La gouvernance, un terme très à la mode dans nos institutions publiques... Ci-dessous, petit article d'auto-défense intellectuelle.
source : http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/olivier_-_gouvernance.pdf
COMMENT CET OBJET POLITIQUE S’EST-IL IMPOSÉ ? LA GOUVERNANCE
EST-ELLE TOXIQUE POUR LA DÉMOCRATIE ? ET QUELS DANGERS RECÈLE CE
« PETIT PUTSCH CONCEPTUEL 1 » ?
«Les mots sont importants et vivre dans l’omission de cette évidence
laisse la voie libre aux plus lourds stéréotypes, amalgames, sophismes et
présupposés clôturant la pensée et la création mieux que ne le ferait la plus
efficace des censures 2 » clame le Collectif Les mots sont importants sur son site.
Prenons ainsi le terme « gouvernance» qui prolifère aujourd’hui comme une
mauvaise herbe. La gouvernance est terme utilisé en ancien français (au xiiie
siècle) comme équivalent de « gouvernement» (l’art et la manière de gouverner).
Mais il nous est revenu insidieusement de Grande-Bretagne, forte de
nouvelles connotations. À la fin des années 80, le mot est présent dans les discours
de la Banque mondiale, et est repris par le Fonds monétaire international
(FMI) et par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).
Il a entre-temps mué en un concept extrêmement malléable qui permet de
redéfinir a minima le rôle de l’État par la promotion d’une « gestion néolibérale
de l’État qui se traduit par la déréglementation et la privatisation des services
publics 3 ». Elle signifie désormais l’art de gouverner sans gouvernement, une nouvelle façon de gouverner la société qui se caractérise par une prise de décision mise en réseau où tout le monde est partenaire de tout le monde
4
. Ce
faisant, le terme substitue au gouvernement tel que nous le connaissions un
mode d’intervention à l’intersection de la sphère économique, la sphère publique et la sphère associative.
Outre la tournure un tant soit peu démagogique de cette représentation des
choses (nous serions tous acteurs mais certains sont plus acteurs que d’autres,
pour paraphraser George Orwell dans La Ferme des animaux
5 ), cette manière
de penser l’action publique induit aussi une certaine dilution des responsabilités. «La notion de gouvernance efface toute rigueur en matière de responsabilité des décideurs: elle n’est plus celle d’individus en particulier, occupant des
fonctions précises, mais celle de défaillances ponctuelles d’un système de « gouvernance» ou d’une de ses parties. Toute responsabilité individuelle est désormais diluée par ce concept insaisissable, dont la fonction […] est de dégager le
dirigeant individuel et les opérateurs sous ses ordres de tout souci éthique
6
.»
Elle promeut en quelque sorte un évanouissement de la politique. Ses partisans « associent le terme à l’élaboration de nouvelles techniques de gouvernement et
à la substitution de l’action unilatérale de l’État par un mode plus consensuel
et pluraliste de formulation de la norme
7 »
La gouvernance cherche « à ranger la chose publique au rang des vieilleries
et à la remplacer par l’ensemble des intérêts privés, supposés capables de s’auto-réguler. C’est précisément en cette autorégulation des intérêts privés que
consiste la gouvernance politique
8 ». Plus besoin d’État puisque «la gouvernance conduit à remplacer les normes juridiques (décidées par les pouvoirs publics représentant le peuple) par des normes techniques (créées par des intérêts
privés): codes de conduite, labels, normes comptables privées, normes ISO…
Dans la conception de la gouvernance, l’État n’exprime lui-même aucun intérêt général et doit se borner à arbitrer entre des intérêts particuliers
»
9
. Autre
-
ment dit, cette dilution «disqualifie l’État tout en privatisant la délibération
politique 10 ».
Mais cette dilution se manifeste également par d’autres méthodes. Ainsi,
outre une hypertrophie du pouvoir exécutif et la perte de toute substance du
travail législatif parlementaire, la gouvernance penche résolument en faveur d’un partenariat avec d’autres acteurs comme par exemple la fameuse société
civile, alors mise en concurrence avec le Parlement. Or la société civile n’est ni
élue, ni représentative…
La société civile
Qu’est-ce donc que cette société civile ainsi appelée à la rescousse? Le Livre
blanc de la gouvernance européenne la définit comme suit: ce sont «les organisations syndicales et patronales (les partenaires sociaux), les organisations
non-gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les
citoyens dans la vie locale et municipale avec une contribution spécifique des
églises et des communautés religieuses 11 ». Cette société civile englobe donc
toutes les associations privées qui se réclament de l’intérêt public en se substituant aux pouvoirs publics (ONG, associations charitables religieuses…).
Comme nous le constatons, elle devient partie intégrante de la représentation politique et du processus de décision, se substituant ainsi à la souveraineté
populaire et au vote des citoyens. Ce processus revient à privatiser la décision
publique, d’autant plus qu’une addition d’intérêts privés ne constitue pas l’intérêt général ! De plus, derrière la société civile se cache bien souvent l’efface
-
ment de la frontière entre le public et le privé.
En outre, la définition donnée dans le Livre blanc témoigne bel et bien du
bric-à-brac disparate que représente cet ovni sémantique qu’est donc la société
civile: il ne faut pas être grand clerc pour subodorer et constater que l’apport
du lobby des employeurs européens sera autrement valorisé que celui d’un
syndicat ou d’un mouvement associatif. Au mieux, ces derniers bénéficieront
d’une écoute polie. Ainsi, «le recours à la très nébuleuse société civile permet
de valoriser comme acteurs politiques fondamentaux les entreprises commerciales et financières et leurs multiples cabinets d’experts 12
.
»
La gouvernance, en décrivant comme « vertueuse la prise de décision dans des
forums et lieux qui échappent à la sanction du vote populaire… contribue à un
affaiblissement du contrôle démocratique 13 » et tend un piège à la démocratie. «Elle se présente comme un élargissement de la démocratie par une meilleure
participation de la société civile, alors même qu’elle est en train de détruire
le seul espace où les individus peuvent accéder à la démocratie: en devenant
citoyens et en cessant d’être de simples représentants d’intérêts particuliers 14
.
»
Le danger est grand, car le recours au concept de gouvernance, qui vise en fait
à «délégitimer les techniques de la démocratie représentative 15 », représente «le
point nodal d’un programme politique conservateur qui concurrence le modèle de l’État-nation basé sur la démocratie représentative afin d’œuvrer à la
mise en place d’un nouveau régime politique antagonique à la démocratie 16 ».
Cette invocation incantatoire de la société civile offre en outre l’avantage
d’arracher un consensus par un pseudo-débat sur des projets arrêtés préalablement par les pouvoirs exécutifs en place (gouvernements, Conseils des ministres européens), et, autre avantage non négligeable, de substituer au peuple
experts et notables. Ce recours aux experts est une véritable négation de la
politique, assimilant celle-ci à une pure et simple gestion aussi rationnelle que
possible de la société.
Ce modèle promu par la gouvernance induit par conséquent une dynamique
de dépolitisation qui implique que pouvoir et fonctions politiques peuvent dis
-
paraître au bénéfice d’une simple « administration des choses». En somme, «la
gouvernance traduit bien la destruction de ce qui impliquait une responsabilité collective, c’est-à-dire la politique. Il ne s’agit plus de politique mais de
gestion et d’abord de gestion d’une population qui ne doit pas se mêler de ce
qui la regarde
17».
Outre l’accent mis sur la gestion, la gouvernance se caractérise également par
une focalisation du débat sur les instruments et moyens d’une action politique
à entreprendre et non sur l’action en tant que telle. En résumé, les problèmes
politiques se muent en questions techniques. Puisque il ne s’agit plus de gouverner, mais de gérer, la technique donne un sceau d’inéluctabilité aux décisions
prises.
Enfin la gouvernance vise, sous couvert de décisions techniques prises au
consensus, à neutraliser le débat politique: «la substitution assez récente de la
notion de gouvernance à celle de pouvoir vise à laisser entendre que personne
n’a ou ne détient de pouvoir, que toute décision est issue des nécessités objectives de situation... À aucun moment n’est structurée une situation de débat où
s’affronteraient des conceptions opposées du bien commun. Tout est contractuel, négocié, accepté. Ce que nous imposons c’est ce que vous avez voulu. Qui
nous? Qui vous? Personne 18
.
»
En somme, la gouvernance est la traduction politique du consensus technocratique et néolibéral 19. Et c’est ainsi que nous assistons à la mise en place
d’une société consensuelle qui assurera logiquement l’hégémonie idéologique.
Est-ce grave, docteur ?
Oui, car «le retrait des peuples de la sphère politique, la disparition du conflit
politique et social permet à l’oligarchie économique, politique et médiatique
d’échapper à tout contrôle 20 ». Un autre danger de ce processus régressif est le
désenchantement qu’il pourrait engendrer à l’égard de la politique en général
et de la démocratie en particulier. Or, le conflit est nécessaire et consubstantiel
au bon fonctionnement de la démocratie. Ce dont cette dernière a besoin est
d’une «sphère publique où des projets hégémoniques différents peuvent se
confronter 21.»
Les mots sont importants, surtout quand certains d’entre eux constituent un
obstacle à la reconquête de l’imaginaire. Une conclusion plus positive serait de
poser le constat selon lequel l’imposition du concept de gouvernance « aura au
moins permis que la question de la citoyenneté soit reposée [et]… devienne
le ferment du renouvellement d’un débat public le plus souvent languissant et
convenu 22.»
Olivier Starquit, décembre 2011
1 Nous empruntons cette formulation à Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, in
Gouvernance, une démocratie sans le peuple, Paris, Ellipses, 2007.
2 http://lmsi.net
3 Jacques B. Gélinas, Dictionnaire critique de la globalisation, Montréal, Éditions Ecosociété,
2008, p. 151.
4 Ce concept pragmatique est aujourd’hui tellement en vogue qu’il est utilisé à toutes les sauces:
on parle de gouvernance locale, de gouvernance urbaine, de gouvernance territoriale, de
gouvernance européenne, de gouvernance mondiale, le dernier en date étant la gouvernance
économique européenne (un bel euphémisme pour dire politiques d’austérité)…
5 Une variante : en tant que partenaires, nous sommes tous dans le même bateau, mais quelquesuns
trustent le salon et la majorité végète dans les soutes.
6 Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde, Paris, La Découverte, 2010 p. 206.
7 John Pitseys, «Le concept de gouvernance», Etopia, p. 63.
8 Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Paris, Denoël, 2007, p. 155.
9 Thierry Brugvin, «La gouvernance par la société civile: une privatisation de la démocratie?»
In Quelle démocratie voulons-nous? Pièces pour un débat, Alain Caillé (dir.) Paris,
La Découverte, Paris, 2006, p. 74
10 John Pitseys, op.cit.
11 Commission européenne, Gouvernance européenne. Un livre blanc, Bruxelles, 25 juillet
2001, COM (2001) 428 final, 40 p.
Disponible sur http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/site/fr/com/2001/com2001_0428fr01.pdf
À noter l’usage des partenaires sociaux à la place d’interlocuteurs sociaux !
12 Corinne Gobin, «Gouvernance» in Pascal Durand (dir.), Les nouveaux mots du pouvoir,
abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, p. 266
13 Barbara Delcourt, Nina Bachkatov & Christopher Bickerton, « Complexification du
monde et exigences minimalistes de la narration » In Science politique et actualité, actualité de
la science politique, Régis Dandoy (dir.). Louvain-la-Neuve,
Éditions Academia Bruylandt,
2011, p. 250
14 Dany-Robert Dufour, op. cit., p. 161
15 Philippe Arondel, Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une démocratie sans le
peuple, Paris, Éllipses, 2007, p. 175
.
16 Corinne Gobin, op. cit., p. 265
.
17 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient. Paris, Les
empêcheurs de penser en rond, 2009, p. 67
.
18 Alain Caillé, «Un totalitarisme démocratique? Non le parcellitarisme» In Quelle démocratie
voulons-nous? Pièces pour un débat, Alain Caillé (dir.) Paris, La Découverte, Paris, 2006, p. 96
.
19 Ce consensus mou qui n’est pas celui issu du conflit mais qui le précède et lisse les positions
avant que le débat ait pu avoir lieu.
20 Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, entretiens et débats 1974-1997, Paris, PointsSeuil,
2005, p. 28. La constitution de gouvernements technocratiques en Grèce et en Italie
illustre à merveille cette évolution néfaste.
21 Francine Mestrum, «La “gouvernance” comme processus de dépolitisation par le
déplacement du conflit» In Le conflit social éludé, Roser Cusso (eds), Louvain-la-Neuve,
Academia-Bruylandt, 2008, p. 149.
22 Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une démocratie sans le
peuple, op. cit, p. 176.
Pour aller plus loin
Livres
Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une
démocratie sans le peuple, Paris, Éllipses, 2007.
Pascal Durand, Les nouveaux mots du pouvoir, un abécédaire critique,
Bruxelles, Aden, 2007.
John Pitseys, «Le concept de gouvernance», Etopia, p. 63.
Texte disponible sur www.etopia.be/IMG/pdf/r7_pitseys_web-2.pdf
Petit exercice d’autodéfense intellectuelle
Chaque fois que le terme « gouvernance» est proféré (journal parlé ou
télévisé), se demander quel mot il remplace.
Chaque fois que vous entendez un interlocuteur utiliser ce terme,
l’interrompre et l’inviter à définir précisément ce qu’il entend par ce terme.