Le grand
dénouement
Hedges
Chris, in
http://partage-le.com/2015/09/un-terrible-denouement-chris-hedges/,
V.O. in
http://www.truthdig.com/report/item/the_great_unraveling_20150830
Un
article édifiant au service de la paix. A diffuser sans modération.
Christopher
Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont)
est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix
Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York
Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale
et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent
maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New
York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également
enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est
éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.
Le joug
idéologique et physique de la puissance impériale États-unienne,
soutenu par l’idéologie utopique du néolibéralisme et du
capitalisme mondialisé, se désagrège. Beaucoup, dont nombre de
ceux évoluant au cœur de l’empire états-unien, reconnaissent que
chaque promesse faite par les partisans du néolibéralisme est un
mensonge. La richesse mondiale, au lieu d’être équitablement
répartie comme l’ont promis les partisans du néolibéralisme, a
été siphonnée entre les mains d’une élite oligarchique vorace,
entraînant ainsi d’immenses inégalités économiques. Les
travailleurs pauvres dont les syndicats et les droits ont été
éliminés et dont les salaires stagnent ou baissent depuis 40 ans,
ont été condamnés à la pauvreté chronique et au chômage,
transformant leur vie en une crise interminable, source d’un stress
permanent. La classe moyenne s’évapore. Des villes qui
produisaient et offraient autrefois des emplois en usine se changent
en villes fantômes. Les prisons sont surpeuplées. Les corporations
ont orchestré la destruction des barrières commerciales,
engrangeant ainsi plus de 2.1 billions de dollars en profits dans des
banques offshores pour éviter de payer des taxes. Et l’ordre
néolibéral, malgré sa promesse de construire et de répandre la
démocratie, a éviscéré les systèmes démocratiques,
les transformant en Léviathans corporatistes.
La
démocratie, particulièrement aux États-Unis, est une farce,
vomissant des démagogues d’extrême-droite comme Donald Trump, qui
pourrait devenir le candidat républicain à la présidentielle, et
peut-être même le président, ou d’insidieux et malhonnêtes
larbins corporatistes comme Hillary Clinton, Barack Obama, et, s’il
tient sa promesse de soutien au candidat démocrate, Bernie Sanders.
Les étiquettes « libéral » et « conservateur » sont
dépourvues de sens dans l’ordre néolibéral. Les élites
politiques, républicaines ou démocrates, servent les intérêts des
corporations et de l’empire. Elles sont des facilitatrices, tout
comme la majorité des médias et des universitaires, de ce que le
philosophe politique Sheldon Wolin appelle notre système
de « totalitarisme inversé ».
L’attraction
exercée par Trump, comme celle de Radovan Karadzic, ou de Slobodan
Milosevic, lors de l’éclatement de la Yougoslavie, s’explique
par sa bouffonnerie, qui s’avère dangereuse, moquant la faillite
totale de la charade politique. Elle expose la dissimulation,
l’hypocrisie, la corruption légalisée. Nous percevons, à travers
cela, une insidieuse — et pour beaucoup, rafraîchissante —
honnêteté. Les nazis utilisèrent cette tactique pour prendre le
pouvoir lors de la république de Weimar. Les Nazis, même aux yeux
de leurs opposants, avaient le courage de leurs convictions, quelle
qu’ait pu être l’immondice de ces convictions. Ceux qui croient
en quelque chose, aussi répugnante soit elle, se voient souvent
respectés à contrecœur.
Ces forces
néolibérales détruisent également rapidement les
écosystèmes. La Terre n’a pas connu de perturbation climatique de
cette envergure depuis 250 millions d’années et l’extinction
permienne, qui a annihilé jusqu’à 90% de toutes les espèces. Un
pourcentage que nous semblons déterminés à reproduire. Le
réchauffement climatique est inarrêtable, avec la fonte rapide des
calottes polaires et des glaciers, le niveau des mers s’élèvera
d’au moins 3 mètres lors des prochaines décennies, noyant sous
les eaux nombre de villes côtières majeures. Les méga-sécheresses
laissent d’immenses parcelles de la Terre, dont des parties de
l’Afrique et de l’Australie, la côte Ouest des USA et du Canada,
le Sud-Ouest des USA, arides et en proie à d’incontrôlables feux
de forêts. Nous avons perdu 7.2 millions d’acres à cause des
nombreux incendies qui ont ravagé le pays cette année et les
services forestiers ont d’ores et déjà dépensé 800 millions de
dollars dans leurs luttes contre les incendies en Californie, à
Washington, en Alaska et dans d’autres états. Le mot même
de « sécheresse » fait partie de la
supercherie, sous-entendant que tout cela est en quelque sorte
réversible. Ça ne l’est pas.
Des migrants
fuyant la violence et la famine régnant dans des pays comme la
Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, et Érythrée, affluent
en Europe. 200 000 migrants, sur les 300 000 ayant rejoint l’Europe
cette année, ont atterri sur les côtes grecques. 2500 sont morts
depuis le début de l’année en mer, sur des bateaux surpeuplés et
délabrés ou à l’arrière de camions comme celui que l’on a
découvert la semaine dernière en Autriche, qui contenait 71 corps,
dont des enfants. C’est le plus important flux de réfugiés en
Europe depuis la seconde guerre mondiale, une augmentation de 40 %
depuis l’an dernier. Et le flot ne fera que croître. D’ici 2050,
selon nombre de scientifiques, entre 50 et 200 millions de réfugiés
climatiques auront fui vers le Nord, pour échapper aux zones rendues
invivables par les températures croissantes, les sécheresses, les
famines, les maladies, les inondations côtières et le chaos des
états en faillite.
La
désintégration physique, environnementale, sociale et politique
s’exprime également à travers une poussée de violence nihiliste
motivée par la rage. Des tireurs fous commettent des massacres dans
des centres commerciaux, dans des cinémas, des églises et des
écoles aux États-Unis, Boko Haram et l’État islamique, ou ISIS,
sont en pleine frénésie meurtrière. Des attentats suicides sont
méthodiquement perpétrés et entraînent des chaos meurtriers en
Irak, en Afghanistan, en Arabie Saoudite, en Syrie, au Yémen, en
Algérie, en Israël et dans les territoires palestiniens, en Iran,
en Tunisie, au Liban, au Maroc, en Turquie, en Mauritanie, en
Indonésie, au Sri Lanka, en Chine, au Nigeria, en Russie, en Inde et
au Pakistan. Ils ont frappé les États-Unis le 11 septembre 2001 et
en 2010 lorsqu’Andrew Joseph Stack III a détourné un petit avion
dans un bâtiment d’Austin, au Texas, qui abritait des agents du
fisc. Le fanatisme est alimenté par la détresse et le désespoir.
Ce n’est pas le produit de la religion, bien que la religion
devienne souvent le vernis sacré de la violence. Plus les gens
seront désespérés, plus cette violence nihiliste se propagera.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à
apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »,
écrivait le théoricien Antonio Gramsci.
Ces « monstres » continueront
à se propager jusqu’à ce que l’on reconfigure radicalement nos
relations entre nous et nos relations avec les écosystèmes. Mais
rien ne garantit qu’une telle reconfiguration soit possible,
particulièrement si les élites parviennent à s’accrocher au
pouvoir à l’aide de leur appareil de surveillance et de sécurité
mondial, omniprésent, et de l’importante militarisation de leurs
forces de police. Si nous ne renversons pas le système néolibéral,
et ce, rapidement, nous libérerons un cauchemar hobbesien de
violence étatique croissante et de contre-violence. Les masses
pauvres seront condamnées à la misère et à la mort. Certains
tenteront de résister violemment. Une petite élite, vivant dans une
version moderne de Versailles ou de la cité interdite, aura accès à
des commodités refusées à tous les autres. La haine deviendra
l’idéologie dominante.L’attrait exercé par l’État islamique,
qui compte plus de 30 000 combattants étrangers, s’explique en ce
qu’il exprime la rage ressentie par les dépossédés de la Terre
et en ce qu’il s’est libéré des entraves de la domination
occidentale. Il défie la tentative néolibérale de transformation
de l’opprimé en déchet humain. Vous pouvez condamner sa vision
médiévale d’un état musulman et ses campagnes de terreur contre
les shiites, les yazidis, les chrétiens, les femmes et les
homosexuels — ce que je fais — mais l’angoisse qui inspire
toute cette sauvagerie est authentique ; vous pouvez condamner le
racisme des suprématistes blancs qui se rallient à Trump — ce que
je fais — mais ils ne font eux aussi qu’obéir à leur propre
frustration et désespoir. L’ordre néolibéral, en transformant
les gens en main d’œuvre superflue et par extension en êtres
humains superflus, est responsable de cette colère. Le seul espoir
restant réside en une réintégration des dépossédés dans
l’économie mondiale, afin de leur donner un sentiment
d’opportunité et d’espoir, de leur donner un futur. Sans cela,
rien n’endiguera le fanatisme.
L’État
islamique, à l’instar des chrétiens de droite aux États-Unis,
vise un retour vers une pureté inatteignable, un utopisme, un
paradis sur terre. Il promet d’établir une version du califat du
7ème siècle. Les sionistes du 20ème siècle, en cherchant à
former l’État d’Israël, ont utilisé la même stratégie en
appelant à la recréation de la nation juive mythique de la Bible.
ISIS, à l’instar des combattants juifs ayant fondé Israël,
cherche à construire son état (maintenant de la taille du Texas) à
travers la purification ethnique, le terrorisme et l’utilisation de
combattants étrangers. Sa cause utopique, tout comme la cause
républicaine de la guerre civile espagnole, attire des dizaines de
millions de jeunes, en majorité des jeunes musulmans rejetés par
l’ordre néolibéral. L’État islamique offre une vision
recomposée d’une société brisée. Il offre un lieu et un
sentiment d’identité — ce que n’offre pas le néolibéralisme
— à ceux qui embrassent cette vision. Il appelle à se détourner
du culte mortifère du moi qui est au cœur de l’idéologie
néolibérale. Il met en avant le caractère sacré du sacrifice
personnel. Et il ouvre une voie à la vengeance.
Jusqu’à
ce que nous démantelions l’ordre néolibéral, afin de recouvrer
la tradition humaniste rejetant la perception des êtres humains et
de la Terre comme marchandises à exploiter, notre forme de barbarie
industrielle et économique affrontera la barbarie de ceux qui s’y
opposent. Le seul choix qu’offre la « société
bourgeoise », comme le savait Friedrich Engels, est « le
socialisme ou la régression vers la barbarie ». Il est temps
de faire un choix.
Nous ne
sommes pas, aux États-Unis, moralement supérieurs à l’État
islamique. Nous sommes responsables de la mort de plus d’un
millions d’Irakiens et de la migration forcée de plus de 4
millions d’autres. Nous tuons en plus grand nombre. Nous tuons avec
encore moins de discernement. Nos drones, nos avions de combats,
notre artillerie lourde, nos bombardements navals, nos mitrailleuses,
nos missiles et forces prétendument spéciales — des escadrons de
la mort dirigés par l’état — ont décapité bien plus de gens,
enfants inclus, que l’État islamique. Lorsque l’État islamique
a brûlé vif un pilote jordanien dans une cage, cela faisait écho
aux agissements quotidiens des États-Unis, lorsqu’ils incinèrent
des familles dans leurs maisons, avec les frappes aériennes. Cela
faisait écho à ce que font les avions de combats israéliens à
Gaza. Oui, ce que l’État islamique a fait était plus brutal. Mais
moralement ça n’était pas différent.
J’ai un
jour demandé au cofondateur du groupe militant Hamas, le Dr Abdel
Aziz al-Rantisi, pourquoi le Hamas cautionnait les attentats
suicides, qui entraînaient la mort de civils et d’enfants
israéliens, alors que les palestiniens dominaient du point de vue de
la morale, en tant que peuple occupé. « Nous arrêterons
de tuer leurs enfants et leurs civils dès qu’ils arrêteront de
tuer nos enfants et nos civils », m’a-t-il répondu. Il
souligna que le nombre d’enfants israéliens qui avaient été tués
s’élevait à ce moment-là à deux douzaines, tandis que les
pertes palestiniennes s’élevaient à plusieurs centaines
d’enfants. Depuis 2000, 133 israéliens et 2061 enfants
palestiniens ont perdu la vie. L’attentat suicide est un acte de
désespoir. C’est, à l’instar des bombardements incessants de
Gaza par Israël, un crime de guerre. Mais lorsqu’on le considère
comme la réponse à une terreur étatique incontrôlée, il est
compréhensible. Le Dr Rantisi fut assassiné en Avril 2004 par
Israël qui fit tirer sur sa voiture à Gaza un missile Hellfire
depuis un hélicoptère Apache. Son fils Mohammed, qui était dans le
véhicule avec lui, fut aussi tué dans l’attentat. La spirale de
violence qui en résulte, plus d’une décennie après ces meurtres,
perdure encore.
Ceux qui
s’opposent à nous offrent une vision d’un monde nouveau. Nous
n’offrons rien en retour. Ils offrent un contrepoids au mensonge
néolibéral. Ils parlent pour ses victimes, prisonnières de
bidonvilles sordides au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe et en
Amérique du Nord. Ils condamnent l’hédonisme grotesque, la
société du spectacle, le rejet du sacré, la consommation débridée,
la richesse personnelle en tant que fondement principal du respect et
de l’autorité, la célébration aveugle de la technocratie, la
réification sexuelle — y compris une culture dominée par la
pornographie — et la léthargie (largement appuyée par l’abondance
des médicaments) utilisée par tous les régimes agonisants, pour
détourner l’attention des masses et leur confisquer le pouvoir. De
nombreux djihadistes, avant de devenir de violents fondamentalistes,
ont été victimes de ces forces. Il y a des centaines de millions de
gens comme eux, qui ont été trahis par l’ordre néolibéral. Une
véritable poudrière, et nous ne leur offrons rien.
« Quand
sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît
dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre
comme le triomphe de la barbarie », a écrit Frantz Fanon
dans Les Damnés de la Terre, « mais elle procède
par elle-même à l’émancipation progressive du combattant, elle
liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres
coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci. Il faut
rester terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s’abandonner
aux dissociations d’une vie truquée ou conquérir l’unité
natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes
pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l’arme d’un
combattant, c’est son humanité. Car, en le premier temps de la
révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une
pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé : restent un homme mort et un homme libre. »
Ceux au
pouvoir apprennent-ils l’histoire ? Ou peut-être est-ce ce qu’ils
veulent. Une fois que les Damnés de la Terre se changeront en État
islamique, ou adopteront la contre-violence, l’ordre néolibéral
pourra supprimer les dernières entraves qui le retenaient et
commencer à tuer en toute impunité. Les idéologues néolibéraux,
après tout, sont eux aussi des fanatiques utopistes. Et eux aussi ne
savent s’exprimer qu’à travers le langage de la force. Ils sont
notre version de l’État islamique.
Le monde
binaire que les néolibéraux ont créé — un monde de maîtres et
de serfs, un monde où les damnés de la terre sont diabolisés et
soumis par une perte de liberté, par « l’austérité » et
la violence, un monde où seuls les puissants et les riches ont des
privilèges et des droits — nous condamnera et nous entraînera
vers une dystopie effrayante. La révolte émergente, mal définie,
paraissant éparse, surgit des entrailles de la terre. Nous
apercevons ses éclairs et ses tremblements. Nous voyons son
idéologie pétrie de rage et d’angoisse. Nous percevons son
utopisme et ses cadavres. Plus l’ordre néolibéral engendre de
désespoir et de détresse, que ce soit à Athènes, à Bagdad ou à
Ferguson, plus les forces de répression étatique sont utilisées
pour étouffer l’agitation et extraire les dernières gouttes de
sang des économies exsangues, plus la violence deviendra le
principal langage de la résistance.
Ceux
d’entre nous qui cherchent à créer un monde un tant soit peu
viable disposent de peu de temps. L’ordre néolibéral,
pillant la Terre et asservissant les vulnérables, doit être
anéanti. Cela n’arrivera que si nous le confrontons en opposition
directe, en étant prêts à entreprendre des actes de sacrifices
personnels et de révolte prolongée qui nous permettent de faire
obstruction et de démanteler tous les aspects de la machinerie
néolibérale. Je crois que l’on peut accomplir cela à travers la
non-violence. Mais je ne peux nier l’émergence inéluctable de la
contre-violence, provoquée par la myopie et l’avarice des
mandarins néolibéraux. La paix et l’harmonie n’embraseront
peut-être pas la Terre entière si nous y parvenons, mais si nous ne
destituons pas les élites dominantes, si nous ne renversons pas
l’ordre néolibéral, et si nous ne le faisons pas rapidement, nous
sommes perdus.
Chris Hedges
- Traduction: Nicolas Casaux
Édition &
Révision: Héléna Delaunay
Quelques
sites ou blogs à découvrir :
http://chroniquesdugrandjeu.over-blog.com/,
http://www.dedefensa.org/section/bloc-notes,
https://www.les-crises.fr/, http://cadtm.org/Francais,
https://stop-ttip.org/fr/blog/,
http://www.michelcollon.info/,
http://leblogalupus.com/,
http://russeurope.hypotheses.org/,
http://www.les-oc.info/2014/08/transition-energetique-poilly/,
https://mrmondialisation.org/, http://www.cdlt.be/,
http://sechangersoi.be/,
http://www.amisdelaterre.be/spip.php?article552
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire