18 mars 2022 (05H30) – Même si l’on en comprend le sens, c’est tout de même une drôle de phrase, dans son phrasé étrangement mélodique et les mots choisis pour être dit sèchement, de la porte-parole de la Maison-Blanche Jen Psaki avant-hier lors de sa conférence de presse quotidienne :
« Nous ne sommes pas intéressés par une Troisième Guerre mondiale » (“We are not interested in getting into World War III”).
L’esprit de la bureaucratie qui ne doit rien laisser paraître d’une “absence de contrôle” des choses, et l’“art” suspect de la communication conduisent à des paroles surréalistes, ou bien effrayantes, ou bien pathologiques, ou bien d’un humour absurde remarquable, par rapport à l’enjeu bien réel évoqué. C’est une conséquence des pressions de la formidable puissance déchaînée de la communication dans cette ‘Ukrisis’. L’esprit et son jugement sont horriblement tordus, essentiellement lorsqu’il y a une ligne impératives à suivre qui est de ce qu’on juge être le pire du pire, et le résultat est souvent étrange et rocambolesque, sinon bouffon, malgré l’affreuse et terrible gravité de la chose.
Je l’ai déjà écrit et je le récris pour la nième fois mais en n’étant pas sûr que cela suffise pour expliquer mon attitude, – ceci, à propos de l’attaque des tours de Manhattan :
« D'abord, il y a ceci : en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d'observer cet événement. L’histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire... »
Ces deux phrases, qui semblaient un constat audacieux mais innocent lorsqu’elles furent écrites (en 2003), apparaissent aujourd’hui comme un formidable piège, une sorte d’encalminage dans une Mer des Sargasses grande comme un océan que serait devenue la communication, où nous nous débattons tous... Il y ceux qui croient (d)écrire le vrai et qui se laissent porter par cet espèce de paradis artificiel qu’est cette étrange sensation de sûreté aveugle, comme si l’on avait, au large de la tempête d’une trouille immense et bien dissimulée, sa carte de membre actif du ‘Camp du Bien’, et que l’on est sans jugement du monde, sans angoisse du reste, sans doute de sa conscience, sans rien du tout sur rien du tout ; il y a ceux qui se sentent, soudain ou peu à peu je ne sais, paralysés comme par le venin d’une araignée mais les yeux bien ouverts, l’attitude dans ce cas prenant la forme du doute, de l’incertitude, de la crainte du chaos tourbillonnant dans une apparence de vide où se dissimulent les fragments épars d’une formidable vérité-de-situation. Je vous laisse deviner où chacun-pour-soi se situe.
Dans ce que j’appelais il y a une ou deux semaines le “brouillard de la communication” (comme il y a le “brouillard de la guerre”), se doublant entretemps d’une sorte de “brouillage de la communication”, nous nous découvrons comme encalminés dans cette “Mer des Sargasses grande comme un océan” qui irait battre jusqu’aux rivages des frontières ultimes du monde, là où errait le divin Ulysse... Ce que j’écrivis il y a deux semaines, lorsqu’est apparue l’expression forgée d’elle-même de ‘Ukrisis’ s’est trouvé multiplié par dix, par mille, que sais-je et qu’importe la comptabilité...
« Avec la guerre de l’Ukraine, la communication est désormais la “communication-devenue-folle”, ce qui correspond à notre expression de ces “temps-devenus-fous” pour désigner l’actuelle séquence temporelle. La ‘subcrise’ ukrainienne devenue quasiment la Grande Crise tout court a déclenché ce nouveau degré, extraordinaire d’abondance et de puissance, dans la folie de la communication, bien au-delà de la (des) propagande(s). Tous les domaines sont touchés, avec des moyens et des démarches diverses... »
Ces choses que nous suggérons à mesure que défilent follement les heures et les écrits de la “communication-devenue-folle” ne cessent de se concrétiser, de se confirmer avec un ricanement de démence. Nous ne savons plus ni où nous sommes, ni où nous allons, ni qui nous sommes... C’est la valse des étiquettes, vous savez celles qui permettent de garder les références et les positions bien rangées, – et tout juste ai-je l’esprit de songer à ma bouée de sauvetage, à mon filin d’amarrage, à mon “corps mort” comme l’on dit en langage de marin pour désigner quelque socle puissant reposant au fond du plan d’amarrage pour y tenir solidement votre coquille de noix sur cette petite surface de l’eau apaisée au bord des tempêtes du grand large :
« On s’attarde à ce cas de ‘WSWS.org’ parce qu’il s’agit d’un exemple, d’un aspect assez remarquable de la valse folle des positions des uns par rapport aux autres, de la relativité extrême des “lignes”, de l’extrême vacuité des étiquettes volant dans tous les sens, de l’ami temporaire devenait ennemi pour la période, au rythme crisique fou de la communication ; la seule possibilité de stabilité du jugement étant de disposer d’une référence supérieure, fixe, ultime et hors des manigances de la folie humaine (pour nous, on s’en doute, Système et antiSystème, avec charge d’identifier les positions variant follement des acteurs.) »
Nous rendons compte ou pas de toutes les contradictions des uns et des autres, de Zelenski qui demande des armes et des légions otaniennes, mais qui négocie des accords de cessez-le-feu avec la paix en filigrane imprécis et insaisissable, de ces victoires inattendues des Ukrainiens à ces déclarations de Jacques Sapir (par ailleurs dénonciateur catégorique de l’offensive russe) jugeant que
« l’armée ukrainienne est au bord de l’effondrement » et acquiesçant à l’idée qu’il existe notamment « du fait de nos livraisons d’armes et de décapitation de l’état-major, un risque de type libyen, [lorsque] nous avons livré des armes à des groupes anti-Khaddafi qui se sont avérés des groupes djihadistes... »
Ainsi, si l’on s’en tient à la situation opérationnelle (sur le terrain), en arrivons-nous à la dernière derrière accusation en cours contre le Russe, contre Poutine, que je crois avoir entendu (qui n’est sûr de rien ?) de la bouche d’une ravissante jeune femme faisant son compte-rendu à son chef, l’adorable Yann Barthès dans son émission de ‘Quotidien’ de mardi.
L’intervenante énumérait, ou bien psalmodiait toutes ces contradictions, ces inconnues, ces fragments de brouillards épais, – qu’il soit de guerre ou de communication, – et en arrivant à des déclarations diverses ou des silences à-propos du Russe, le président Poutine, et de ses acolytes, et enfin disant (je cite de mémoire, comme s’il s’agissait d’un verbatim pour rendre la phrase plus lourde, plus forte, mais l’esprit y est sans nul doute), – et cela tombant comme un verdict sans retour ni appel :
« C’est la technique russe, avec ces informations contradictoires et ces analyses qui se démentent les unes les autres, mettre le chaos partout dans les esprits, faire naître le doute sur la [vérité-de-situation], alors que tout le monde attendait une victoire-éclair de la Russie... »
Je ne dis rien d’ironique et de critique à ce commentaire rapporté d’une façon (j’insiste) si approximative qu’il pourrait être le mien, tout simplement parce que ce commentaire est vrai, parce que, à un instant ou à un autre, nous avons tous pensé quelque chose dans ce genre. Poutine lui-même, je le sens et je dirais presque “je le sais”, a dû attendre cette issue rapide de l’“opération militaire spéciale” qu’il a ordonnée. Pourtant, cela ne s’est pas produit ; en quelque sorte, et ceci dit avec à peine l’ironie des jeux de mots de rencontre, la voie de la “feuille de route” s’est, si l’on peut dire, complètement “dévoyée”.
Le résultat est qu’à côté de l’escalade militaire qui se fait malgré tout, quoiqu’en veuille la fureur de la communication, dans le désordre cahin-caha par rapport à la terrible échéance parce que, de l’autre côté otanien, on ne tient en aucun cas à intervenir alors que la guerre dure bien plus que l’on ne prévoyait, – à côté, dis-je, il y a l’escalade de la communication qui a très vite approché, sinon dépassé les sommets jusqu’alors atteint dans cette sorte d’échange. Du point de vue de la communication elle-même, parce que pour le reste nous sommes perdus dans le brouillard et le brouillage que sème cette communication, nous avons aisément atteint les sommets nucléaires de la chose.
A l’Ouest, du côté du bloc-BAO, l’invective, l’insulte dominent (Poutine « criminel de guerre », selon Biden) à côté des mesures de “dé-russification” absolument démentes jusqu’à la pathologie de l’absurde s’empilant pour conduire à ce but mythique que nous rappelait un ancien chef-espion :
« Le constat est aussi radical que cette fameuse remarque que nous avons déjà citée, de l’ancien chef du service extérieur de renseignement soviétique Chebarchine : “L’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe plus”. »
Du côté russe, l’escalade n’est pas celle de l’invective ou de l’insulte, mais celle du constat catastrophique, de la mesure de plus en plus grande sinon gigantesque, de la crise en-cours. De ce point de vue, Poutine devient cataclysmique et catastrophiste, en faisant de cette guerre qui ne s’est peut-être pas déroulée comme prévue, un enchaînement jusqu’au conflit suprême, – non pas du tonnerre de fin du monde de l’arme nucléaire d’ailleurs, mais conflit culturel décisif, voire civilisationnel (comme l’on dit chez nous), à la fois hybride et asymétrique comme l’est la communication... Par exemple, dans son discours du 16 mars, selon une rhétorique qui dit à peu près la même chose, inversée bien entendu, que le bloc-BAO dit de lui, – c’est-à-dire, là aussi mais inversement, “je veux seulement que le bloc-BAO n’existe plus” :
« La domination politique et économique mondiale de l’Occident prend fin. – S’exprimant mercredi, le président russe a proclamé que “le mythe de l'État-providence occidental, des soi-disant milliards de la fortune dorée d'or, s'effondre”. En outre, c'est “la planète entière qui doit payer le prix des ambitions de l'Occident et de ses tentatives pour conserver à tout prix sa domination déclinante”, a déclaré Poutine. »
Je ne crois à aucun des deux cas, aucune des deux voies (disparition de la Russie, disparition du bloc-BAO) comme l’ultimité du paroxysme en cours, parce que ma conviction est que nous sommes d’ores et déjà dans le processus de l’engagement de tous sur une troisième voie. La puissance incroyable de la communication, ici un sénateur (Lindsay Graham) renouvelant publiquement et en dans ce Congrès qui est le Temple de la Démocratie américaniste l’appel à l’assassinat du président Poutine, là Poutine mobilisant dans un discours la Russie, la Sainte-Russie, contre la fameuse “5ème colonne” de toutes les guerres existentielles (« des traîtres à leur pays, ceux qui gagnent de l'argent ici, chez nous, mais qui vivent là-bas »), – ces choses non seulement témoignent mais accélèrent irrésistiblement, jusqu’à la perte de contrôle en cours de réalisation, le processus qui nous dégagent décisivement des circonstances contingentes, de la géopolitique, du jeu classique des puissances et des influences, des postures et des défis idéologiques. Ces choses nous précipitent dans l’univers terrible et sublime de la métahistoire. C’est là, je crois, que l’on peut, que l’on doit parler de Grande Crise (GCES), qui est désormais notre ordonnatrice et comme notre maître impératif et sans réplique, selon une ordonnance divine devant quoi il faut s’incliner...
C’est là encore, sur le chemin de cette phrase, que se dresse l’énigme de ‘Ukrisis’. Nous ne sommes pas dans une guerre qui se terminera avec un vainqueur et un vaincu, fût-ce à coup de canon ou à coup de pseudo-traité ; nous sommes dans le cours de qu’on nomme improprement une “guerre” qui est en train de se transmuter en un événement de fracture furieuse de civilisation, dépassant si largement le cadre de l’événement initial, dans le domaine supérieur de la métahistoire où règnent les dieux...
Ainsi parlait Maffesoli (que je cite décidément bien souvent ces derniers jours, l’occurrence de la communication aidant), – lequel nous soumet l’idée assez banale pour les esprits forts et jubilant de narcissisme, de l’inévitable transmutation comme quelque chose d’une extrême violence et d’une extrême créativité, comme un étrange philtre de transformation du monde préparé par les dieux, catastrophe et espérance mêlées, – et tout cela, selon ma perception, comprimé sinon, transformé par la fantastique vitesse qu’imposent la forme et la force de la communication, qui vous force à vous déprendre du venin de l’araignée.
« Une époque s’achève, une autre est en gestation ... Cela revient à cette formule ancienne, “Ordo ab Chao”, il y a de l’ordre à partir du chaos, à partir du désordre... »
“Ordo ab Chao” que certains disent, comme pensait sans doute secrètement l’alchimiste Isaac Newton, “conscience quantique” : « Le plus grand mystère de l’univers »... L’Énigme suprême n’est pas de tout repos ? Personne n’a jamais dit, à aucun moment, en aucune façon, que l’Énigme suprême pouvait être quelque chose de tout repos. En force de quoi nous y sommes.
Source : https://www.dedefensa.org/article/ukrisis-10-face-a-lenigme-du-sphinx-ukrisis-1