévisible que les bactéries dans leur bouillon. Les quelques individus du haut du panier nous poussent vers l’extinction par la guerre nucléaire ou le chaos climatique, et les autres sont suffisamment manipulables pour le leur permettre. Ils profitent de nos instincts primaires de peur et d’avidité pour nous faire accepter le statu quo, indéfiniment. L’aisance avec laquelle nos démocrates ont été poussés dans les bras de l’establishment pour pointer du doigt la Russie après que les élites de leur parti ont été si grossièrement prises la main dans le sac en 2016 en constitue un parfait exemple. Les choses auraient pu se passer autrement à ce moment-là, mais elles ne l’ont pas fait.
Le problème tient infiniment plus à nous-même qu’aux ploutocrates qui nous gouvernent et à leurs relais dans l’État profond. Il nous suffirait de dire «non, nous ne jouons plus à ce jeu-là» et nous mettre à construire une société qui ne favorise pas les manipulateurs les plus effrontés en étouffant tous les autres. Mais nous ne le faisons pas. Nous y échouons constamment. Nous ne faisons que zoner en suivant nos instincts les plus primaires au lieu de nous tourner vers une vie saine. Si nous sommes vraiment honnêtes avec nous-mêmes, il est tout à fait possible que nous ne soyons que des bactéries surévaluées agissant selon notre conditionnement biologique, tandis que nos gros cerveaux de primates s’adonnent à un bruitage stérile au sujet de la marche des choses et de la manière dont elles devraient tourner.
Ma seule raison d’espérer tient au fait que nous vivons dans une époque sans précédent. Sept milliards et demi de cerveaux humains de plus en plus interconnectés par l’internet, c’est une chose qui n’est encore jamais arrivée. Il n’y a aucun domaine en matière de biologie de l’évolution qui nous permette de prédire ce qui va suivre. La possibilité d’un revirement total reste intacte. Cela va se produire dans un futur proche, ou bien non. De toute façon, nous aurons au moins su ce que nous valons en tant qu’espèce.
C’est la seule chose qui me pousse encore à écrire: l’espoir, purement basé sur un acte de foi, qu’il y ait tout de même quelqu’un derrière le rideau, une étincelle d’humanité qui soit capable de renverser le cours des choses plutôt que de nous laisser courir bêtement vers l’extinction comme tant d’espèces qui nous ont précédés. Je parle à cette petite étincelle-là, qu’elle existe ou non, l’exhortant à se réveiller et à ne jamais abandonner le combat. J’écris des lettres d’amour à l’homme derrière le rideau.
J’espère sincèrement qu’il existe.
  • (Version originale parue le 15 octobre 2017 sur Medium.com. Traduction SD.)

Main courante

ENERGIE | Le crowdfunding pour électrogugusses

Confrontées à l’effondrement des cours de l’électricité, les Forces motrices valaisannes recourent au crowdfunding pour rester à flot! En résumé: les citoyens «énergétiquement conscientisés» achètent des actions électriques dont la valeur sera indexée sur le cours du KWh… lequel n’a guère de chances de remonter.
Pourquoi? Parce que l’administration suisse, contre la volonté populaire, a libéralisé son marché de l’électricité en l’ouvrant sur le marché européen. Un marché où sévit entre autres une grande puissance, l’Allemagne, qui subventionne massivement son énergie éolienne tout en exploitant des centrales à charbon très polluantes mais bon marché.
C’est ainsi que l’hydroélectricité suisse, propre, renouvelable, extrêmement modulable et fondée sur des infrastructures durables construites au siècle dernier et donc largement amorties, apparaît soudain… non rentable! Ce paradoxe qui blesse le sens commun, personne ne prend la peine de l’élucider.
A l’heure où les géants énergétiques allemands préparent leur OPA sur l’hydroélectricité alpine après l’avoir minée en faussant le marché, les ménages suisses sont conviés «au secours de l’hydroélectricité» sur le mode «participatif», autrement dit à éponger de leur poche les «erreurs» délibérées des spéculateurs et des politiques qui les couvrent.
Il y a un énorme éléphant dans la salle des machines, que les médias aveugles et stupides sont les derniers à remarquer. Il est beaucoup plus aisé d’applaudir les tours de leurs dresseurs comme des phoques de cirque.

Et aussi:

SUISSE | Cassis désarmé… vraiment?

MALTE | Morte pour son blog

USA | Pas de démineurs serbes pour les Syriens

SHOW BIZ | Cantat recadré

log.antipresse.net. L’information est un champ miné.

Pain de méninges

La politique, ou la reddition des femmes

«Mais dans ce coin du monde appelé Angleterre, en cette fin de siècle, il s’est produit une chose étrange et troublante. Ouvertement, au vu de tous, un conflit ancestral s’est éteint abruptement et sans bruit: l’un des deux sexes s’est soudain rendu à l’autre. Vers le début du XXe siècle, la femme s’est publiquement inclinée devant l’homme. Elle a très sérieusement, officiellement proclamé que l’homme avait eu raison depuis le début; que la taverne (ou le Parlement) était effectivement plus importante que le foyer; que la politique n’était pas (comme la femme l’avait toujours soutenu) qu’une excuse pour boire des chopes de bière, mais une déité sacrée devant laquelle les nouvelles adoratrices devaient plier le genou; que les bavards patriotes de taverne n’étaient pas seulement admirables mais encore enviables; que le débat n’était pas qu’une perte de temps, et que par conséquent les tavernes n’étaient pas qu’un gaspillage d’argent. Nous tous, les hommes, étions habitués à des épouses, des mères, des grands-mères ou grands-tantes déversant des torrents de mépris sur nos hobbies tels que le sport, l’alcool ou la politique de parti. […]
Ce développement nous perturbe, naturellement, et même il nous paralyse. Les hommes et les femmes, au cours de cette vieille lutte entre la place publique et l’aire privée, ont rivalisé d’excès et d’extravagances dans le seul but d’avoir le dernier mot. Nous disions à nos épouses que la session parlementaire s’était prolongée à cause d’une affaire absolument essentielle; mais l’idée ne nous effleurait même pas l’esprit que nos épouses le croiraient. Nous disions que tout le monde, dans le pays, devait avoir le droit de vote; et de même nos épouses disaient que personne ne devait entrer au salon avec une pipe. Dans les deux cas, l’idée était la même. “C’est peu de chose, mais si vous laissez ces choses-là partir à vau-l’eau, ce sera le chaos.” Nous disions que Lord Huggins ou M. Buggins était absolument indispensable à notre pays. Or nous savions parfaitement que rien n’était indispensable à notre pays sinon que les hommes fussent hommes et les femmes, femmes.»
— G. K. Chesterton, Ce qui cloche dans le monde, nouvelle trad. par SD.

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