Ma réaction à la décision russe doit être placée dans le contexte des semaines de tension qui ont précédé. Même si vous n’y croyez pas vraiment tout en ne sachant pas s’il faut y croire, les annonces et affirmations folles, grotesques et répétées, ont créé un climat inconscient d’une grande tension psychologique, lequel a été étrangement renforcée par l’aspect bouffe de cette tragédie-bouffe...Nous ne savons rien et nous nous moquons du fait que nous ne savons rien, et pourtant rien ne montre que “n’en rien savoir” suffise pour écarter de son esprit, de sa psychologie, l’hypothèse que “cela” se fait, voire que cela est “en train de se faire”, et qu’on fond de nous-même nous le savons bien...
« Si Vladimir Poutine n’a pas ordonné l’invasion de l’Ukraine les 15 ou 16 février, comme l’avaient promis des médias US et les tabloïdes UK, il pourrait bien le faire le lendemain, insistent-ils. Ou le 20 février, comme l’affirme Politico. Ou la semaine suivante. Ou le mois d’après. Ou lors de la prochaine décennie... Qui sait, après tout, avec des soldats russes se déplaçant librement dans leur pays pour des manœuvres parfois proches de leurs frontières, on ne saurait être trop prudents... [...] Vous ignorez donc que la prochaine attaque militaire russe ne pourrait se produire que dans le cyberespace, et qu’elle serait donc en grande partie invisible... En fait, la guerre contre l’Ukraine a peut-être déjà commencé... avec une nouvelle tactique comprenant des centaines de fausses alertes à l’“invasion”... Après avoir crié “au loup” concernant une invasion russe qui ne s’est jamais matérialisée, on nous explique maintenant qu’elle pourrait être en cours... mais que nous ne l’avions tout simplement pas remarqué... » (Rachel Marsden, ‘Désordre Mondial’, Spoutnik-français, 19 février 2022).
Il est vrai que, pour ce qui me concerne, le choc a été de constater la très faible réaction de tous ceux qui hurlent depuis des mois à l’invasion russe : ils ont redoublé de hurlements, anathèmes et malédictions, sans esquisser le moindre geste de dégainer. Certes, on dira que ce n’est pas l’“invasion” annoncée, – pas encore, enfin. Tout de même, Poutine annonce froidement qu’il reconnaît les deux républiques autoproclamées, RPD et RPL, et qu’il applique aussitôt un traité commun en y déployant des forces “de maintien de la paix” : après tant d’alarmes et de menaces de rétorsion, de déclarations, de prévisions apocalyptiques, j’avoue qu’inconsciemment j’attendais une réaction brutale, à la hauteur de ce que j’avais perçu de fureur annonciatrice.
Bien entendu, toute cette agitation était objectivement bouffonne, c’était évidemment un simulacre, mais l’esprit, armé par cette perception et une psychologie aigu, et bien qu’il connût absolument la bouffonnerie de la chose, attendait inconsciemment la logique du simulacre accordée à ce qu’on pourrait nommer après tout “vérité-de-simulacre” (cette formule comme inversion négative et épouvantable de la vérité-de-situation). Or, rien de cela ; on condamne partout bien sûr, on invoque le viol des accords de Minsk (bouffonnerie de la bouffonnerie puisque l’Ukraine ne les a jamais respectés et que la Russie n’y est pas partie prenante), on annonce des sanctions que tout le monde connaît depuis des semaines et des mois, – paroles, paroles et paroles, – et retour de flamme des sanctions attendue pour la détresse considérable des Européens qui ont tout fait pourtant pour les justifier... Et quoi d’autre ? Pas d’alerte des forces, d’envoi de renforts, de déploiement de l’avant ? Pas de mobilisation, de rappel de la réserve ? Pas de mise en ‘DefCon 3’ (‘Defense Condition’) des armées de la puissante Amérique, comme en octobre 1973 pour la guerre du Kippour ?
Que s’est-il passé ? Le simulacre initial s’est précipitamment dégonflé, on s’active pour en gonfler un autre. Nous allons de simulacre en simulacre, le suivant absorbant les couleuvres du précédent... Ce qui est impressionnant selon mon sentiment, c’est le constat que l’extraordinaire volume de la communication attend, réclame, exige un événement extraordinaire pour justifier ce volume, dans une atmosphère où tout événement de la part des Russes devient “extraordinaire”. L’on attend par conséquent une riposte à mesure (“extraordinaire”) dès que la Russie suscite un événement. On a cet événement effectivement “extraordinaire” des Russes, et rien, vraiment rien d’“extraordinaire” ne se produit de la part de ceux qui avaient jeté le défi de la moraline à l’infâme président russe.
C’est un constat très intéressant et important pour comprendre le fonctionnement de notre époque. Le simulacre initial, alimenté par un formidable flot de communication, crée sa “vérité-de-simulacre” qui est une pseudo-situation de grande tension. La situation est pseudo, mais la “grande tension” est bien réelle. Elle conduit l’acteur passif et récalcitrant (celui qui refuse la “vérité-de-simulacre”, c’est-à-dire la Russie) à poser un acte qu’il n’aurait pas posé en temps “normal”. Les acteurs actifs et consentants se trouvent devant une nécessité inattendue, bien que logique : réagir aussitôt à mesure de l’insupportable événement “extraordinaire”. Eh bien non ! Tant pis pour la “nécessité”, ils bottent aussitôt en touche comme l’on dit au rugby, en réagissant selon les normes de l’impuissance qui est la leur (je conseille-de-sécurité, je condamne-moralinesquement, je, je, je, et puis plus rien). Poutine, lui, marque l’essai et l’on continue le match où il a drôlement consolidé son avantage.
Le seul parmi tous ces fous qui condamnent en paroles ce dont ils sont responsables originellement, le seul à avoir fait montre d’un instant de sagesse que d’autres nommeraient réalisme selon les moyens disponibles et les risques à maîtriser, – et ce serait alors paradoxalement la sagesse solitaire et momentanée des fous, – c’est paradoxalement (bis) Biden qui avait laissé échapper une vérité-de-situation à venir avant d’être forcé de se rétracter sous la torture de ses divers alliés et soutiens washingtoniens :
« ...[C]omme lorsqu’il [Biden] affirmait dans cette conférence de presse du 19 janvier, que “‘quelques incursions’ russes en Ukraine, côté Donbass, ne seraient pas considérées comme une ‘invasion’...” Depuis, il a rétropédalé et, alors que la tension de communication concernant l’“invasion” russe à venir tombait fortement, et d’ailleurs à l’insistance des Ukrainiens qui veulent calmer le jeu, Biden a brutalement dramatisé la situation... »
Ainsi donc, rétrospectivement considérée, et mis à part Biden qui rencontre des éclairs de sagesse dans sa folie, toute la séquence rencontre la fameuse référence de Jacques-Bégnigne Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » (*)
Quelques parcelles de vérité-de-situation
J’ajouterai quelques observations et citations sur d’autres aspects de la situation qui ne me paraissent pas inintéressantes. Elles concernent les situations intérieures exotiques de deux pays auxquels j’ai l’habitude de m’intéresser, polus un clin d’œil en supplément
• Macron a fait un communiqué furieux, ou bien s’agit-il de considérations verbales, et alors je serais tenté de les considérer comme la vexation profonde et l’arrogance pliée (son “sommet” Biden-Macron-Poutine torpillé par Poutine) du Petit Télégraphiste devant la “rigidité” et la “paranoïa” qui lui sont opposées, – ces deux mots impliquant un jugement effectivement furieux du président russe qui a des principes et qui considère que l’encerclement de son pays par l’OTAN est une grave menace. (Macron devrait se méfier de cette sorte d’humeur qui compromet toute suite diplomatique sérieuse de la chose car Poutine oublie difficilement.) Cela implique une occasion tactique en or ratée pour le candidat Macron et sa volonté de paraître de haute stature internationale dans la grande compétition présidentielle qui doit bouleverser la civilisation.
« La présidence française a accusé le président russe de s'inscrire dans une “une sorte de dérive idéologique” et de tenir un discours mêlant des considérations “rigides et paranoïaques”. »
Face à Macron, sur ce sujet, une étrange ligne de bataille : Le Pen-Mélenchon-Zemmour. Peut-être se trouvera-t-il un grand esprit pour considérer que ces trois-là, qui représentent à peu près 40% des votants selon les chuchotements sondagiers, doivent subir les foudres d'une justice quasi-divine pour les punir d’être compréhensifs pour le Diable, en étant interdits des 500 signatures qui leur permettraient d’être candidats. Je pense que c’est bien la sorte d’état d’esprit qui conduit les raisons cannibalisées des esprits sacrifiant, en général en toute inconscience-innocence, au Culte de la Doxa, ou divinum lumen. Avec eux le Déluge, comme disait Noé.
• La deuxième remarque, avec une longue citation, concerne les États-Unis et la position intérieure de Biden face à un déchaînement républicain déjà en cours (voir le sénateur Cruz). Cette fois, ce sont les républicains va-t’en-guerre depuis les deux Bush, qui prennent l’offensive et s’installent en extrémistes. On ne discutera pas ici de la validité ou non de leur position, on connaît mon avis et la considération que j’ai pour les aventures guerrières, surtout celles, fort massacreuses et extatiques pour nos zélotes du Système, de Bush-Junior (précédées et continuées par Clinton-Obama, bien entendu). Il s’agit d’envisager la démarche intérieure, qui est d’avoir la peau de Biden et de chiper le Congrès aux démocrates en novembres.
Je prends ainsi une analyse considérablement critique de l’action de Biden, et tenant par ailleurs pour acquis que Poutine est le Diable incarné, – cela étant pour ce cas une considération absolument secondaire. L’intérêt ici est que le jugement de l’action russe, estimée à sa supposée valeur cynique et réaliste de forfaiture mais selon une démarche non dépourvue d’intérêt objectif, est mise en comparaison avec celle de Biden, pour aboutir à une condamnation stratégique complète de Biden. Quoi qu’en veuillent ces républicains, – car il n’est certainement pas dit qu’ils auraient fait mieux, ou qu’ils n’auraient pas fait différent si l’on considère l’aile traîtresse Trump-Carlson du parti, – l’analyse est objectivement intéressante parce qu’elle ne nous soule pas d’une overdose de moraline assénée par des zombies-dealers. L’analyse vient d’une plume nommée Streiff, ancien officier de l’U.S. Army, et l’un des éditorialistes du site ‘RedState.com’, et il parle comme s’il tenait pour acquis que les USA ont appliqué la monstrueuse “règle de Biden” (« “quelques incursions” russes en Ukraine, côté Donbass, ne seraient pas considérées comme une ‘invasion’... »).
« Ce week-end, une conférence sur la sécurité s’est tenue à Munich sur la “crise” ukrainienne. Pour des raisons sur lesquelles nous ne pouvons que spéculer, Joe Biden a choisi de rester à la maison et d'envoyer la naïve grande gueule de Kamala Harris représenter les intérêts américains. Ce choix, à lui seul, devrait constituer un motif de mise en accusation et de destitution de Biden lorsque le GOP reprendra le Congrès. Comme le président n’a pas besoin d'être en fonction pour être mis en accusation et démis de ses fonctions, nous pouvons faire cela avec Biden... [...]
» La réponse de la junte de Biden [ à la décision de Poutine] a été singulièrement inefficace, alors qu'elle admet avoir anticipé le geste de Poutine.
» “Nous avons anticipé une telle action de la part de la Russie et nous sommes prêts à y répondre immédiatement. Le président Biden va bientôt publier un décret qui interdira tout nouvel investissement, commercial et financier par des personnes américaines à destination, en provenance ou dans les régions ukrainiennes dites RPD et RPL. Ce décret donnera également le pouvoir d’imposer des sanctions à toute personne dont il est établi qu’elle opère dans ces régions de l'Ukraine. Le Département d'Etat et le Département du Trésor fourniront des détails supplémentaires sous peu. Nous annoncerons également sous peu des mesures supplémentaires liées à la violation flagrante, aujourd'hui, des engagements internationaux de la Russie.
» “Soyons clairs : ces mesures sont distinctes et s'ajoutent aux mesures économiques rapides et sévères que nous avons préparées en coordination avec les Alliés et les partenaires au cas où la Russie continuerait d’envahir l’Ukraine.
» “Nous continuons à consulter étroitement les Alliés et les partenaires, y compris l'Ukraine, sur les prochaines étapes et sur l’escalade actuelle de la Russie le long de la frontière avec l'Ukraine.”
» Pourquoi l'ordre exécutif n’a-t-il pas été rédigé et prêt à être signé s’ils avaient anticipé le mouvement ? Au-delà de cela, il est inutile. Il n’y a probablement pas d'entreprises ou de personnes américaines ayant des activités commerciales, financières ou d'investissement directes à Donetsk et Luhansk. Les sanctions ne sont pas des sanctions secondaires, c’est-à-dire qu’elles ne visent que les entreprises qui traitent avec des entreprises ayant des intérêts en Ukraine orientale, de façon à ce que les banques américaines puissent continuer à travailler avec les banques russes fortement impliquées dans cette région. Ce seul fait montre que les sanctions ne sont tout simplement pas sérieuses. Dans le dernier paragraphe, les Russes ne perdront pas de vue que l'Ukraine est presque mentionnée comme une partie annexe du propos plutôt que comme la principale partie lésée.
» En l’état actuel des choses, Poutine renversé la table. Il peut envoyer des troupes en RPD et en RPL, s’il le souhaite [il l’a annoncé depuis, NDLR], car il les a reconnues comme autonomes. Peu importe à quel point cela semble peu convaincant aux yeux de l’establishment de la politique étrangère, – ce sont ces personnes qui ont tout fait foirer ici en premier lieu, – cela sera plausible pour la plupart des pays du monde. Aucune sanction ne lui sera imposée. Et il a posé les bases d'un recul et d’un retrait de l’OTAN de la Géorgie (le pays et non l'État, pour le bénéfice des crétins de ‘Media Matters’) et des États baltes.
» Ce que nous venons de vivre est l'une des deux choses suivantes. Soit Poutine s’est joué de Joe Biden et a laissé le monde entier bouche bée devant la facilité et l'audace de son acte, soit il a travaillé main dans la main avec Biden et Anthony Blinken pour découper l’Ukraine sans qu'il lui en coûte quoi que ce soit, – ce qui rappelle un peu la façon dont la Pologne a été démembrée en 1939. Quoi qu'il en soit, la crédibilité des États-Unis a subi les mêmes dommages et Poutine a pu montrer que Joe Biden n’est tout simplement pas en capacité de relever ses défis. Ce qui se passera au cours des prochaines années ne sera pas beau à voir. »
• La troisième remarque est une forme de clin d’œil sur l’éblouissant et éclatant silence d’Israël dans cette affaire. Je trouve que c’est intéressant comme illustration des situations d’un trapéziste ratant son quatrième saut périlleux et tombant vers le filet où il croit apercevoir de trous, qu’il voudrait bien, avant l’impact, aveugler avec une corde disponible mais malheureusement balisée d’un certain nombre de nœuds gordiens. Je parle ainsi de contradictions, de dilemmes, de choix à faire ou de se taire, de discrétion nécessaire, du “je m’en lave les mains”, etc... Et tout cela rapporté par Spoutnik-français, – les Russes, toujours les Russes !
« En raison des contacts entre Tel-Aviv et Moscou au sujet d’un convoi humanitaire pour évacuer les ressortissants juifs en cas de guerre, un conseiller diplomatique ukrainien est allé encore plus loin en déclarant au quotidien israélien ‘Haaretz’ : “Vous nous traitez comme quoi? La bande de Gaza ou quoi ?” À ce propos, parmi les 200.000 Ukrainiens admissibles à immigrer en Israël en vertu de la loi du retour (alya) pour les Juifs et leurs proches, certains ont déjà pris la route de l’exil vers l’État hébreu. [...]
» Tel-Aviv serait ainsi obligé “de ménager la chèvre et le chou”, estime Gil Mihaely, historien spécialiste d’Israël.
» “Israël se serait bien passé de cette crise. Premièrement, il y a l’alliance avec les États-Unis et en second il y a la Russie. Il est donc hors de question de rentrer en collision avec la Russie, avec laquelle l’État hébreu entretient de bonnes relations dans son nouveau voisinage en Syrie, même s’il n’y a pas un alignement politique total”, souligne-t-il au micro de Sputnik. [...]
» Les relations israélo-russes ne devraient donc pas pâtir de la crise ukrainienne. D’ailleurs, Tel-Aviv avait rejeté la demande de l’Ukraine de lui fournir le système antimissile ‘Dôme de fer’, craignant sans doute de voir se dégrader ses liens avec Moscou. Cette demande ukrainienne date de l’année dernière mais elle avait été renouvelée après le regain de tensions avec le voisin russe. “Il n’y aura jamais de soutien militaire à l’un ou à l’autre, ce n’est clairement pas la priorité, Israël se fait tout petit”, martèle l’historien. »
Note
(*) Selon ce qui est dit ici, la phrase ne serait pas la bonne mais un condensé fort bien fait de cette citation du Tome IV de l’‘Histoire des variations des églises protestantes’, à partir de cet extrait où Jacques-Bégnigne montre tout son brio :
« Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. »
Source : https://www.dedefensa.org/article/la-montagne-qui-rugissait
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