Ivo RENS
professeur honoraire, Faculté de droit, Université de Genève
Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques
“Russie-Occident.
Une guerre de mille ans.
La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne.
Pourquoi nous aimons tant détester la Russie.
Éditions des Syrtes, Genève, 2015, 482 pages,
par Guy Mettan.”
Compte rendu de lecture. Genève, Ivo Rens, 18 juin 2015, 22 pp.
- Introduction
- La force d’un préjugé
- Le crash d’Überlingen. (2002).
- La prise d’otages de Beslan. (2004)
- La seconde guerre d’Ossétie. (2008)
- Les jeux olympiques de Sotchi. (2014)
- La crise ukrainienne en 2014.
- Une guerre de mille ans
- La russophobie française et le mythe du despotisme oriental
- La russophobie anglaise ou l’obsession de l’empire.
- La russophobie allemande : du Lebensraum à l’ostracisme mémoriel
- Le La russophobie américaine ou la dictature de la liberté
- La russophobie, mode d’emploi
- La novlangue antirusse.
- La fabrication du méchant et le mythe de l’ours féroce
- La conclusion est intitulée “L’Occident et le miroir russe, esquisse d’un contre-mythe”.
Voici assurément un livre singulier comme le signalent déjà son titre et ses trois sous-titres, dont l’énoncé à rallonge évoque celui de plusieurs ouvrages savants du XVIIIe et du début du XIXe siècle.
Son auteur est une personnalité connue en Suisse. Guy Mettan est un journaliste en vue qui a été rédacteur en chef de la Tribune de Genève ; il a aussi assumé la présidence du Grand Conseil, le parlement genevois, dont il est toujours député, élu sur la liste du Parti démocrate démocrate-chrétien ; il dirige le Club suisse de la presse et il a écrit plusieurs livres sur la Suisse et la Genève internationale.
Comme il le relate dans son avant-propos, son intérêt pour la Russie est né d’un hasard : en 1994, il a adopté une petite fille russe âgée de trois ans, ce qui lui valut d’être doté de la nationalité russe par l’administration de Boris Eltsine. Cet événement, écrit-il, « a naturellement changé en profondeur mon regard sur la Russie. De simple curiosité postcommuniste, le pays m’était soudain devenu beaucoup proche. » [1] Devenu connaisseur de la Russie, il a été frappé par l’amoncellement de préventions et d’erreurs colportées en Occident contre ce pays.
Toujours dans cet avant-propos, l’auteur présente comme suit sa motivation : « C’est donc avec l’espoir de briser, ou au moins d’araser un peu ce mur de préjugés, que j’ai entrepris la rédaction de cet essai et que je me suis plongé dans l’histoire longue, complexe, mais passionnante des images déformées et des perceptions biaisées que les Occidentaux ont accumulées sur la Russie au fil des siècles, et plus précisément depuis que Charlemagne a rompu avec Byzance. » [2] En effet, après la chute de Constantinople, en 1453, la Russie devint la puissance protectrice de la foi orthodoxe et Moscou fut appelée la troisième Rome.
Le plan de cet ouvrage de près de cinq cents pages est aussi singulier. Il est divisé en trois parties intitulées respectivement “La force d’un préjugé” d’une centaine de pages, “Petite généalogie de la russophobie” de près de 250 pages et “La russophobie, mode d’emploi” de près de cent pages. Son texte comporte d’innombrables notes de bas de pages qui renvoient à autant de sources que signale une bibliographie impressionnante à la fin du volume. Il s’agit donc, non point d’un pamphlet, mais d’un ouvrage savant, écrit dans un style délibérément non académique.
Toutes les idées exposées ci-après sont bien celles de Guy Mettan, à l’exception de quelques très rares remarques explicitement assumées par l’auteur du présent compte rendu.
La russophobie est un phénomène de psychologie collective, une psychopathie, qui s’autoalimente en interprétant les faits et les situations tendancieusement de façon à en rendre responsables les Russes ou leur dirigeant, actuellement Vladimir Poutine. « Comme l’antisémitisme, ce n’est pas un phénomène transitoire lié à des événements historiques précis. » [3] Comme lui, il revêt des formes différentes, ayant évolué dans des contextes différents dans différents pays. Il ne résulte donc nullement d’un complot, car il ne se développe pas dans le secret. Il se propage ouvertement par la presse et, plus généralement, par les médias.
Guy Mettan porte un jugement sévère sur les grands médias occidentaux, particulièrement depuis les événements d’Ukraine : « Aussi, début 2014, quand les incidents de la place Maïdan ont éclaté puis dégénéré en coup d’État et enfin en guerre civile, était-il devenu impossible de rester silencieux et d’assister sans réagir à la nouvelle explosion d’hystérie antirusse qui s’était, une nouvelle fois, emparée des médias occidentaux. » [4]
La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de cinq manifestations de la russophobie en Occident :
- le crash d’un avion russe dans le sud de l’Allemagne, à Überlingen, en 2002,
- la prise d’otages de Beslan, ville d’Ossétie du nord, dans la Fédération de Russie, en 2004,
- la seconde guerre d’Ossétie, en 2008,
- les Jeux Olympiques de Sotchi, en 2014,
- la crise ukrainienne, en 2014, fait l’objet d’un traitement nettement plus approfondi que les cas antérieurs.
Le 1er juillet 2002, un Tupolev de la Bashkirian Airlines entra en collision avec un Boeing de la compagnie DHL au-dessus de la petite ville d’Überlingen dans le sud de l’Allemagne, à quelques kilomètres de la frontière suisse, provoquant la mort de 71 personnes, dont 52 enfants russes qui se rendaient en vacances à Barcelone.
Dans les jours qui suivirent, toute la presse occidentale en rendit responsable les pilotes russes qui, faute de bien comprendre l’anglais, n’auraient pas tenu compte des directives que leur aurait données la compagnie suisse Skyguide, chargée du contrôle aérien dans cette zone. Un communiqué américain cité par l’auteur en rajouta, affirmant qu’aucun avion russe n’était fiable, que les pilotes russes ne l’étaient pas davantage, étant sous-payés, etc.
Le 5 juillet, après un premier examen des boîtes noires, il apparut que toutes ces assertions étaient infondées, que les pilotes russes maîtrisaient l’anglais, que leur avion venait d’être révisé, et que la cause de l’accident résidait dans une accumulation de défaillances de la part du contrôle aérien suisse. Mais il faudra attendre « des années pour que la direction de la société suisse Skyguide accepte de s’excuser du bout des lèvres et que les pilotes russes soient rétablis dans leur honneur. » [5]
La prise d’otages de Beslan. (2004)
En relation avec la seconde guerre de Tchétchénie en 1999–-2000, la Russie fit l’objet de nombreux attentats d’inspiration islamiste, particulièrement en 2004. « En cinq ans, depuis les premiers attentats de 1999 contre des immeubles à Moscou, les attaques des terroristes islamistes ont fait 1005 morts civils en Russie, le tiers des victimes des attentats du 11 septembre 2001 à New York. » [6]
Le 1er septembre 2004, un groupe de 32 hommes et femmes armés envahit une école de Beslan, en Ossétie du nord, prenant en otage 1’300 personnes, en majorité des enfants et des jeunes gens de sept à dix-huit ans, et tuant une vingtaine d’adultes. Après trois jours, les forces de l’ordre donnèrent l’assaut, qui se solda par un nombre de morts exorbitant : 331 enfants et enseignants, 11 soldats des forces spéciales et 8 policiers ainsi que 31 des 32 terroristes. « Mais sitôt l’école investie, le sang à peine séché sur les murs, les médias occidentaux vont se déchaîner. Non contre les bourreaux islamistes, ce qui eût été naturel, mais, ô paradoxe, contre les victimes et leurs libérateurs ! En l’occurrence contre le gouvernement et les forces de l’ordre russes, suspectées de manipulation, d’intimidation, de recel d’information, voire même d’être la cause du massacre ! » [7]
Sont visées notamment Radio Free Europe et la journaliste russo-américaine hostile à Poutine, Anna Politkovskaïa, qui, en 1999, avait soutenu les islamistes partisans de l’indépendance de la Tchétchénie et qui sera assassinée en 2006. Mais Guy Mettan s’attarde sur la lettre collective signée par 115 personnalités atlantistes, à l’initiative de Vaclav Havel, qui critiqua vertement l’utilisation prétendument anti-démocratique que Vladimir Poutine faisait de la tragédie de Beslan. Cette lettre reçut, en effet, un écho considérable dans les médias occidentaux. Ses auteurs eussent-ils préféré que les Russes adoptassent un Patriot Act, sur le modèle américain, érodant les libertés fondamentales en mettant notamment sur écoute tous les citoyens, comme on l’apprendra quelques années plus tard grâce à Julian Assange et Edward Snowden ? Sur la gestion de la prise d’otages et de ses suites, l’auteur cite toutefois en exemple le rapport de Henry Plater-Zyberk pour le Conflict Studies Research Centre du Ministère de la défense britannique, paru en novembre 2004. [8]
La seconde guerre d’Ossétie. (2008)
De part et d’autre de la crête du Caucase, l’Ossétie du nord appartient à la Fédération de Russie et l’Ossétie du sud à la Géorgie, du moins jusqu’à la première guerre d’Ossétie, qui eut lieu en 1991–-2. Cette guerre opposait les indépendantistes ossètes et les Géorgiens. Au terme de ce conflit, un cessez-le-feu intervint, qui instituait une force de maintien de la paix composée de troupes de la Communauté des États indépendants dirigées par la Fédération de Russie.
Après son accession au pouvoir en Géorgie, en 2002, Mikheil Saakashvili, qui avait fait ses études aux États-Unis, et qui souhaitait faire adhérer son pays à l’Union européenne et à l’OTAN, milita pour la réintégration de l’Ossétie du sud dans la Géorgie. Les Ossètes indépendantistes, forts de deux référendums, s’y opposaient, réclamant leur réunification avec l’Ossétie du nord. Après plusieurs jours d’accrochages frontaliers, la guerre éclata dans la nuit du 7 au 8 août 2008, faisant 18 morts parmi les forces du maintien de la paix à prépondérance russe et 162 victimes sud-ossètes. Les Géorgiens et les Ossètes s’accusèrent mutuellement d’avoir déclenché les hostilités.
Les Russes prirent rapidement l’avantage sur les Géorgiens, qui bénéficiaient pourtant d’appuis américains et israéliens, et, le 26 août, la Fédération de Russie reconnut officiellement l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie voisine, également sécessionniste de la Géorgie.
Entre-temps, les médias occidentaux s’étaient déchaînés contre l’expansionnisme russe fauteur de guerre. Toutefois, ces accusations s’atténuèrent quelque peu après un an lorsque parut, le 30 septembre 2009, le Rapport de la Commission d’experts et de diplomates dirigée par l’ambassadrice suisse Heidi Tagliavini, désignée par l’Union européenne. Ce rapport établissait que c’était la Géorgie qui avait pris l’initiative des hostilités.
Les discours occidentaux sur la Russie souvent accusée d’expansionnisme comportent presque tous un non-dit hautement significatif, que Guy Mettan formule comme suit : … « On s’efforce d’oublier que la Russie fut le seul empire dans l’histoire humaine à se débarrasser de ses nations dominées sans leur faire la guerre. En quelques mois, en 1991, quinze pays se sont retrouvés libres et indépendants. Qui a fait mieux ? » [9] Certes, dans son histoire, la Russie a pratiqué l’expansionnisme, puisqu’elle s’est progressivement étendue jusqu’à l’Alaska, vendue aux États-Unis en 1867. Mais de nos jours, ce n’est pas la Russie qui s’est étendue, mais l’Union européenne et l’OTAN. Cette dernière englobe à présent pratiquement tous les pays qui avaient été membres du Pacte de Varsovie, ainsi que plusieurs pays qui faisaient partie de l’URSS, mais pas encore l’Ukraine et la Géorgie.
Les jeux olympiques de Sotchi. (2014)
Le dénigrement de la Russie atteignit un paroxysme à la veille des jeux olympiques d’hiver de Sotchi le 6 février 2014. Les médias européens insistaient surtout sur le gaspillage et la corruption liés à l’énormité des dépenses consenties, tandis que les médias américains s’en prenaient à la “répression” des homosexuels russes ensuite de l’adoption par la Douma, à la fin de 2013, d’une loi condamnant la propagande homosexuelle auprès des enfants mineurs. [10]
Nonobstant ces outrances, les jeux de Sotchi furent incontestablement un succès.
Parmi les rares journalistes occidentaux à s’opposer à cette déferlante russophobique, Stephen F. Cohen publia dans The Nation un article qui conclut: « Le résultat est qu’aujourd’hui les médias américains sont moins objectifs sur la Russie, moins équilibrés, plus conformistes et à peine moins idéologiques qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils couvraient l’Union soviétique pendant la guerre froide. » Ce journaliste dissident était un spécialiste des affaires soviétiques puis russes à l’Université de New York et ancien conseiller du président George Bush Senior. [11]
Cette crise fait l’objet d’un chapitre entier qui porte en sous-titre “Un manque de questionnement sidérant”.
Le ton est donné dès la première page de ce chapitre par le passage suivant :
- « Pourquoi ? Pourquoi, dès qu’il s’agit de Russie, la presse occidentale manque-t-elle à ce point d’objectivité ? Comment expliquer ces réflexes de dénigrement aussi pavloviens ? Pourquoi les valeurs qui faisaient l’honneur du journalisme, la recherche de la vérité, le souci de comprendre, la volonté de savoir, la confrontation des points de vue, l’empathie, le respect, sont-elles jetées par-dessus bord dès que les mots de Russie et Poutine sont prononcés ? » [12]
L’auteur se garde de prendre position sur tous les aspects de cette crise, trop récente pour que l’on puisse établir les responsabilités des uns et des autres, d’autant que les faits sont loin d’être établis, contrairement à ce qu’affirment presque tous les médias occidentaux, comme ils s’étaient empressés de le faire lors de la deuxième guerre d’Ossétie. Guy Mettan se contente de poser des questions que les journalistes occidentaux n’ont guère soulevées alors qu’elles font problème.
Pourquoi la presse occidentale a-t-elle à peine commenté la décision prise par le nouveau pouvoir ukrainien, en février 2014, d’interdire la langue russe dans les parties russophones du pays ? « N’est-ce pas cette décision qui a pourtant provoqué le schisme de la Crimée et du Donbass ? » [13]
Ayant presque unanimement présenté les événements de la place Maïdan comme un mouvement spontané de révolte populaire contre l’autoritarisme et la russophilie du président Ianoukovitch, ces journalistes n’ont presque jamais évoqué la déclaration de Victoria Nuland, datant de décembre 2013, selon laquelle les États-Unis auraient investi, depuis 1991, dans l’opposition ukrainienne, plus de 5 milliards de dollars pour aider l’Ukraine à réaliser « l’avenir qu’elle mérite ». [14]
Emanant de la Secrétaire d’État adjointe des États-Unis chargée de l’Europe, ces propos n’auraient-ils pas dû susciter la curiosité des journalistes rendant compte des événements d’Ukraine ? D’autant que « Victoria Nuland est l’épouse de Robert Kagan, l’un des chefs de file des néoconservateurs, ultra sioniste et antirusse acharné, cofondateur avec l’ancien conseiller de George W. Bush, William Kristol, du think tank Project for a New American Century (PNAC devenu en 2010 le Foreign Policy Initiative, FPI), qui a convaincu l’administration états-unienne de lancer les guerres d’Afghanistan et d’Irak, et qui a été la cheville ouvrière américaine de la Lettre des 115 contre Poutine en 2004. » [15]
Les médias occidentaux ont imputé aux policiers anti-émeute du gouvernement Ianoukovitch les tirs qui ont tué plus de 8o manifestants sur la place Maïdan à la mi-février 2014 et assuré le succès du putsch. Depuis lors, toutefois, des témoignages sont venus infirmer cette imputation. Comment se fait-il qu’ils n’aient guère intéressé les journalistes ?
Le 2 mai 2014, à Odessa, 40 militants prorusses ont péri dans l’incendie volontaire du bâtiment dans lequel ils s’étaient réfugiés. Depuis lors aussi, des témoignages sont intervenus qui en attribuent la responsabilité à des miliciens d’extrême d’extrême-droite favorables au nouveau régime. Pourquoi les journalistes occidentaux, qui avaient couvert, pendant des mois, les manifestations de Maïdan, n’ont-ils guère rendu compte de cet événement ?
Quelques jours avant le référendum du 16 mars 2014 organisé par les autorités de la Crimée, avec le soutien de la Russie, la Maison blanche avait annoncé que « le référendum proposé sur l’avenir de la Crimée violait la constitution ukrainienne et le droit international ». La presse occidentale endossa presque à l’unisson cette prise de position, ainsi que son corollaire, la prétendue “annexion” de la Crimée par la Russie, et considéra comme négligeable le fait que ce référendum plébiscitât le rattachement de la Crimée à la Russie. Seule une revue suisse rappela que ce référendum de mars 2014 confirmait les résultats du référendum que les Criméens avaient organisé en 1991, lors de l’éclatement de l’Union soviétique. [16]
Dès l’annonce du crash du vol MH17 de la Malaysian Airlines au-dessus du territoire de l’Ukraine oriental, le 17 juillet 2014, « le président Obama et le Secrétaire d’État John Kerry ont pointé du doigt la Russie. Sans aucune preuve. » Et, dans son immense majorité, la presse occidentale mit en accusation la Russie ou les séparatistes ukrainiens pro-russes.
Il y a plus grave. « À aucun moment, la presse occidentale, pourtant si attentive aux droits de l’homme lorsqu’ils concernent une Pussy Riot ou le blogueur d’opposition russe Alexei Navalny, n’a relevé que le bombardement des populations civiles de Donetsk ou de Lougansk par l’armée ukrainienne violait les conventions de Genève et relevait du crime de guerre. » [17]
Si la russophobie affecte l’immense majorité des médias occidentaux, elle atteint des proportions extrêmes dans certains journaux. « En six mois, le journal suisse Le Temps a annoncé pas moins de 36 fois, en gros, en petits ou en moyens caractères, une invasion russe dans le Donbass. » [18]
Pourquoi tant de partialité et pareille absence de questionnements ? Guy Mettan cite les controverses qui ont surgi en Allemagne lors de la mise en cause des pressions exercées par l’OTAN sur la presse, mise en cause qui a été confirmée par une étude de l’Institut allemand du journalisme. [19] Puis il avance l’explication suivante :
- « Les médias n’ont jamais été indépendants et les journalistes savent que l’objectivité n’existe que dans les manuels d’éthique. Mais, depuis quinze ans, la crise des médias traditionnels, suite à l’effondrement des recettes publicitaires et à l’émergence des médias sociaux, a gravement obéré le souci de vérité. Le sujet est tabou chez les journalistes. Car la peur de perdre son poste, de froisser les annonceurs et de se voir privé du soutien des pouvoirs publics est devenue une raison de balayer la curiosité et de se conformer aux attentes présumées des pouvoirs politiques ou économiques.
- « On pourrait beaucoup mieux pardonner ces partis pris et ces manquements si la presse occidentale n’était pas outrageusement donneuse de leçons. Passe encore que nous soyons faibles et partisans, mais alors de quel droit décrétons-nous que les journalistes de Pékin et de Moscou sont vendus aux pouvoirs en place et que ceux d’Al Jazeera, de Cuba ou du Vénézuéla font de la propagande au lieu d’informer ? » [20]
Comme nous l’avons déjà indiqué en tête de ce compte rendu, la deuxième partie du livre de Guy Mettan est de loin la plus longue. Il a fallu à Guy Mettan une grande audace pour se plonger dans l’histoire de la politique et de la théologie de Byzance dans le premier millénaire ainsi que dans celle de Pépin le Bref, de Charlemagne et de la papauté de l’époque pour y retracer les prémices de ce qui deviendra, dans le deuxième millénaire la russophobie. Il s’appuie, dans cette entreprise, sur les ouvrages de plusieurs spécialistes qui figurent dans sa bibliographie. Bien que cette partie du livre de Guy Mettan se lise comme un roman policier, nous nous contenterons d’en résumer ci-après les articulations principales, étant donné l’éloignement temporel des évolutions analysées.
Qu’il nous soit permis d’émettre, toutefois, une remarque critique sur le titre : Le mot “guerre” nous paraît contestable : il eût mieux valu, nous semble-t-il, opter pour un titre comme « Mille ans d’hostilité ».
Après la chute, en 476, de l’Empire romain d’Occident, c’est l’Empire romain d’orient de Byzance qui prit le relais. Alors que Rome tombait en ruine et perdait les neuf neuf-dixièmes de ses habitants, Byzance affirmait sa puissance et abritait, jusqu’en 1200, les débats des savants et théologiens de la chrétienté.
À l’époque, « l’Église primitive reconnaît l’autorité du pape, mais comme celle d’un primus inter pares , selon la formule de Saint Pierre. Le pape n’a pas le pouvoir de décider seul mais seulement de convoquer et de présider les conciles. Sur le plan institutionnel, l’Église est organisée en patriarcats, sous l’égide de cinq patriarches (Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Constantinople et Rome) égaux en droit et dont les professions de foi doivent être agréées par les autres pour qu’ils puissent exercer pleinement leur magistère. » [21]
Une divergence apparut très tôt dans le libellé du credo tel que formulé par le Concile de Nicée en 325. Pour les uns, le Saint Esprit procéderait du Père, pour les autres, il procéderait du Père et du Fils (Filioque). Cette divergence devint progressivement une dissension, les orthodoxes s’en tenant à la première formulation, les catholiques à la seconde.
C’est sous Charlemagne que l’Église d’occident paraît avoir opté pour cette seconde formulation. Par la suite, la papauté invoqua la prétendue Donation de Constantin, qui accordait au pape la primauté sur les Églises d’orient. « La vérité sur ce faux document ne fut révélée qu’en 1430, cinq siècles après qu’il eut déployé tous ses effets. En 1054, selon la tradition retenue en Occident, le schisme fut consommé et les deux chrétientés, comme les deux empires, évoluèrent séparément. » [22]
- « La poussière des siècles et l’épaisseur des préjugés aidant - écrit Guy Mettan - les historiographes et l’Occident tout entier se sont mis à parler du “grand schisme d’Orient”, alors que, d’évidence, il aurait fallu parler du grand schisme d’Occident. La mystification a si bien réussi que les catholiques romains et les Occidentaux athées sont désormais convaincus que c’est l’Église d’Orient qui a fait sécession, alors qu’il s’agit bien de l’inverse. Aujourd’hui encore, la tromperie opère et très peu d’historiens occidentaux, Steven Runciman mis à part, et encore moins l’Église romaine, se sont attachés à rétablir la vérité historique.
- « Le fait que l’Empire byzantin était en train de s’affaiblir, alors que les royaumes européens étaient au contraire en pleine ascension, a également joué en défaveur des Orientaux. Les vaincus n’ont pas, ou plus, d’histoire. Mais le schisme et le travestissement de l’histoire ont ouvert des plaies qui continuent à empoisonner l’Europe comme on peut le constater avec les tensions entre l’Occident et la Russie. » [23]
Après deux siècles de domination mongole, la Russie, qui s’était d’abord constituée autour de Kiev, se reconstitua autour de Moscou dès le XIVe siècle. Et, après la chute de Constantinople en 1453, le souverain russe se considéra d’emblée comme successeur de l’Empire romain d’Orient, il prit le titre de Czar, contraction de César, et Moscou se présenta comme la troisième Rome, en écho au Saint Empire de la nation germanique.
Telles sont, très résumées, les évolutions et les dissensions théologiques, ecclésiales et politiques qui servirent de terreau à la russophobie moderne et contemporaine qui toutefois se para d’argumentaires différents selon les pays, comme nous l’allons voir.
La russophobie française
et le mythe du despotisme oriental
Guy Mettan consacre une quarantaine de pages à retracer la genèse et l’évolution de la russophobie française. Nous n’en retiendrons ici que les contributions les plus marquantes.
L’une d’entre elles est due à Napoléon qui, à la veille d’engager la Grande Armée dans la campagne de Russie, chargea un dénommé Charles-Louis Lesur d’écrire un livre de propagande contre la Russie, qui parut en 1812 sous le titre Des progrès de la puissance russe depuis ses origines jusqu’au XIXe siècle. Cet ouvrage, qui connut nombre de rééditions et de traductions, eut un immense succès. Il commente sur 500 pages un prétendu testament expansionniste de Pierre le Grand, long de deux pages. L’auteur préconisait la mise en quarantaine de la Russie. Ce n’est qu’en 1879 que ce prétendu testament fut démontré être un faux, mais la découverte de la supercherie ne nuisit pas au succès des idées de Lesur.
Si Voltaire et les partisans du despotisme éclairé eurent de la sympathie pour la Russie, Montesquieu et Tocqueville la tiendront comme un contre-modèle politique du fait de son “despotisme oriental”.
Selon Guy Mettan, « l’apogée de la russophobie française sera atteint en 1843 avec la publication des notes de voyage d’Astolphe de Custine, La Russie en 1839 ». Selon lui, « seule une conversion de la Russie au catholicisme pourrait implanter dans l’empire des tsars la réalité d’une civilisation européenne ». [24]
La russophobie anglaise
ou l’obsession de l’empire
Guy Mettan lui consacre aussi une quarantaine de pages, que nous résumons sommairement.
De russophile au temps de Napoléon, la Grande-Bretagne devint russophobe sitôt Napoléon vaincu par la Russie.
Contrairement à la russophobie française, l’anglaise n’est pas d’origine religieuse, philosophique ou anti-despotique, mais obéit à une obsession géopolitique, car l’Angleterre se heurtait à la Russie tant en Europe (Pologne, Question d’Orient) qu’en Asie centrale où, pour contrer l’expansion russe, le Royaume-Uni déclencha deux guerres préventives en Afghanistan pour assurer la protection des Indes britanniques.
C’est ce que l’on appela le Grand Jeu. La guerre de Crimée fut le seul affrontement militaire des impérialismes anglais et russe. Cette première guerre moderne de l’histoire, du fait des nouvelles armes utilisées, des bateaux à vapeur, des chemins de fer et du rôle de la presse, tourna à l’avantage des Anglais et de leurs alliés français, mais au prix de lourdes pertes.
- « En conclusion – écrit Guy Mettan – on peut affirmer que la russophobie anglaise n’atteint pas les hauteurs doctrinales de la russophobie française, mais qu’elle compense largement ce handicap par une efficacité, une imagination et une créativité débordantes. Loin de se confiner aux cercles intellectuels, elle s’empare de la grande presse, de la caricature et du roman, deux techniques très populaires, et poussera très loin l’art du soft power. » [25]
La russophobie allemande :
du Lebensraum à l’ostracisme mémoriel
Guy Mettan lui consacre plus de cinquante pages, qui brossent un tableau de l’évolution des idées et des mentalités allemandes sur plus de deux siècles. Comme ce chapitre est particulièrement important dans la démonstration de l’auteur, nous lui accorderons plus de place qu’aux chapitres précédents et nous multiplierons les citations.
Tout commence avec la vision romantique de la germanité des auteurs comme Lessing, Herder, Goethe, Schiller et Hölderlin, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, qui sont tous antérieurs à la nation allemande. Celle-ci naîtra en janvier 1871 après que la Prusse de Bismarck eut vaincu l’Autriche à Sadowa en 1866 et obtenu d’elle qu’elle abandonnât la couronne du Saint Empire romain germanique, puis qu’elle eut battu la France de Napoléon III à Sedan, ce qui lui permit d’annexer la plus grande partie de l’Alsace et de la Lorraine. À cette date, Guillaume 1er de Prusse prit le titre de Kaiser (César). Commence alors une période d’industrialisation accélérée qui suscita une préoccupation croissante pour l’espace vital (Lebensraum) puis une résurgence des visées annexionnistes médiévales sur l’Europe de l’est (Drang nach Osten).
Friedrich Meinecke (1862-1954), l’un des principaux contributeurs de la notion de germanité (Deutschtum), dans un livre à succès paru en 1908, parlait de la « bestialité des slaves ». L’impérialisme allemand instrumentalisa la peur du panslavisme naissant pour présenter la Russie comme un agresseur potentiel, ce qui prépara l’opinion allemande à l’idée qu’une guerre avec elle était inévitable. [26]
- « En 1914, l’Allemagne, devenue très russophobe (mais aussi très antibritannique et antifrançaise, quoique de façon différente, car ces deux pays sont placés sur le même niveau culturel que l’Allemagne) reste un pays humaniste. La supériorité de la culture ne s’est pas encore muée en supériorité de la race. L’Allemagne légitime ses ambitions par la culture, à l’instar de la France et de la Grande-Bretagne qui justifiaient les leurs par la “mission civilisatrice” qu’elles prétendaient remplir dans leurs colonies. » [27]
On connaît la suite, le désastre de la Ière Première Guerre mondiale, la honte de la défaite, la misère de la Grande dépression, puis l’accession au pouvoir de Hitler. Le nazisme tenait les Russes et tous les slaves comme des races inférieures ne valant guère mieux que les Juifs et les Noirs.
Après le désastre de la IIe Seconde Guerre mondiale, à la faveur de la guerre froide et de la conversion des Allemands à la démocratie, une manière de révisionnisme s’est installée tant en Allemagne que dans les pays occidentaux à l’effet devisant à gommer la contribution de l’URSS, et donc des Russes, à la Victoire.
L’initiateur en fut l’historien allemand Ernst Nolte qui, dans son ouvrage de 1989, Der europäische Bürgerkrieg 1917–1945. Nationalsozialismus und Bolschewismus (La Guerre civile européenne 1917-1945 : national-socialisme et bolchévisme). Sa thèse consiste à voir dans le nazisme une réaction tant au bolchévisme qu’à la démocratie, à relativiser les crimes nazis au regard de ceux commis par les Soviétiques, et finalement à présenter les soldats allemands du front de l’est comme « des défenseurs de l’Europe contre les hordes asiatiques ». Si les idées de Nolte ont reçu le soutien de plusieurs historiens, dont François Furet, elles ont aussi été critiquées par Jürgen Habermas et l’Ecole de Francfort, suscitant une grande controverse connue sous le nom de Historikerstreit, de querelle des historiens.
Les pays est-européens issus du bloc soviétique se sont emparés des thèses de Nolte pour se présenter comme des victimes de l’URSS et donc des Russes. « Cette tendance à réécrire l’histoire pour en évincer la Russie est si lourde que, le 27 janvier 2015, alors qu’on célébrait le 70eanniversaire 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, la Pologne n’a même pas jugé utile d’inviter le président Poutine aux commémorations. Son ministre des Affaires étrangères, Grzegorz Schetyna, a même eu le culot d’affirmer que le camp d’Auschwitz avait été libéré par « des troupes ukrainiennes ». Le révisionnisme s’est installé au sommet de l’État polonais, sans qu’aucun des chefs d’État européens présents aux commémorations n’y trouve quoi que ce soit à redire. » [28]
Pour disqualifier le rôle des Soviétiques dans la chute du nazisme, on tait le fait que, si le débarquement de Normandie a réussi, « c’est d’abord grâce au sacrifice de dizaines de milliers de soldats de Joukov qui menaient une offensive sur le front de l’est (opération Bagration) pour fixer les troupes allemandes et empêcher la Wehrmacht de transférer ses blindés en France ». [29]
Pour Guy Mettan, on se trouve en présence d’un ostracisme mémoriel redoutablement efficace :
- « De nombreux historiens occidentaux d’aujourd’hui se comportent exactement de la même manière que les théologiens du pape il y a mille ans : à force de réécrire l’histoire, de s’appuyer sur des documents discutables et d’« oublier » les documents gênants, ils ont pu réécrire l’histoire en effaçant la Russie de la mémoire européenne, comme les théologiens l’avaient fait avec Byzance six cents ans auparavant. Ne reste plus, ensuite, qu’à faire porter la responsabilité aux Orientaux. Si elle réussit, avec l’oubli du temps et la mort des témoins, la manœuvre atteindra le même but : évincer le souvenir de la Russie comme libératrice du nazisme pour installer à sa place le mythe d’une libération atlantiste de l’Europe. Et faire porter la responsabilité des guerres mondiales sur la Russie comme on a mis celle du Grand Schisme sur Byzance. » [30]
Oubliés aussi les 26 millions de morts soviétiques, dont 14 millions de morts russes. [31]
Et Guy Mettan de conclure son chapitre sur la russophobie allemande de façon délibérément provocante :
- « Voilà comment, du jour au lendemain, l’Europe s’est réveillée à l’heure allemande, sans réaliser ce qui lui est arrivé. Voilà comment, en moins d’un quart de siècle, sans coup férir et sous les applaudissements du public, l’Allemagne vient de gagner la Première et la Deuxième Guerre mondiales. » [32]
Le La russophobie américaine
ou la dictature de la liberté
Le titre de ce chapitre peut paraître paradoxal. Mais le lecteur comprend vite qu’il s’agit, en fait, de la liberté économique ou de la dérégulation, et non point de la liberté au sens politique et humaniste. La russophobie américaine consacre une manière de synthèse des russophobies française, anglaise et allemande. L’auteur y développe sur une cinquantaine de pages l’histoire et l’évolution des doctrines géopolitiques américaines et des événements qui déboucheront sur la russophobie américaine laquelle éclatera au lendemain de la IIe Seconde Guerre mondiale. Compte tenu de son actualité, nous lui consacrerons ci-après une place relativement importante.
Parmi les initiateurs intellectuels de l’impérialisme américain, figurent deux stratèges globaux, le Britannique Mackinder et l’Américain Spykman, qui inspireront George Kennan, directeur des Affaires politiques au Département d’État, auteur d’un article célèbre publié en 1947. Cet article préconisait le “containment”, l’endiguement, de la puissance soviétique. Car c’est avec l’identification de la Russie et de l’Union soviétique au “péril rouge” que naît, avec la guerre froide, la russophobie américaine.
En 1975, les Accords d’Helsinki, d’où procédera l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), donneront aux États-Unis l’occasion de renouveler la propagande antisoviétique en l’axant sur la lutte en faveur des droits de l’Homme. Washington suscitera des organisations non gouvernementales (ONG), telles que Helsinki Watch et Human Rights Watch, qui exerceront une surveillance permanente sur l’URSS et les États du bloc soviétique, puis sur la Russie et les États qui lui resteront proches après 1991.
Mais, après l’implosion de l’URSS, deux personnalités publiques spécialistes des relations internationales tiendront un rôle tout particulier dans l’hostilité de la politique américaine envers la Russie jusqu’à nos jours, à savoir Zbigniew Brzezinski et Joseph Nye.
D’origine polonaise et très proche des nationalistes baltes antirusses, Brzezinski a été conseiller à la sécurité nationale du président des États-Unis Jimmy Carter, de 1977 à1981, et il a conservé une influence sur la politique étrangère des États-Unis jusqu’à présent. Auteur de plusieurs livres théorisant l’hégémonisme des États-Unis, il militera pour l’extension de l’OTAN à l’est, notamment en Ukraine, et pour le démembrement de la Russie :
- « Une Russie décentralisée aurait moins de visées impérialistes. Une confédération russe plus ouverte, qui comprendrait une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême orientale, aurait plus de facilités à développer des liens économiques étroits avec l’Europe, les nouveaux États de l’Asie centrale et l’Orient, ce qui accélérerait également son propre développement. Chacune de ces trois entités serait également plus apte à explorer le potentiel créatif local, étouffé pendant des siècles par la lourde bureaucratie de Moscou. » [33]
Joseph Nye fut adjoint au sous-secrétaire d’État dans l’administration Carter et il occupa le poste de secrétaire adjoint à la Défense sous dans l’administration Clinton (1994–-1995). « Aujourd’hui professeur à la Kennedy School of Government de l’Université de Harvard, Nye est considéré comme l’un des plus éminents penseurs libéraux de la politique étrangère, son collègue Samuel P. Huntington occupant le bastion conservateur. » [34] Son apport principal à la politique étrangère des États-Unis, et donc à la russophobie américaine, est son insistance sur la capacité des États-Unis à séduire et à persuader les autres États et l’opinion publique, capacité qu’on appelle de nos jours le soft power, sans avoir à recourir aux moyens de contrainte militaire, le hard power.
Les agents de du soft power américaine sont les think tanks, ces cercles de réflexions et d’experts « qui ne cessent de proliférer à travers toutes sortes de fondations aux noms ronflants » et « fournissent la matière première qui alimente les médias sur les sujets chauds du moment. »
En sont également les organisations non gouvernementales (ONG) qui se sont multipliées et constituent désormais le gros des effectifs d’une société civile en pleine conquête de l’espace médiatique, des enceintes onusiennes et autres organisations internationales multilatérales telles que le Conseil de sécurité à New York et le Conseil des droits de l’Homme à Genève.
- « Cette société civile, depuis que Kofi Annan lui a ouvert généreusement l’accès à l’ONU, porte très bien son nom. Il s’agit du bras civil qui complète le bras armé de la puissance américaine puisque ces organisations sont souvent dirigées par des Américains et financées par des gouvernements occidentaux via un réseau souvent très opaque de fondations privées, dont la Fondation Open Society du milliardaire hongro-américain George Soros est l’une des plus connues. » [35]
Les acteurs politiques du lobby antirusse, qui agissent notamment au travers des think tanks et des ONG, sont au nombre de trois :
1.- Les faucons militaires qui veulent faire des États-Unis la puissance hégémonique et réduire la Russie à un État sujet ; ils s’expriment par le Wall Street Journal, et de l’Eurasia Daily Monitor, et se retrouvent dans le Center for Strategic and International Studies, les fondations Jamestown et Heritage, dans la Hoover Institution, le Hudson Institute et la Brookings Institution ; ils ne cessent de dénoncer les “ambitions impériales, le “chantage énergétique” et la “brutalité sauvage des Russes”.
2.- Les faucons libéraux, sont aussi agressifs contre la Russie que les militaires, mais s’en distinguent sur des questions de politique intérieure et sont souvent démocrates ; ils s’expriment dans le New York Times et le Washington Post et se retrouvent dans le Carnegie Endowment for International Peace, la Freedom House, le National Endowment for Democracy, le National Democratic Institute, la Fondation fondation de Soros ou le German Marshall Fund.
- « Plus à l’aise avec les mots qu’avec les armes, les milieux libéraux antirusses ont avant tout mobilisé les ressources du soft power contre Moscou en finançant notamment les nombreuses ONG créées pour l’occasion et destinées à provoquer des révolutions orange, comme celles qui ont eu lieu avec succès en Ukraine en 2004 et 2014, en Géorgie en 2004 et au Kirghistan en 2005. »
3.- Le clan des nationalistes est-européens, représentés par des Américain d’origine est-européenne, tels Madeleine Albright, George Soros et Zbigniew Brzezinski. [36]
Guy Mettan donne plusieurs exemples des interventions antirusses réussies des ONG auprès de l’opinion publique mondiale. Nous n’en signalerons ici qu’une seule, l’arrestation (pour “vol par escroquerie à grande échelle” et “évasion fiscale”, ce que ne précise pas Guy Mettan !) de l’oligarque Mikahail Khordorkovski, patron du groupe pétrolier russe Ioukos, en 2003.
- « Au début des années 2000, Khordokovski se rapproche de la famille Bush et du groupe Carlyle ainsi que des pétroliers américains : le groupe Ioukos noue des alliances avec les groupes américains Exxon Mobil et Chevron Texaco, qui étaient supposés racheter la majorité des parts de Ioukos en 2003.
- « La vente des parts de Ioukos à hauteur de 20 milliards de dollars aurait placé l’une des plus importantes sociétés russes d’exploitation des ressources naturelles sous le contrôle d’investisseurs américains. Sous l’influence de ses amis américains qui multiplient les articles dans les médias, Khordorkovski devient rapidement une icône de la liberté d’expression bafouée par le pouvoir russe. Des dizaines de milliers d’articles lui sont consacrés pendant les dix ans que durera sa détention, aux titres très explicites. » [37]
La troisième partie de l’ouvrage est divisée en deux chapitres, l’un consacré à la novlangue antirusse, l’autre à la fabrication du méchant et au mythe de l’ours féroce.
Le terme de “novlangue” est emprunté à l’ouvrage de George Orwell, 1984. La propagande antirusse s’impose au moyen de “distorsions cognitives” peu visibles pour le profane, car elles sont façonnées par des professionnels. « Les dizaines de spécialistes de la communication mis à la disposition du gouvernement ukrainien, aussitôt après l’éclatement du conflit, ont ainsi très bien réussi à formuler la “novlangue” antirusse des médias occidentaux. » [38]
La première technique dans la constitution de cette “novlangue” réside dans le choix des mots. Ainsi, au lieu de parler de rebelles séparatistes, on dira “terroristes armés par les Russes” ; au lieu de parler du « retour de la Crimée au sein de la mère patrie russe », on dira « l’annexion de la Crimée par la Russie ». Ce sont des professionnels de la communication qui fabriquent les “éléments de langage”. [39]
La deuxième technique réside dans le choix des sources. « Pratiquement tous les experts cités sur la Russie, la tragédie de Beslan, les élections, la Tchétchénie, la guerre en Ukraine, les effets des sanctions, sont des gens qui travaillent pour des think tanks américains ou européens, des responsables d’ONG financés par des fonds américains ou européens des officiels du gouvernement ukrainien, des militaires affiliés à une officine de l’OTAN, élégamment masquée en Center for European Democracy and Security, Institute for Free Press Freedom and Human Rights, ou autre “Centre d’analyse pour la paix”. » [40]
La troisième technique réside dans un « recadrage abusif par une sélection arbitraire des faits, du point de départ ou des causes d’un événement ».
- « Un des grands classiques consiste à fixer une date de démarrage des événements qui favorise un camp plutôt qu’un autre : le procédé est généralement sans péril car le choix d’une date de départ prête toujours à controverse. Prenons le cas de l’Ukraine. Toutes celles et tous ceux qui ont suivi le déroulement des événements auront été frappés par l’habitude que les grands médias antirusses ont prise de dater le conflit ukrainien de mars 2014, soit de la période où “l’annexion” de la Crimée, comme ils l’appellent, a eu lieu. Les manifestations de Maïdan ont quasiment disparu de la datation de la crise pour la simple raison que faire remonter la crise de la Crimée ou du Donbass au mois de février obligerait à rappeler que le nouveau régime de Kiev est issu d’un coup d’État imposé par la rue et que la première décision prise par les putschistes a été d’abolir l’enseignement de la langue russe en Ukraine, pourtant parlée par 45% des Ukrainiens. Tandis qu’en faisant remonter la crise à l’annexion de la Crimée par la Russie, on pointe du doigt la seule et unique responsabilité de la Russie dans l’éclatement de la crise. » [41]
Une autre technique consiste à imposer la dichotomie entre “nous” et “eux”, suggérant insidieusement une distorsion affective et une répulsion subliminale…
Dans le même chapitre, l’auteur examine un « nouvel avatar du soft power, la théorie du gardien de brebis, c’est-à-dire de se tenir à l’arrière du troupeau, et non à l’avant pour le guider ».
- « L’expression a été employée au printemps 2011 par un conseiller de Barack Obama à propos de sa stratégie de bombardement de la Libye. En laissant faire les Européens, il a pu obtenir l’aval du Conseil de sécurité sans brusquer la Russie et la Chine, ce que Clinton et Bush n’avaient pas réussi lors du bombardement de la Serbie en 1999 et de l’invasion de l’Irak en 2003. » [42]
L’auteur évoque enfin les références religieuses récurrentes dans le discours américain de politique internationale. « Ce messianisme fondé à la fois sur la foi en Dieu et la puissance du dollar est à la base du soft power américain et de la force d’attraction inégalée des États-Unis. Il procure à ceux qui le propagent, missionnaires d’ONG promouvant l’évangile démocratique ou apôtres de la finance prêchant la libre circulation du capital, la force de la sincérité. Les Américains croient ce qu’ils disent et ont foi dans ce qu’ils font. Ils se sentent donc habilités à convertir les schismatiques et à brûler les hérétiques sous le napalm, avec le même inébranlable enthousiasme que les moines de l’Inquisition espagnole mettaient à convertir les Juifs, les musulmans et autres païens lors de la Reconquête espagnole et de la Conquête sud-américaine. » [43]
La fabrication du méchant
et le mythe de l’ours féroce
La fabrication du méchant est une pratique fort ancienne, puisqu’elle apparaît déjà dans les sociétés primitives. Elle est toujours d’actualité. Saddam Hussein, qui avait été choyé par les Américains lorsqu’il attaqua l’Iran de l’ayatollah Khomeiny en 1980, est « soudain devenu l’homme à abattre lorsqu’il chercha, en 1991, à récupérer le Koweït, émirat pétrolier créé de toutes pièces par le colonialisme anglais sur un territoire arraché de force à l’Irak historique en 1914. Il a fini pendu en 2014 après avoir perdu la guerre que les services américains lui avaient livrée sous prétexte d’armes de destruction massive qui n’avaient jamais existé. » [44]
La diabolisation de Poutine a commencé il y a quinze ans et elle a donné lieu à quantité de livres accusateurs, davantage d’articles et de caricatures et des centaines de couvertures de magazines plus sinistres les unes que les autres, comme l’auteur invite ses lecteurs à le constater sur la Toile sous la rubrique Putin covers. Mais cette diabolisation comporte son revers. « Les titres, les photomontages, la violence des accusations sont si excessifs qu’ils finissent par faire effet contraire : à force de constater tant d’injustice dans la présentation du personnage, on doit faire un effort pour ne pas se prendre de sympathie pour lui. Une telle diabolisation fascine et finit par vous rendre le diable sympathique ! » [45]
Cette diabolisation s’inscrit dans un grand récit russophobe infiniment complexe, et même dans un métarécit, comme disent les analystes du langage. Sa finalité est de délégitimer Poutine dans l’opinion publique.
- « De fait, le métarécit, en englobant divers mythes, cherche à transformer la situation présente. Il a donc une fonction essentiellement politique. Mais pour ce faire, le métarécit doit aussi transformer le passé. Ce qui explique pourquoi le discours russophobe dominant est si avide de réécrire l’histoire. L’ostracisme mémoriel évoqué plus haut a pour mission essentielle d’effacer le rôle historique de la Russie en Europe afin de faire place nette à la mythologie postmoderne d’une Europe unie et atlantiste autour d’un axe Varsovie-Berlin-Bruxelles-Paris-Londres-Washington.
- « Il s’agit, comme au temps de Charlemagne et des premiers empereurs romains germaniques appuyés par les théologiens du pape, d’effacer Moscou de la conscience européenne, comme on l’avait fait avec Byzance. L’unité et l’avenir de l’Occident sont à ce prix. C’est en tout cas ce qu’estiment les théologiens postmodernes qui sont en train de construire le mythe de l’union euro-atlantique en lui opposant le mythe de l’ours russe menaçant. » [46]
Guy Mettan conteste les imputations malveillantes faites à la Russie, en rappelant que c’est un pays à la “géographie extravagante” qui s’étend sur onze fuseaux horaires, ce qui n’est pas sans conséquences sur le poids de l’État fédéral. D’où de fréquents malentendus. « Pour un libéral occidental, l’absence d’État est un rêve. Pour un Russe, c’est un cauchemar. » [47]
La conclusion est intitulée “L’Occident et le miroir russe, esquisse d’un contre-mythe”.
Dans sa conclusion, Guy Mettan rappelle l’objectif qu’il a poursuivi en écrivant son ouvrage et précise ce qui l’anime :
- « Il faut changer le discours, le faire évoluer loin du mensonge originel et insister sur le fait que dans un schisme, comme dans un divorce, on est deux et que les responsabilités sont partagées. A défaut d’une réconciliation, ce serait déjà un premier pas.
- « Dans un second temps, il n’est pas exclu qu’une génération neuve, dotée d’un esprit de finesse plutôt que d’un esprit de géométrie borné, comme dirait Pascal, renonce à se définir contre l’Autre, mais avec lui. Comme l’ont fait les Allemands et les Français dans les années 1950.
- « Inclure, réinclure sur un pied d’égalité la Russie en Europe, n’est-ce pas là le vrai sens des valeurs que les Lumières françaises et anglaises avaient proclamées en au XVIIIe siècle, avant que les ambitions impérialistes et la volonté de dominer ne les pervertissent. ? » [48]
Et la conclusion s’achève sur une parabole.
Nous tenons cet ouvrage pour une contribution exceptionnellement importante à la démystification des relations internationales. Aussi espérons-nous qu’il sera traduit en anglais et dans bien d’autres langues.
Ivo Rens – Genève, 18 juin 2015
Source : zevenger.wordpress.com.
[1] Guy Mettan, Russie-Occident. Une guerre de mille ans. La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne. Pourquoi nous aimons tant détester la Russie. Editions des Syrtes, Genève, 2015.
[2] Ibidem, p. 15.
[3] Ibidem, p. 20.
[4] Ibidem, p. 14.
[5] Ibidem, p. 51.
[6] Ibidem, p. 53.
[7] Ibidem, p. 56.
[8] Ibidem, pp. 63 et 65.
[9] Ibidem, p. 30.
[10] Ibidem, pp. 80, 81.
[11] Ibidem, pp. 85, 86.
[12] Ibidem, p. 89.
[13] Ibidem, p 46.
[14] Ibidem, p 95.
[15] Ibidem, pp. 95, 96.
[16] Ibidem, p. 99.
[17] Ibidem, pp. 100, 101.
[18] Ibidem, p. 102.
[19] Ibidem, p. 113.
[20] Ibidem, p. 114, 115.
[21] Ibidem, p. 142.
[22] Ibidem, p. 150.
[23] Ibidem, p. 158.
[24] Ibidem, pp. 212, 213.
[25] Ibidem, p. 268.
[26] Ibidem, pp. 287, 288.
[27] Ibidem, p. 290.
[28] Ibidem, pp. 305, 306.
[29] Ibidem, p. 304.
[30] Ibidem, pp. 317, 318.
[31] Ibidem, p. 312.
[32] Ibidem, p. 321.
[33] Ibidem,. p. 348.
[34] Ibidem, p. 350.
[35] Ibidem, pp. 355, 356.
[36] Ibidem, pp. 357, 358.
[37] Ibidem, p. 367.
[38] Ibidem, p. 380.
[39] Ibidem, pp. 379 et seq.
[40] Ibidem, p. 385.
[41] Ibidem, pp. 391, 392.
[42] Ibidem, pp. 412, 413.
[43] Ibidem, p. 416.
[44] Ibidem, pp. 423,424.
[45] Ibidem, p. 428.
[46] Ibidem, p. 421.
[47] Guy Mettan, op. cit. pp. 448, 449.
[48] Guy Mettan, op. cit. pp. 459, 460.
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