Source :
http://theatrum-belli.org/senat-debat-sur-la-prolongation-de-loperation-chammal-en-irak/
Auditions :
- du général (2s) Henri Bentégeat,
- du général de corps d’armée Didier Castres, sous-chef d’état-major « Opérations »,
- d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères,
- du général de division (2s) Vincent Desportes,
- du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian.
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La commission auditionne le général Henri Bentégeat (2S), ancien chef d’état-major des armées, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de l’article 35 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Nous préparons aujourd’hui le débat qui aura lieu en séance publique le 13 janvier prochain, conformément à l’article 35 de la Constitution, sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, par laquelle la France, en coordination avec ses alliés, apporte un appui aérien à l’armée irakienne contre le groupe Daech. Nous accueillons d’abord le général Henri Bentégeat, chef d’état-major des armées de 2002 à 2006 et président du Comité militaire de l’Union européenne de 2006 à 2009.
Nos troupes sont présentes sur de plus en plus de théâtres, mais avec de moins en moins de moyens. Les opérations extérieures (OPEX) récentes, dont Chammal, respectent-elles des critères précis tels que ceux du Livre blanc de 2008 ? La grille d’évaluation de l’engagement des forces armées à l’étranger de 2008 est-elle encore pertinente et, dans le cas contraire, quelles améliorations souhaiteriez-vous y apporter ? Compte tenu du poids budgétaire des Opex, pensez-vous comme certains que « nous n’avons plus les moyens de nos émotions » ?
Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées. – Les opérations Serval au Mali, devenue Barkhane, et Sangaris en République centrafricaine (RCA), répondent aux critères du Livre blanc de 2008 : la gravité de la menace ne faisait aucun doute au Mali comme en RCA, l’urgence ne permettait pas d’envisager une autre solution que des interventions militaires, leur légalité était certaine, elles sont menées en toute souveraineté et leurs objectifs sont clairs et transparents. Il est difficile de répondre sur le sixième critère, celui de l’adéquation des moyens : d’abord parce qu’un chef militaire demande toujours plus de moyens, c’est bien connu ; ensuite parce que tout dépend de la stratégie retenue. Les effectifs sont suffisants dans les deux cas car il est prévu de transférer plus tard les responsabilités à l’ONU, mais ils ne l’auraient pas été pour appliquer une autre stratégie.
La définition dans l’espace ne pose pas de problème : RCA, d’une part, et les cinq pays du Sahel avec lesquels nous avons des accords, d’autre part ; la définition dans le temps est moins précise : nos espoirs de solution politique ayant été déçus, il est légitime de ne pas quitter trop tôt les théâtres d’opérations. Les coûts ont été sous-évalués ; mais il était impossible de le prévoir concernant Barkhane, qui fut un sursaut, un « surge », comme disent les Américains. D’un point de vue militaire, ces opérations ont donné des résultats satisfaisants ; il aurait fallu plus d’effectifs à Sangaris, mais le pays est suffisamment stable pour programmer un transfert aux Nations unies.
L’opération Chammal répond à la menace certaine que constitue le califat, que ce soit pour protéger notre approvisionnement en énergie, à cause du développement des « combattants étrangers », comme les appelle Daech, parmi lesquels figurent de nombreux Français, pour la protection des minorités, notamment des chrétiens d’Orient, ou généralement pour lutter contre la barbarie, comme c’était le cas au Kosovo.
L’urgence était évidente : sans intervention, Bagdad tombait. L’alternative de laisser les pays de la région gérer la situation était irréaliste, compte tenu de leurs divisions, entre sunnites et chiites et même entre sunnites ; nous aurions pu laisser seuls les Américains et les Britanniques, au motif qu’ils sont en partie responsables de la situation…
Mme Nathalie Goulet. – En partie ?
Général Henri Bentégeat. – Au moins en partie. Mais nous agissons en réciprocité de l’aide américaine pour l’opération Barkhane et pour défendre les intérêts français, très importants dans la région.
La légalité internationale ? La résolution 2170 d’août dernier ne donne pas mandat d’intervenir, mais incite à agir ; et il y a surtout l’appel du gouvernement irakien.
La souveraineté nationale ? La France garde sa liberté d’action : elle ne frappe pas en Syrie et ses capacités de satellitaires et électroniques lui permettent d’avoir ses propres renseignements.
Quant à la légitimité démocratique, c’est à vous d’en juger !
Les objectifs sont transparents : rétablir un environnement de sécurité au Levant et enrayer le développement des « combattants étrangers ». Pour cela, nous devons réduire la capacité militaire de Daech pour permettre à l’armée irakienne de reprendre le contrôle de son territoire.
Le sixième critère est un fourre-tout ; le niveau des moyens est-il suffisant ? Le gouvernement a voulu que la France soit le premier contributeur après les États-Unis : si les Américains fournissent quatre fois plus que les quinze avions de combat français, ces derniers restent deux fois plus nombreux que les Britanniques. Ce choix a été fait pour peser sur les décisions de la coalition et renvoyer l’ascenseur aux Américains.
L’emploi de nos forces est maîtrisé : toutes les cibles de nos avions sont approuvées par le chef d’état-major. Juger la stratégie politique est au-delà de mes compétences, même si je connais la complexité de la situation.
La définition de l’opération est claire dans l’espace – l’Irak – mais plus difficile dans le temps. Les surcoûts sont limités grâce à l’emploi de forces pré-positionnées aux Emirats arabes unis et pour partie à Djibouti : d’après l’état-major des armées, ils ne seraient que de 20 millions d’euros en 2014 et 130 millions d’euros en 2015, ce qui est peu pour une intervention aérienne.
Les critères complémentaires du Livre blanc correspondent plutôt à des caractéristiques permanentes de nos troupes, non liées à une opération, et qui se vérifient : interopérabilité avec les alliés, sécurisation des flux logistiques, frappes non pas à distance de sécurité – cette notion liée à l’objectif du « zéro mort » est un peu dépassée – mais dans la profondeur, avec les missiles Scalp-EG. La protection de nos forces est assurée, puisqu’elles sont à l’extérieur de l’Irak. La maîtrise de l’informatique est difficile : internet permet à Daech de diffuser des consignes et de recruter et nul ne peut se prévaloir de le maîtriser. Mais nous pouvons constater beaucoup de progrès dans la coopération entre armée et services. Disposons-nous des moyens nécessaires ? Nos avions interviennent ; mais nos ravitailleurs en vol sont à bout de souffle, et nous dépendons des ravitailleurs américains. Chammal remplit donc les critères du Livre blanc.
La grille actuelle est exhaustive, et ses critères sont pertinents, à l’exception du sixième, ce fourre-tout, où, au milieu de facteurs techniques, figure la stratégie de règlement durable d’une crise… La grille complémentaire offre un inventaire trop général, mais pas pour autant complet : il y manque l’adéquation des moyens engagés au regard du terrain et des modes d’actions de l’adversaire ; la composante civile est traitée très elliptiquement. Je suis sans doute marqué par l’Union européenne, de ce point de vue ; car c’est par l’action civile que nous commencions notre réflexion : sanctions, moyens financiers notamment pour le développement, police, justice ou douanes…
Du strict point de vue militaire, les deux questions les plus importantes sont les suivantes. D’une part, l’autorité politique a-t-elle défini l’« end state », soit l’état final dans lequel il veut trouver la zone à la fin de l’opération ? C’est rare à l’Otan ou à l’Union européenne… D’autre part, y a-t-il une « exit strategy » : savons-nous comment nous sortirons de cette affaire ? Pour Sangaris et Barkhane, il est clair que c’est en passant la main à l’ONU ; pour Chammal, c’est plus compliqué.
Enfin, le Livre blanc ne prend qu’imparfaitement en compte les attentes de nos concitoyens : la guerre est-elle juste, au regard des critères présentés par le président Obama lors de la remise de son prix Nobel ; la cause est-elle juste ? Est-ce l’ultime recours ? Est-elle légitime et légale ? Est-elle proportionnelle ? A-t-elle des chances raisonnables de succès ?
Avons-nous « les moyens de nos émotions » ? La formule est jolie, à défaut d’être juste : car nous n’avons pas seulement des émotions, mais des intérêts à défendre et des responsabilités en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Le représentant permanent français me l’a toujours dit : la présence au Conseil de sécurité est un défi pour deux pays, la France et le Royaume-Uni, qui doivent démontrer tous les jours qu’ils y ont leur place.
Nous avons réduit nos capacités extérieures à travers les deux paliers de 2008 et 2013. Selon le dernier Livre blanc, nous ne pourrons aligner que 6 à 7 000 hommes, 12 avions de combat, une frégate, un bâtiment de projection et de commandement (BPC) et un sous-marin d’attaque, soit la moitié de nos capacités avant 2008. Le nombre de militaires en opérations n’a jamais été inférieur à 12 000 entre 2002 et 2006 ; aujourd’hui, nous sommes au-delà de ce qui est prévu dans le Livre blanc, avec 8 500 hommes, et 15 avions uniquement pour l’opération Chammal. Sommes-nous en surchauffe ? Seul le général de Villiers peut répondre. Le suremploi des forces – nous l’avons vu au Royaume-Uni – a deux conséquences : une faible disponibilité des équipements et une baisse du moral et du recrutement des forces ; au-delà d’un certain taux de temps en opération, la charge devient trop lourde et les rengagements diminuent. Je me suis rendu dans mon ancien régiment : les escadrons passent entre six et huit mois à l’extérieur ; aucune famille ne peut y résister. Avec Louvois en plus de tout, et malgré la baisse des effectifs, nous avons du mal à recruter.
Si les ressources militaires ne sont pas maintenues, un risque de trou capacitaire apparaîtra, en particulier concernant les hélicoptères et les ravitailleurs, mais aussi la protection des forces : les véhicules avant blindés, en service depuis plus de quarante ans, sont à bout de souffle. Le trou capacitaire concernera aussi l’entraînement.
Les armées vivent sous la pression de la hausse du coût des équipements et la pression idéologique du « zéro mort », qui nous ont amenés à une baisse des effectifs qui a été plutôt une gêne en RCA ; passer comme en Côte-d’Ivoire de 1 500 à 5 600 hommes en trois semaines serait impossible aujourd’hui. Nous ne pourrions plus faire aujourd’hui ce que nous avons fait dans les Balkans.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Merci de votre clarté et de votre précision.
M. Christian Cambon. – Chacun adhère à votre analyse, notamment au lendemain du refus symbolique par le Sénat des crédits de la défense en signe de protestation contre la faiblesse de ce budget. Une mission auprès de Sangaris nous a montré que l’état des troupes pose problème, que ce soit du point de vue sanitaire, avec le décès d’un militaire du neuropaludisme – information qui a été peu ébruitée -, ou de la sécurité, avec des gardes statiques dans un quartier bouillonnant, où un coup de fusil pourrait partir à tout instant. La France peut-elle continuer ainsi ? Les 31,4 milliards d’euros officiellement sanctuarisés risquent de ne pas l’être, puisqu’ils sont gagés sur des recettes plus qu’incertaines.
Les pays de l’Union européenne ont une appréciation manifestement divergente. Le Premier ministre britannique a déclaré que les frappes aériennes ayant modifié la stratégie de Daech, qui a abandonné les attaques massives à découvert, il faudrait le déloger par des actions au sol qui devraient être menées par une armée locale. L’Allemagne s’est finalement résolue à envoyer une centaine d’instructeurs au Kurdistan irakien, l’Italie a envoyé quelques mitrailleuses… La France ne porte-t-elle pas plus que son dû ?
M. Gaëtan Gorce. – Je ne partage pas l’enthousiasme de M. Cambon sur le vote du Sénat, qui apporte plutôt de la confusion. Je suis reconnaissant à l’antépénultième président de la République de nous avoir préservé d’une intervention en Irak. Aussi, l’argument de la réciprocité ne tient pas. J’ai un doute sur notre capacité à influencer le gouvernement des Etats-Unis, si nous nous souvenons de son retrait d’Afghanistan, où il nous avait mis devant le fait accompli.
M. Jacques Gautier. – Nous avons fait de même !
M. Gaëtan Gorce. – Mais c’était après. Les options politiques de cette opération ne sont pas claires, de votre propre aveu. Reste l’intérêt militaire : la France devait aller combattre sinon les forces du mal, du moins des forces. Mais – sauf mon respect pour les militaires engagés – notre participation a-t-elle un impact significatif ? Peut-elle changer la donne, ou a-t-elle seulement un rôle politique ?
M. Aymeri de Montesquiou. – Il est curieux que l’« end state » soit une notion inventée par les Américains, qui ne la mettent guère en application… Pourquoi le Royaume-Uni engage-t-il deux fois moins d’avions que nous ? Comment se fait la coordination sous l’aspect de l’importance des forces engagées dans la coalition ? Comment les cibles sont-elles définies ? Je suis allé dans le Kurdistan irakien ; il ne semble y avoir aucune coordination avec les Peshmergas, qui font pourtant presque tout le travail au sol. Pas plus qu’avec les Iraniens, qui sont aussi présents, y compris au sol, avec des Pasdarans ; en dehors de l’armée irakienne, n’y a-t-il pas une option iranienne ? Je suis étonné que vous évoquiez la qualité du renseignement : Daech a failli prendre Bagdad, qui n’est pas une petite ville ! Comment, à Mossoul, 1 500 hommes de Daech ont-ils pu mettre en fuite, comme on le dit, 12 000 soldats irakiens ? D’après les Kurdes, un camp d’entraînement de 3 000 hommes de Daech près de Mossoul n’est jamais frappé. Pourquoi ? Quel est le rôle de la Turquie ?
M. Jacques Gautier. – Il est difficile de comparer les opérations Serval et Sangaris d’une part, où les troupes au sol ont été engagées dès le début, et l’opération Chammal d’autre part, qui est constituée d’un tandem frappes aériennes-forces spéciales. Il s’agit d’amener les partenaires régionaux à aller sur le terrain ; les Peshmergas et l’armée irakienne y sont. Des instructeurs les aident ; des instructeurs allemands sont même arrivés à Erbil ; les nôtres font peut-être un peu plus que de l’instruction… Ce modèle risque de se reproduire : dès que la légalité d’une telle intervention sera reconnue, il faudra recommencer dans le sud-ouest libyen.
Général Henri Bentégeat. – Sur bien des points, je ne peux pas répondre à la place du général de Villiers, qui pourra notamment dire à la fin de 2015 si nous pouvons continuer comme cela. Le Premier ministre britannique n’a rien dit d’étonnant ; notre action prend moins la forme de frappes planifiées que de la surveillance d’un secteur, où nos forces interviennent – toujours sous le contrôle du chef d’état-major des armées ou par délégation de l’amiral commandant l’opération – sur des objectifs d’opportunité.
La réciprocité est une bonne raison : entre chefs militaires, nous sommes toujours dans le donnant-donnant. J’ai un souvenir précis de l’embargo sur les pièces détachées décrété par Donald Rumsfeld à cause de notre refus de l’intervention en Irak ; il ne fut levé que par notre engagement en Afghanistan. Il ne faut pas sous-estimer le « bargaining ».
M. Gaëtan Gorce. – Nous ne sommes allés là-bas que pour des raisons de pièces détachées ?
Général Henri Bentégeat. – Non, bien sûr ; mais ces pièces détachées commandaient le système de catapultage de notre porte-avions. Dans une coalition, chacun met au pot ce qu’il peut. La Grande-Bretagne a engagé moins de forces que nous, parce que ses armées sont épuisées ; les Britanniques ne peuvent pas faire mieux que les six ou sept Tornado qu’ils ont envoyés. Je ne suis pas compétent sur la coordination avec les Kurdes et les Iraniens. Je n’ai pas parlé des forces spéciales, parce que nous n’en parlons jamais. Aller au sol ? Le général Dempsey a répondu par l’affirmative. Qui ira ? Je ne crois pas que les forces françaises en aient les moyens, si tant est que cela soit souhaitable.
La commission auditionne le général de corps d’armée Didier Castres, sous-chef d’état-major « opérations », en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de l’article 35 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Nous accueillons à présent le général de corps d’armée Didier Castres, sous-chef d’état-major « opérations ». Les OPEX récentes respectent-elles les critères du Livre blanc de 2008 ? La grille d’évaluation de l’engagement des forces armées à l’étranger de 2008 doit-elle être améliorée ? Quelles sont les limites de ces interventions, compte tenu que le plafond d’engagement du Livre blanc s’avère largement dépassé ?
Général de corps d’armée Didier Castres, sous-chef d’état-major « opérations ». – Il faut regarder le monde avec une focale plus grande, « a bigger map ». Sans parler de révolution copernicienne, nous sommes entrés dans un monde « 3.0 », avec des standards totalement nouveaux.
La globalisation s’est d’abord étendue des champs économiques, sociaux et culturels à celui des crises : ressources, combattants, et technologies sont désormais globaux. C’est vrai de Daech comme cela l’était d’Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), avec des combattants venus d’autres continents. Pour résoudre une crise, il faut agir sur tous les leviers : sources de financement, technologie, et logistique. La notion de théâtres d’opérations avec des limites géographiques strictes perd dès lors de sa pertinence. Le lien est ensuite de plus en plus fort entre la défense de l’avant – les opérations extérieures – et la sécurité de l’arrière – le territoire national. La coordination interministérielle est plus que jamais nécessaire. Elle doit être encore améliorée, sans confusion de ce que font les uns et les autres.
Il faut aussi prendre en compte la compétition entre des organisations criminelles qui parviennent à s’élever au-dessus des États, lèvent l’impôt, l’armée, rendent justice, ont une action sociale, mais sont infréquentables politiquement. Il est légitime de se demander si les opérations militaires, pour ne pas dire la guerre, sont encore la prolongation de la politique par d’autres moyens : est-il possible de discuter avec de telles organisations ? En tout cas, nous ne pouvons pas laisser proliférer de telles cellules cancéreuses.
Enfin, on voit apparaître dans les crises ce que j’appelle des capacités « nivelantes ». La prédominance militaire de l’Occident a toujours été liée à sa supériorité technologique. L’apparition d’improvised explosive devices, de cyberattaques, de la Stratcom, des tireurs d’élite, nous force à trouver de nouveaux modes d’action : priorité au renseignement, foudroyance des actions, capacités d’ubiquité pour agir. Nous ne sommes plus dans la logique de l’opposition entre l’OTAN et le pacte de Varsovie, avec deux armées face à face ; nous devons identifier et neutraliser les centres de gravité de ces organisations : leadership, centres de commandement, camps d’entraînement, filières logistiques, etc…
D’où la nécessité d’une « bigger map ». La Libye, le Levant et Boko Haram sont trois foyers de déstabilisation, trois zones rouges dans lesquelles se structurent des califats. Le chef d’état-major des armées a défini trois lignes majeures d’opérations. D’abord, il s’agit de cloisonner les différents foyers d’incendie : l’opération Barkhane au Sahel, les opérations au Levant et contre Boko Haram sont destinées à court-circuiter les flux logistiques, financiers et humains. Ensuite, il s’agit de renforcer les capacités des pays limitrophes : nous avons fait le choix de concentrer nos efforts de formation, d’équipement, de financement sur la Jordanie, le Liban, la Tunisie et le Cameroun. Enfin, il convient de mener des opérations militaires pour maintenir les capacités de nuisance de ces organisations à un niveau gérable par les pays concernés. Nos efforts portent prioritairement sur le Sahel, où notre leadership est incontesté. Les Alliés, les Américains en particulier, nous y apportent leur appui. Au Levant, c’est l’inverse : nous apportons notre appui aux Américains, qui y ont un leadership incontesté.
L’opération américaine Inherent resolve est une réponse de long terme. La guerre de 2003 a causé la mort de 4 500 Américains et coûté 4 000 milliards de dollars. Le traumatisme est encore vif, ce qui explique les difficultés à remettre la machine en marche. Le plan consiste d’abord à briser l’expansion de Daech, puis à accélérer la remontée en puissance des forces irakiennes et syriennes modérées, et enfin à conduire des actions décisives pour leur redonner la maîtrise du territoire. Le premier point est acquis : Daech a perdu plus de 2 000 combattants depuis l’été et près de 1 300 cibles ont été traitées par la coalition. Le deuxième volet est plus délicat, et prendra du temps. De toute façon, on ne reconstruit rien en moins de dix ans : voyez le Kosovo, l’Afghanistan ou la première guerre d’Irak.
Nous avons devant nous quatre priorités :
- la première : faire converger les objectifs et les ambitions des 60 pays membres de la coalition. L’Arabie saoudite, la Turquie, les Émirats arabes unis, les États-Unis n’ont pas les mêmes attentes ;
- la seconde : faire basculer les tribus sunnites irakiennes du bon côté. C’est l’enjeu principal ;
- la troisième : trouver une opposition syrienne modérée ;
- enfin, mieux coordonner nos actions pour geler les sources de financement de Daech. Tout ce qui provient du territoire qu’ils contrôlent, comme les raffineries, a été bloqué. Reste à mener une action plus forte contre leur propagande.
Nos principes directeurs, en Centrafrique, au Levant ou au Mali, reposent d’abord sur des critères politiques, seuls pertinents pour décider de l’opportunité d’une intervention. D’autres critères ont été rendus obsolètes par le développement de l’interopérabilité et de nos capacités d’adaptation. Nous pourrions réfléchir à un nouveau critère : le niveau de notre contribution à une coalition nous permet-il ou pas de peser sur son pilotage stratégique ? Contre Daech, c’est le cas : nous sommes le deuxième contributeur derrière les Américains. En Afghanistan, le volume de notre contribution ne nous a jamais permis de peser stratégiquement.
Mme Nathalie Goulet. – Le problème d’un État failli ou sans gouvernance ne se résout pas par l’application d’une solution unique. À cet égard, la situation est moins sûre qu’après le 11 septembre 2001. Ne pensez-vous pas que toutes les interventions politiques et militaires seront impuissantes à reconstruire ces États ? Y a-t-il des livraisons d’armes dans cette zone ? Si oui, est-ce bien raisonnable ?
Le Sénat a rejeté le budget de la mission « Défense ». Comment pourrions-nous maintenir nos opérations en l’absence d’un vote positif au Parlement ?
M. Jeanny Lorgeoux. – C’est une question posée à la majorité sénatoriale !
Mme Michelle Demessine. – L’argent est le nerf de la guerre : nous sommes bien placés pour le savoir ! Comment expliquer que Daech ait les moyens de construire un État, ce qui semble être le cas puisqu’il fait fonctionner un territoire et mène une guerre ? L’économie souterraine n’explique pas tout. Comment ne parvient-on pas à tarir ses sources de financement ?
M. Jeanny Lorgeoux. – Hier, au forum international pour la paix et la sécurité en Afrique, le président Idriss Déby a exhorté les pays occidentaux à assurer le « service après-vente » de leurs interventions, notamment de celle menée en Libye, qui n’est pas sans conséquences sur le Sahel. Cela n’implique-t-il pas d’accroître substantiellement nos forces spéciales ?
M. Aymeri de Montesquiou. – Daech ne sort pas du néant. L’Arabie saoudite, le Qatar, ont financé cette organisation. Continuent-ils à le faire, alors qu’ils participent à la coalition ?
Nos services de renseignement n’ont pas vu la menace venir. Sont-ils désormais mieux coordonnés ?
« Nul ne saurait gouverner sans laconisme », disait Saint-Just. Bachar el-Assad n’était-il pas préférable à Daech ?
Général Didier Castres. – Je rendrai compte à ma hiérarchie des questions auxquelles je ne suis pas habilité à répondre.
A ma connaissance, il n’y a pas de livraison d’armes, par la France, à l’opposition syrienne. Certains de nos alliés l’ont fait et l’ont regretté, car les armes ont été revendues par nécessité ou interceptées par Daech ou Jabhat al-Nosra. Quoi qu’il en soit, la quantité livrée est faible. La montée en puissance de l’armée syrienne libre achoppe sur un problème de « vetting », ou de vérification : comment s’assurer que les personnes que nous formons n’iront pas se battre pour Daech ou pour le régime ? Nous avons conçu une sélection à trois étages : un « vetting » par les pays accueillant nos modules de formation – Turquie, Jordanie, Arabie saoudite ; un « vetting » par les services secrets américains, puis par l’ensemble des membres de la coalition. Voilà pour le cadre théorique. Reste à trouver les candidats…
La crise qui secoue l’Irak est également liée au conflit entre les deux obédiences majoritaires du pays, chiites et sunnites. Le premier ministre irakien Maliki a écarté à tort tous les sunnites des rouages de l’Etat.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Bref, il est difficile de se retirer complètement de la région, alors que nous n’avons guère les moyens de nous y maintenir.
Général Didier Castres. – Nous avons deux objectifs stratégiques : rétablir la sécurité internationale, et dissuader les combattants étrangers de se rendre en Syrie ou en Irak et d’en revenir pour commettre des attentats. Ce deuxième objectif ne dépend pas uniquement des moyens déployés. Nous appuyons la coalition internationale dans le but d’obtenir des renseignements sur les filières de recrutement djihadistes.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Peut-on mener trois opérations simultanées dix ans durant ? Et que se passera-t-il si le Parlement n’autorise pas leur prolongation ?
Général Didier Castres. – J’ignore combien de temps dureront les interventions actuelles. Je sais en revanche que contre Al-Qaïda au Maghreb islamique, nous ne ferons rien sans l’Algérie, sans résoudre le problème libyen, sans coalition internationale. Ces conditions réunies, notre intervention peut durer moins de dix ans. L’implication internationale, surtout, doit être renforcée. Que fait l’Union européenne au Sahel ou en Irak, alors que sa sécurité est directement menacée ?
La vraie question est de savoir si les opérations sont tenables dans la durée. Nous réduisons la voilure en Centrafrique, pour passer à 800 hommes sur place à l’été. J’ai le sentiment que nous pouvons maintenir entre 7 500 et 9 000 hommes en opération, conformément au Livre blanc. Nous sommes pour l’heure dans la fourchette haute. La capacité du pays à supporter les surcoûts associés est une autre question.
L’hypothèse d’un vote négatif du Parlement est simple sur le plan militaire : nos 300 formateurs et nos avions rentreraient à leur base… Le désengagement d’Irak peut être très rapide, contrairement à l’Afghanistan, où notre retrait a pris deux ans.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Nous vous remercions pour ces propos denses et directs.
La commission auditionne M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de la l’article 35 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Je souhaite à présent en notre nom à tous la bienvenue à M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. Monsieur le ministre, nous préparons la décision que nous prendrons le 13 janvier prochain sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak. Votre expérience et votre analyse peuvent éclairer notre choix. Vous avez récemment déclaré que les pays occidentaux étaient incapables de changer le cours des choses, qu’ils n’avaient plus « les moyens de leurs émotions ». Nous menons en effet des opérations lourdes et complexes, qui ont de forts impacts sur la société et la mondialisation. Quel est votre sentiment sur ces questions ?
M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. – Je vous remercie de m’avoir invité. Je suis en ce moment dépourvu de toute responsabilité politique ; j’essaie de raisonner dans la durée, pour comprendre le décalage entre les politiques étrangères menées et les réactions des opinions publiques, surtout dans les pays qui estiment avoir un rôle spécial à jouer – les Etats-Unis, la France, la Grande Bretagne – et qui réagissent souvent à chaud ; sans doute seraient-elles favorables, après le carnage au Pakistan, à une intervention destinée à écraser les talibans…. Mais raisonnons depuis la chute de l’Union soviétique – et non depuis la chute du mur de Berlin – : depuis la fin 1991, l’Occident est intervenu plusieurs fois. Les résultats de ces opérations sont mitigés, parfois contre-productifs, comme en Irak en 2003 ou dans le cas libyen, où l’intervention, faite pourtant à la demande du secrétaire général de la Ligue arabe, a abouti au chaos actuel. Cela étant, nous ne nous serions jamais pardonné d’avoir laissé commettre le massacre annoncé de Benghazi…
Récemment la France a eu raison d’accepter d’intervenir en Afrique. Elle a gardé une capacité militaire remarquable, et dispose d’un système décisionnel efficace ; peu de pays sont dans ce cas. Beaucoup d’Etats se désengagent progressivement, comme le Royaume-Uni, même si le vote négatif de la Chambre des communes sur la Syrie était d’abord un moyen de faire payer les mensonges de Tony Blair sur l’Irak. L’idée selon laquelle l’Occident a une responsabilité spéciale dans le monde demeure mais s’effrite. C’est une très longue tradition d’ingérence et d’intervention que l’on peut faire remonter jusqu’à Jules Ferry et qui est en train de l’affaiblir. Elle est fortement présente aux Etats-Unis, chez les liberal hawks démocrates comme chez les néoconservateurs. Mais les opinions publiques se demandent de plus en plus souvent « et après ? » ou « en avons-nous les moyens ? » D’où ma déclaration, que vous avez citée.
Je n’en tire cependant pas la conclusion que nous ne pouvons rien faire. Déjà il existe une ingérence légale, un emploi légitime de la force, prévu à l’article VII de la charte des Nations unies si tous les membres permanents du Conseil de sécurité en sont d’accord, qui a servi pour justifier la libération du Koweït de l’invasion irakienne – intervention réussie et très peu contestée. Pour stopper le conflit au Kosovo, après dix-huit mois de négociations infructueuses, la tentative de Rambouillet, deux textes du Conseil de sécurité condamnant Milosevic, au titre du chapitre VII (mais qui ne comprenaient pas la formule : « emploi de tous les moyens »), il a bien fallu se résoudre à recourir à la force. J’y étais défavorable en premier lieu ; j’ai dû m’y résigner. Tous les pays voisins étaient d’accord, et les dirigeants serbes eux-mêmes se désolaient de l’obstination de Milosevic. L’OTAN en tant que telle n’a rien décidé : elle n’a fait que fournir les prestations militaires. Les Russes, trop faibles, ne pouvaient rien empêcher, mais ont pris ultérieurement cet épisode pour une marque de mépris. Nous avons finalement trouvé une cote mal taillée : s’abstenir de détruire les ponts – à la demande en particulier du président Chirac -, et soutenir une « autonomie substantielle » du Kosovo plutôt que l’accession à l’indépendance, qui n’a été acceptée qu’après, vers 2008. Bref, on a pu agir selon le cas avec ou sans le Conseil de sécurité des Nations unies.
En l’absence d’accord au Conseil de sécurité, intervenir est politiquement plus périlleux. En Syrie par exemple, l’intervention aurait été unilatérale. Aurait-on été capables ensuite d’affaiblir l’armée d’Assad pour obliger celui-ci à négocier, ou aurait-on été pris, au-delà, dans l’engrenage de l’engagement ? En Libye, l’idéal aurait été d’empêcher le massacre de Benghazi et d’obliger ensuite les parties à négocier, mais on ne peut pas refaire l’histoire.
Je suis plus réservé à propos de notre engagement en Irak. L’intervention américaine de 2003 était une erreur, d’autant plus que les arguments utilisés pour la justifier étaient mensongers. Mais, surtout, la politique qui a été mise en place après le renversement du régime a été une erreur plus grande encore. Elle a consisté à appliquer les mêmes méthodes qu’en Allemagne ou au Japon en 1945, en partant du principe qu’une fois la dictature renversée, on retrouvait la démocratie de façon automatique ! Or il faut du temps pour construire la démocratie. Si les États-Unis avaient été capables d’élaborer un plan constructif, évitant de renvoyer les membres du Baas dans l’extrémisme, nous aurions été obligés de reconnaître après coup le bien-fondé de leur intervention. Une troisième erreur a été commise, quand les troupes américaines sont parties. Certes, le président Obama avait été élu avec pour mission de désengager les forces américaines. Néanmoins, abandonner le gouvernement de l’Irak aux mains de M. Maliki, partisan d’une politique chiite sectaire, était une faute. Cet enchaînement de mauvaises décisions a conduit à la dégénérescence actuelle. Quel enseignement en tirer, sinon que toute intervention nécessite qu’on réfléchisse soigneusement à ses objectifs, aux conditions dans lesquelles elle se fera, sans parler des moyens ?
Quant à Daech, il était compréhensible que le président Obama décide d’intervenir après les décapitations spectaculaires et de mettre sur pied une coalition. Grâce aux drones, aux forces spéciales et au renforcement des troupes kurdes, le mouvement a pu être à peu près endigué. Il n’y a pas eu de bataille de Bagdad. Il était rationnel que nous apportions notre aide, en engageant des moyens. Cependant, pour éradiquer le mouvement, il faudrait une action militaire au sol et une solution politique en Irak et en Syrie. Or aucun pays occidental ne souhaite envoyer des troupes au sol : le Congrès américain voterait contre, la Grande-Bretagne s’y refuse, tout comme la France. Créer une force à partir des contingents irakiens chiites, kurdes et saoudiens reste difficile. Quant aux solutions politiques, elles supposent la création d’un Irak fort où le gouvernement chiite respecterait les sunnites – or rien de tel ne se fera sans l’Iran – mais également en Syrie. La tête du système Daech est en Syrie. Mais si on casse Daech en Syrie, on consolide de facto le régime Assad, car il n’y a pas de force démocratique assez forte sur le terrain syrien. Nous sommes placés dans une contradiction insurmontable. Sur le plan réaliste, il faudrait pouvoir accepter de coopérer davantage avec l’Iran et nous résigner à ce que Bachar el-Assad ne tombe pas. Bien sûr, des alliances difficiles se sont nouées pendant la Seconde guerre mondiale : face à Hitler les Etats-Unis se sont alliés à Staline. Mais certains choix dramatiques sont difficiles à assumer par les diplomaties d’opinion. L’affaire syrienne nous place devant une contradiction que nous ne savons pas gérer. Comme s’en inquiétait déjà Tocqueville, dans les démocraties, « les politiques étrangères sont souvent menées à partir de la politique intérieure ».
La Russie pourrait retrouver un rôle utile à jouer en Syrie, si elle dissociait ses intérêts de ceux du clan Assad. Encore faudrait-il avoir trouvé auparavant un compromis sur l’Ukraine, et avoir repensé les relations Russie/OTAN, UE, etc. Pour l’instant, aucun dirigeant occidental ne souhaite s’engager dans cette voie, sauf peut-être François Hollande.
M. Gaëtan Gorce. – Les démocraties occidentales sont confrontées à un certain nombre de contradictions. La France a-t-elle intérêt à poursuivre son intervention en Irak ? Certes, nous avons commencé, mais faut-il aller au-delà ? Les militaires avancent également l’argument d’un devoir de réciprocité vis-à-vis des États-Unis qui nous ont soutenus en Afrique. Enfin, nous participerions à la lutte contre le terrorisme. Ce dernier argument reste contestable car, par manque de définition politique, la lutte contre le terrorisme nous entraînerait dans une intervention dont nous ne pouvons pas mesurer les conséquences. La priorité est sans doute de réfléchir avec un temps d’avance. En maintenant nos forces en Irak, nous contribuons à renforcer le pouvoir de l’Iran dans la région, ce qui aura des conséquences, notamment, sur la question du nucléaire. Il faut également prévoir un affaiblissement de la Turquie et l’émergence d’une puissance kurde. Quant à la France, elle se retrouverait en position subalterne par rapport aux États-Unis, tant sur le plan militaire que diplomatique. Sommes-nous prêts à cela ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Une zone d’ombre entoure l’engagement des 170 sociétés de sécurité américaines, qui ont presque toutes disparu, au moment où le gouvernement irakien s’est constitué. Quelle est votre opinion sur la face cachée de l’intervention américaine en Irak ?
L’opinion publique est volatile. Comment expliquez-vous que les dirigeants lui accordent autant d’attention, alors qu’il n’y a eu aucun mouvement de foule comparable aux manifestations contre la guerre du Viêtnam, par exemple ?
M. Aymeri de Montesquiou. – Monsieur le ministre, vous cultivez le paradoxe : vous nous dites que nous avons besoin de l’Iran et qu’Assad vaut mieux que Daech, mais qu’il est préférable de ne pas choisir… Je partage un certain nombre de vos interrogations. Néanmoins, ne vaudrait-il pas mieux défendre devant l’opinion publique l’idée qu’un non-choix serait la pire des solutions ? L’Iran, ce n’est pas l’idéal, Assad non plus, mais l’ennemi principal, c’est Daech. Et la toile de fond, n’est-ce pas le conflit entre Téhéran et Ryad ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Vous proposez de faire d’Assad un objectif de conclusion et pas de départ, suivant là la ligne du maréchal Sissi.
M. Hubert Védrine. – Le système militaire américain, qui dispose pourtant d’un budget considérable, trouve parfois moins coûteux et moins contraignant de faire appel à des sociétés privées de sécurité. Cela les regarde.
Sur le poids de l’opinion publique, j’ai cité Tocqueville. La question demanderait plus de temps. À l’heure de la démocratie instantanée, de l’internet et des blogs, les pouvoirs publics sont menacés de perdre leur capacité d’action dans la durée, ce qui est pourtant stratégique. Ce processus pernicieux et handicapant touche maintenant aussi la politique étrangère en Occident. Pour l’opinion, le scénario à long terme ne compte pas ; elle réagit sur le moment. Donc la France ne devrait rester engagée en Irak que dans le cadre d’un projet politique clair et constructif.
Je trouve un peu dangereux l’argument de la réciprocité Etats-Unis/France, Mali/Irak ; nous ne sommes pas intervenus en Afrique pour défendre nos intérêts, mais pour lutter contre la menace pour tous que représentait une base arrière terroriste. La lutte contre le terrorisme n’est pas non plus un argument suffisant. Pour l’emporter, il faudrait qu’au sein de l’Islam les modernistes s’imposent face aux extrémistes. Cela arrivera, un jour, mais quand ? Il faudrait aussi régler le problème israélo-palestinien. En revanche, le maintien de notre engagement se justifie dans la perspective d’une pacification générale à long terme du Moyen-Orient et en tant que membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.
Notre marge de manoeuvre devrait nous permettre de rester engagés tout en précisant notre vision sur l’avenir de l’Irak, incluant un scénario où l’Iran serait réintégré dans le jeu international, un pays dont le potentiel est immense. Mais nous devrons être vigilants pour obtenir un bon accord sur le nucléaire. La Turquie devra conserver un rôle. Quant aux Kurdes d’Irak, avec qui nous entretenons de bonnes relations, nous devrions les encourager à ne pas se montrer trop provocants ou impatients dans leurs exigences, pour ne pas provoquer la reconstitution d’une coalition des voisins contre un État kurde. L’existence du Kurdistan irakien autonome est déjà une belle victoire ! En Syrie, l’élimination complète de Daech est une priorité qui devrait passer avant une éventuelle élimination du régime.
Sur toutes ces questions, je plaide pour une approche plus réaliste.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Vous plaidez en somme pour la mise en place d’une politique étrangère ! C’est un jugement sévère. Une mission d’information sur l’Iran doit bientôt commencer ses travaux au sein de notre commission. Nous vous recevions pour parler de notre politique de défense ; vous nous avez répondu en parlant de politique étrangère. Merci, en tout cas, pour vos analyses !
La commission auditionne le général de division (r) Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po Paris, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de l’article 35 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Nous poursuivons nos travaux relatifs au débat, qui se tiendra en séance publique le 13 janvier prochain, sur la prolongation de l’opération Chammal.
Mon général, je suis très heureux de vous accueillir. Vous êtes à la fois général et professeur, votre parole nous intéresse donc particulièrement. Nous sommes préoccupés par la situation. Nous aurions du mal à refuser d’autoriser la poursuite de l’intervention, néanmoins la simple continuité nous pose problème, notamment au regard des critères énoncés par le Livre blanc de 2008. Nous voudrions avoir votre point de vue, juste avant d’entendre le ministre de la défense.
Général Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po Paris. – Avant de revenir vers les critères d’évaluation des opérations extérieures, je crois qu’il faut dire, affirmer et répéter sans faiblesse : « Daech delenda est ». Ayons la force de Caton l’Ancien.
Daech est aujourd’hui le danger majeur. Nous n’avons certes pas les moyens de tout, en même temps. Les menaces doivent être priorisées, quitte à consentir quelques compromis avec les moins brûlantes : dans le monde réel, dans un contexte de ressources et de moyens limités, notre politique ne peut être que réaliste.
« Daech delenda est » … mais nous ne pourrons répandre le sel sur le sol de l’Irak et de la Syrie. Il faudra au contraire le rendre fertile pour de nouvelles semences.
« Daech delenda est » … et pourtant votre interrogation demeure fondamentale : personne ne doute ici qu’il faille détruire Daech, mais devons-nous participer nous-mêmes à cette destruction ?
Un mot sur Daech, d’abord.
Ne doutons pas de la réalité de la menace directe pour nos intérêts vitaux, dont notre territoire et notre population. Daech est le premier mouvement terroriste à contrôler un aussi vaste territoire (35% du territoire irakien, 20% du territoire syrien). Ce qui représente 200 000 km² (soit l’équivalent de l’Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, PACA et Rhône-Alpes réunis) et une population de l’ordre de 10 millions de personnes. Ce territoire est imparfaitement mais réellement « administré » par un « ordre islamique », fait de barbarie et de rackets. Daech dispose d’un véritable « trésor de guerre » (2 milliards de dollars selon la CIA), de revenus massifs et autonomes, sans comparaison avec ceux dont disposait Al-Qaïda. Daech dispose d’équipements militaires nombreux, rustiques mais aussi lourds et sophistiqués. Plus que d’une mouvance terroriste, nous sommes confrontés à une véritable armée encadrée par des militaires professionnels.
Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les Etats-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les Etats-Unis. Ce mouvement, à la très forte capacité d’attraction et de diffusion de violence, est en expansion. Il est puissant, même s’il est marqué de profondes vulnérabilités. Il est puissant mais il sera détruit. C’est sûr. Il n’a pas d’autre vocation que de disparaître.
Le point est de le faire disparaître avant que le mal soit irréversible, avant que ses braises dispersées n’aient fait de ce départ de feu un incendie universel. Il faut agir, de manière puissante et déterminée, avec tous les pays de la région.
Il faut agir, mais qui doit agir ?
Avant d’aller plus loin dans mon raisonnement, je voudrais, comme vous l’avez souhaité, étudier quelques-uns des critères retenus comme fil guide de ces auditions. J’aborderai d’abord celui de la capacité « d’analyse exacte du contour spatio-temporel et financier d’un engagement ». Ce critère est en opposition profonde avec la nature même de la guerre.
Car, depuis que le monde est monde, personne n’a jamais pu « commander » à la guerre. Le rêve du politique, c’est l’intervention puissante, rapide, ponctuelle, qui sidère. C’est le mythe cent fois invalidé du « hit and transfer », du choc militaire qui conduirait directement au résultat stratégique et, dans un monde parfait, au passage de relais à quelques armées vassales immédiatement aptes et désireuses d’assumer elles-mêmes les responsabilités. Las ! Les calendriers idéaux (du genre « Cette opération va durer six mois ») sont toujours infirmés par ce que Clausewitz appelle la « vie propre » de la guerre. La guerre appartient à l’ordre du vivant, elle n’est pas un objet, elle est un sujet. Dès lors, n’espérons jamais « commander à la guerre » : c’est elle qui imposera son calendrier et ses évolutions. Cela a toujours été vrai : je relie mon propos à trois stratégistes qui inscrivent dans le temps éternel cette caractéristique incontournable de la guerre. 400 av. JC, évoquant la guerre du Péloponnèse, Thucydite indique que « La guerre ne se développe jamais selon un plan arrêté ». Au XVe siècle, Machiavel considère pour sa part que, si « on rentre dans la guerre quand on veut, on en sort quand on peut ». Il y a quelques années, un officier de cavalerie qui connaît la guerre mieux que personne pour en avoir souffert dans sa chair et l’avoir pratiquée à tous les niveaux, je veux parler de Winston Churchill, affirme dans ses mémoires, « Ne pensez jamais, jamais, jamais qu’une guerre peut être facile et sans surprise ; (…) l’homme d’Etat qui cède au démon de la guerre doit savoir que, dès que le signal est donné, il n’est plus le maître de la politique mais l’esclave d’événements imprévisibles et incontrôlables ».
Il a tellement raison ! Prenons deux exemples récents. Quand les Etats-Unis se lancent dans la deuxième guerre du Golfe en 2003, ils ne savent pas qu’elle va les entraîner, 11 ans plus tard, dans une troisième guerre du Golfe. Quand la France décide de stopper les chars libyens devant Benghazi en 2011, elle ne sait pas que cela va l’entraîner en 2013 au Mali et pour de très longues années dans la bande sahélo-saharienne.
De la première bataille à « la paix meilleure » qu’elle vise, il y a toujours un long chemin chaotique qui ne produit le succès que dans la durée, l’effort et la persévérance. Donc, quand on rentre dans une guerre, il faut avoir de la ressource, ce que j’appelle de la « profondeur stratégique » – notion fondamentale – pour pouvoir « suivre » (dans le sens du jeu de poker) et pouvoir s’adapter… ce que nous avons été tout à fait incapables de faire en Centrafrique par exemple.
Je veux insister encore un peu sur ce problème du nombre, car il est crucial. Il est directement lié au concept de résilience. Résilience dans chaque crise et résilience globale. Aucune de nos interventions ne peut produire ses effets dans le temps court, mais notre capacité de « résilience ponctuelle » est très faible : à peine arrivés, il faut partir. C’est pire dans le temps long, et pourtant il faut bien intervenir face aux menaces extérieures.
Au bilan, quelle que soit l’armée considérée, nous sommes engagés au-dessus des situations opérationnelles de référence, c’est-à-dire que chaque armée est en train d’user son capital sans avoir le temps de le régénérer. Nous avons des forces insuffisantes en volume. Pour compenser, tant au niveau tactique qu’au niveau stratégique, nous les faisons tourner sur un tempo très élevé qui les use. C’est-à-dire que si ce suremploi continue, l’armée française sera dans la situation de l’armée britannique sur-employée en Irak et en Afghanistan et obligée pendant quelques années d’arrêter les interventions et de régénérer son capital « at home ». L’effort considérable produit aujourd’hui au profit des interventions a des répercussions fortes et mesurables sur les forces en métropole, en termes de préparation opérationnelle en particulier.
Le sens des responsabilités exige de tordre définitivement le cou au mythe de la guerre courte. Ecartons définitivement les faux rêves toujours invalidés du « first in, first out » et du « hit and transfert ». Cela n’a marché ni pour les Américains en Irak, ni pour nous au Mali. D’ailleurs le « hit and run » n’est pas un facteur de stabilité : nous en sommes à la cinquième opération « coup de poing » en Centrafrique, 34 ans après la première, Barracuda en 1979. Une opération qui dure n’est pas forcément une opération qui s’enlise !
D’ailleurs le Livre blanc de 2008 a, au moins de manière théorique, bien pris en compte cette nécessité. Il postule que : « les phases de stabilisation peuvent s’étendre sur des années » ou que « ces opérations s’inscrivent dans le temps long » et avance que « l’aptitude à durer » est un facteur fondamental de l’efficacité des armées.
Dans ces conditions, il est bien évident que la délimitation de l’espace et du temps, l’évaluation et la maîtrise des coûts relèvent de la gageure. Ce rêve peut être utile en termes de communication politique, mais son propre discours ne doit pas leurrer le politique.
Comment compléter utilement la grille d’évaluation 2008 ?
Je voudrais d’abord prendre un instant pour rappeler ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine Powell, admirée en son temps puis oubliée avec ce dernier après son mensonge public, à la face du monde, le 5 février 2003.
Cette « doctrine » a été définie à l’aube de la guerre du Golfe en 1990. Elle se résume à une série de questions :
- Des intérêts vitaux sont-ils en jeu ?
- Des objectifs atteignables ont-ils été définis ?
- Les risques et coûts ont-ils été objectivement analysés ?
- Toutes les autres options non-violentes ont-elles été épuisées ?
- Existe-t-il une stratégie de sortie permettant d’éviter un embourbement ?
- Les conséquences de l’intervention ont-elles été évaluées ?
- Le peuple américain soutient-il cette action ?
- Avons-nous un réel soutien de la communauté internationale ?
Cette grille est bien imparfaite, mais elle est claire et pourrait encore utilement servir d’exemple à nos responsables exécutifs.
Pour ma part, je dirais que toute intervention doit respecter les grands principes stratégiques. J’en citerai cinq :
Premier principe : il ne faut s’engager que si l’on peut influencer au niveau stratégique. Sinon, on use ses forces sans capacité d’influence, on est plutôt discrédité et on ne gagne rien en image. C’est le cas de la Grande Bretagne en Irak et en Afghanistan ; elle a fini par y être relevée sans gloire après y avoir littéralement usé ses armées jusqu’à la corde. C’est le cas de la France en Afghanistan : elle y a conduit une « guerre américaine » sans influence stratégique globale, sans influence sur le cours des opérations, sans influence sur la direction de la coalition. A contrario, la Libye et le Mali – et l’opération Barkhane désormais – ont eu un effet profond sur la perception de la France dans le monde et par ses partenaires.
Deuxième principe : il ne faut intervenir que là où cela a du « sens stratégique ». C’est-à-dire quand notre action vise à préserver nos intérêts, à être à la hauteur de nos responsabilités… et c’est aussi notre intérêt car la France est grande dans le monde, en particulier par sa place au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais cette place lui est contestée tous les jours, et il faut qu’elle la défende, qu’elle la légitime tous les jours. Et elle ne peut le faire que par sa capacité de gestion utile des troubles du monde. Ce qui, au passage, impose absolument la nécessité de conforter notre capacité à agir comme « nation-cadre » et à « entrer en premier ». N’en doutons pas : notre place parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et notre influence dans les affaires du monde sont d’abord fondées sur notre capacité à agir de manière concrète dans les crises (capacité et crédibilité).
Troisième principe : il faut définir des objectifs atteignables. Serval, au Mali, est un cas d’école : les objectifs fixés par le Président de la République, dont l’état final recherché, ont été clairs et, au moins initialement, compatibles avec les moyens disponibles. En Afghanistan, les objectifs ont très vite dérivé et dépassé les moyens dont la coalition disposait (en termes de temps et de capacité de contrôle de l’espace terrestre en particulier).
Quatrième principe : il ne faut intervenir que quand l’action envisagée est compatible avec les moyens disponibles, immédiatement et à terme. Ici le contraste entre le Mali et l’Afghanistan, mais aussi entre le Mali et la RCA, est frappant. Pourtant le Livre blanc de 2008 était clair sur ce point. Il rappelait que « le critère du nombre – effectifs et équipements – demeure pertinent et ne peut entièrement être compensé par la qualité (…) il reste un facteur déterminant » quel que soit le milieu. Le Livre blanc 2013 parle de « volume de forces suffisants ». Dans les faits, l’opération Serval était un pari extrêmement risqué, chacun le sait, en raison du très faible volume de forces déployées, conjugué à la grande vétusté de la majorité des équipements utilisés. L’opération Sangaris est un pari qui a échoué : le pari fait de la « sidération initiale » a échoué. Ensuite, le déni de réalité conjugué à notre manque de moyens a empêché l’adaptation de la force à la réalité du terrain et au déploiement immédiat des 5 000 hommes qui étaient indispensables.
Cinquième principe : il ne faut « pas faire le premier pas sans envisager le dernier ». La formule est de Clausewitz : deux siècles plus tard, elle est toujours d’actualité. Cela veut dire, avoir une stratégie de sortie : et on opposera facilement ici encore le Mali et RCA. Cela veut dire qu’il faut évaluer sans idéologie, sans aveuglement, les conséquences d’une intervention, surtout si l’on n’a pas l’intention d’aller jusqu’au bout.
Il est bon ici de se rappeler ce que le Ministre Powell nommait le syndrome de « Pottery Barn », grande chaîne de magasins de vaisselle aux Etats-Unis. Nous étions en 2002, et Colin Powell voulait dissuader George W. Bush de lancer son agression de l’Irak. Il disait ainsi : « Quand vous entrez chez « Pottery Barn », ce que vous cassez vous appartient ». Il avait raison. L’Irak et le Moyen-Orient « appartiennent » aux Etats-Unis, comme les conflits régionaux, en cascade, que cette agression a engendrés, tout comme l’Etat Islamique, « appartiennent » aux Etats-Unis. De la même manière, la Libye appartient à la France, tout comme le chaos régional que nous avons provoqué sur toute la bande Sahélo-saharienne. Du moins si l’on considère qu’il y a un lien entre le sens de la civilisation et le sens de la responsabilité …
Je tiens à évoquer votre quatrième point, celui du poids budgétaire des OPEX. Il ne s’agit pas « d’avoir les moyens de ses émotions ». Il s’agit de « consentir les investissements nécessaires à la sécurité des Français »,selon le mot du ministre Le Drian. Cela n’a rien à voir !
Il est d’abord bien évident que s’offrir une Porsche et être ensuite incapable de payer le carburant pour la faire rouler relève du non-sens. Madeleine Albright avait bien raison quand elle posait la question : « A quoi servent nos belles forces armées si nous ne pouvons nous en servir ? ».
Le sous-dimensionnement patent du budget OPEX a des effets pervers considérables dont doivent être conscients ceux qui en décident. D’abord, laisser dire par les media, sans démenti formel, que les armées dépensent indûment le maigre budget français relève de la faute morale, au moment où nos soldats se battent sur tous les fronts, pour la France et à ses ordres, avec des ressources beaucoup trop comptées. Ensuite, parce que nous sommes toujours en dessous de la « taille critique », ce sous-dimensionnement du budget a des conséquences directes tant sur le succès des opérations que sur la sécurité de nos soldats : ils s’en retrouvent mis en danger.
Aujourd’hui dès qu’une opération est décidée, les planificateurs ont pour ordre strict de limiter au maximum les moyens, non en fonction des exigences opérationnelles mais selon une stricte logique budgétaire. Puis, dès que l’opération est lancée, la seule préoccupation des planificateurs est de rapatrier au plus tôt le maximum des moyens déployés. Avec trois conséquences funestes :
Premièrement, nos soldats se retrouvent toujours en sur-danger par rapport à une opération planifiée normalement, c’est-à-dire en fonction de sa finalité et des exigences opérationnelles. Les options tactiques sont rarement des options « opérationnelles » : ce sont des choix tactiques par défaut, sous forte contrainte. L’opération Sangaris est un exemple dramatique de cette dérive : moyens très insuffisants dès le départ et aucune adaptation des volumes, même lorsque le besoin est criant ;
Deuxièmement, nos forces ont le plus grand mal à remplir leurs missions et agissent en opposition flagrante avec un principe premier de la guerre, le principe de masse et de submersion. L’action, exécutée à moyens comptés, tarde à produire ses effets et coûte finalement beaucoup plus cher. Ainsi, nos forces sont conduites à mener des opérations séquentielles et non parallèles. C’est l’exemple type de Sangaris : d’abord la Séléka, puis les anti-Balaka : la force française y perd son efficacité et son caractère d’impartialité ;
Troisièmement, nos armées ont été déjà transformées en « kit expéditionnaire », donc capables de gagner des batailles mais pas de gagner les guerres – c’est-à-dire produire un « état de paix meilleur que le précédent » selon le mot de Liddell Hart. Aujourd’hui, on accélère leur retrait, gâchant leurs succès initiaux qu’elles ne peuvent plus transformer en succès stratégique et politique. Après avoir repoussé, détruit ou conquis, nous n’avons jamais assez de forces pour « mailler » et « tenir ».
Ainsi, de l’Afghanistan à la RCA en passant par le Mali, le problème majeur est celui de la « permanence » et le syndrome qui lui correspond, celui de « Sisyphe guerrier », reconquérant tous les matins ce qu’il a dû abandonner la nuit.
J’en arrive à Chammal. Après quelques détours, j’en conviens, mais l’on ne perd jamais son temps à prendre un temps de recul stratégique, à une époque où, justement, la tendance est de raisonner dans le temps court, en termes de dépenses de comptoir, des problèmes qui relèvent du temps long et d’investissements lourds.
Je ne m’attarde pas sur l’ahurissante contradiction actuelle entre, d’une part, l’embrasement du monde à nos portes, à notre est, à notre sud-est, à notre sud, la multiplication de nos interventions et, d’autre part, la détérioration profonde et rapide de nos capacités budgétaires avec, en aval, celle de nos capacités militaires. Tout le monde le sait, à droite et à gauche. Certains, trop peu nombreux, le disent.
Il y a toujours plus d’opérations et toujours moins de moyens. Et nous courons sans espoir derrière au moins un succès concret. Nous déshabillons Pierre pour habiller Paul, puis Paul pour rhabiller Pierre et habiller Jacques.
Trop tôt, nous réduisons nos forces au Mali parce qu’il faut aller en RCA ; là, notre faible contingent produit des résultats bien imparfaits mais déjà nous le déshabillons parce qu’il faut bien faire Barkhane … mais qu’il faut aussi aller reconquérir au Mali l’ Adrar des Ifoghas que nous avons lâché trop vite. L’adjudant Thomas Dupuy y trouvera la mort …
Alors ? Tenons-nous au principe bien connu de la guerre : le principe de concentration … ou à sa version populaire : « qui trop embrasse mal étreint ». Arrêtons de nous éparpiller ! Regardons les choses en face.
Etat islamique. « Daech delenda est » : certes ! Nous sommes profondément solidaires, mais nous ne sommes aucunement responsables. Nos intérêts existent, mais ils sont indirects. Nos capacités sont limitées et dérisoires, là-bas, par rapport à celles des Etats-Unis et notre influence stratégique est extrêmement limitée. Bien que nous soyons le 3e en termes de participation aérienne, nous sommes considérés par les Américains comme le 9e contributeur, derrière l’Arabie Saoudite. Au sein de l’état-major interalliés et interarmées opératif au Koweït, notre poids et notre accès est très limité, avec seulement une cinquantaine de postes non ABCA sur un millier. Le problème est d’une très grande complexité et ne sera réglé que dans le temps très long, en exigeant toujours plus de moyens.
Barkhane. Nous sommes profondément responsables. A la fois du chaos que nous avons créé et, qu’on le veuille ou non, de la stabilité de la bande sahélo-saharienne et de la frange nord-ouest de l’Afrique noire. De plus, nous y avons des intérêts directs de toute nature. Le problème est militairement beaucoup plus simple, avec des solutions politiques plus claires. La sortie sera plus aisée. Personne ou presque ne viendra nous aider, parce que la solidarité internationale, parce que la solidarité européenne n’existent pas. A défaut d’aide internationale, nous disposons d’une grande autonomie stratégique. Nous, nous y sommes pour longtemps et il faudra bien aller, un jour, en outre, s’occuper du chaos libyen et de la menace Boko Haram qui va continuer à se poser de manière croissante. Nous n’aurons pas le choix.
Alors ? Alors, de grâce, concentrons-nous. Laissons quelques officiers planifier dans les centres d’opérations ; laissons nos trois couleurs flotter sur l’état-major de la coalition anti-Daech. Il faut continuer à payer le prix minimal pour le ticket d’accès à l’information, mais il fait veiller au contrôle de son inflation, déjà en oeuvre. Mais concentrons tous nos efforts et nos maigres moyens sur cette opération Barkhane, gigantesque défi stratégique et logistique, conduit aujourd’hui avec un effectif dérisoire pour une mission de sécurité ultra-complexe couvrant une zone immense de cinq pays aux frontières poreuses, avec un dispositif français déjà au bout de ses capacités.
Et nous n’avons pas le choix : nous devons y vaincre, forcément sur le temps long. Pour le monde. Mais surtout pour la France et la sécurité de nos concitoyens.
M. Jacques Gautier. – Concernant le sous-dimensionnement du budget des OPEX, je me satisfais de la formule actuelle, consistant à inscrire une dotation déterminée dans le budget du ministère de la défense et à prévoir un financement interministériel du dépassement, dans la mesure où l’engagement des OPEX est une décision d’ordre politique. Compte tenu de la contrainte de réduction des coûts, je m’interroge, par ailleurs, sur ce que peut apporter la participation du porte-avions Charles de Gaulle à l’opération Chammal, dès lors que la France dispose déjà de Mirage en Jordanie et de Rafale aux Emirats Arabes Unis.
M. Joël Guerriau. – J’ai apprécié votre remarquable exposé et retenu les cinq principes que vous avez cités. Vous avez dit que la France avait eu raison d’intervenir au Mali et en Libye tout en précisant, ce qui m’a rassuré, qu’il convenait d’aller jusqu’au bout et d’y restaurer une paix durable. Je retiens de votre propos la règle d’or suivante : il ne faut s’engager dans une guerre que si on a la capacité à durer.
M. Jean-Marie Bockel. – J’apprécie l’originalité et la finesse de vos analyses depuis que je vous connais. Mais je note qu’au sein de l’institution militaire, vos prises de positions font débat.
M. Aymeri de Montesquiou. – Vous avez remisé aux oubliettes la doctrine Guderian de la guerre éclair (Blitzkrieg). Vous avez souligné l’importance du territoire de Daech (200 000 km) au regard des effectifs limités dont il dispose (30 000 hommes). Il s’agit là d’un point faible pour Daech, d’autant qu’il n’a pas d’aviation. En outre, je me demande comment il est possible d’influencer une coalition : soit on la dirige, soit on est dirigé. Et quand on est dirigé, défend-on vraiment ses intérêts ?
M. Daniel Reiner. – Aurait-il été imaginable que la France ne fasse pas l’opération Chammal ?
M. Gilbert Roger. – Dans votre propos, vous n’avez pas évoqué l’Europe. J’ai le sentiment que la France est bien seule, politiquement et militairement. D’un point de vue stratégique, Daech dispose d’immenses ressources, notamment grâce à un trafic de pétrole à ciel ouvert. N’est-on pas en mesure de détruire cette source d’enrichissement ? Pourquoi ne le fait-on pas ?
M. Robert del Picchia. – Vous défendez l’idée que pour intervenir, il faut d’abord tout prévoir. Quid de l’urgence ? Quand il y a urgence, il n’y a donc pas d’intervention possible ?
Général Vincent Desportes. – Je répondrai de façon synthétique à l’ensemble de ces questions.
D’abord, je comprends le raisonnement de M. Gautier. La logique poursuivie par le Gouvernement est compréhensible. Cependant, elle se traduit par de nombreux effets pervers. Les options tactiques sont prises par défaut, sous fortes contraintes budgétaires. Mesurées dès le départ au plus juste, les forces sont redimensionnées au plus tôt, ce qui affecte tant la sécurité de nos soldats que l’efficacité de la mission.
S’agissant de l’emploi du porte-avions en OPEX, avant qu’il ne rentre en indisponibilité technique, si ce renfort paraît utile, je n’y vois pas d’objection, pour autant que cela ne coûte pas trop cher et n’impacte pas les autres budgets ; je ne suis pas un spécialiste de cette question. Mais la priorité, à mes yeux, est de renforcer les moyens alloués à l’opération Barkhane.
Pour revenir sur la nécessité de ne s’engager que lorsqu’on dispose de la capacité de le faire dans la durée, je précise que l’opération libyenne, au moment de son lancement, était selon moi raisonnable – arrêter les chars à Benghazi, c’était une décision légitime et morale. La dérive est venue ensuite : nous n’avons ni pu, ni su gérer « l’après » de notre intervention.
M. Daniel Reiner. – On ne sait pas le faire !
Général Vincent Desportes. – Dans ce cas, arrêtons-nous ! Nos armées, aujourd’hui, sont des sortes de « kits » expéditionnaires, sans profondeur stratégique ; on n’a pratiquement jamais les moyens de « durer » dans les opérations. Or il n’y a jamais de succès stratégique dans le temps court ! Ce que la France a fait au Mali a d’abord été très bien fait, mais nous avons réduit beaucoup trop vite nos effectifs. Dans un contexte de moyens contraints, il importe de concentrer nos interventions, et d’inscrire celles-ci dans le temps long. Les opérations « aller et retour » permettent d’atteindre des résultats d’ordre technique, mais pas d’aboutir aux solutions politiques nécessaires. C’est l’histoire du monde !
A l’attention de M. Bockel : je crois qu’au sein des armées où j’ai de nombreux contacts, la majorité approuve mes propos. J’ajoute qu’un problème fondamental des militaires réside dans le fait de ne pas pouvoir s’exprimer lorsqu’ils portent l’uniforme, parce qu’ils le portent, puis de ne plus pouvoir parler lorsqu’ils l’ont quitté, car ils sont alors censés ne plus connaître les sujets sur lesquels ils auraient pu s’exprimer ! Les armées constituent aujourd’hui le seul corps social de la Nation à ne pas disposer de système d’auto-défense, d’une forme d’ordre professionnel. Ainsi, pour des raisons ancrées dans l’histoire, le corps des officiers, à mon sens, ne remplit plus aujourd’hui le rôle qui est le sien dans la Nation, souvent par excès de déférence, me semble-t-il. C’est un sujet dont il faudrait débattre.
M. Jean-Marie Bockel. – Très bien !
Général Vincent Desportes. – Sur Daech, je suis d’accord avec M. de Montesquiou : plus cette organisation terroriste cherchera à étendre son emprise territoriale, plus elle se fragilisera et sera susceptible de subir nos frappes. Ce choix de la territorialisation signe la mort programmée de Daech – Napoléon fut défait devant Moscou ! Et c’est ainsi que Daech mourra avant Al-Qaïda. Quant à la question de rompre les flux qui en assurent le soutien, je pense, sans connaître le détail opérationnel en cause, qu’une part de la difficulté tient au fait que l’on frapperait là en territoire ami.
En Afghanistan, nous avons servi à peu de chose. A l’inverse, l’opération Barkhane est utile et bien menée, nous y disposons d’une capacité de direction et d’influence ; ce n’est pas le cas dans l’opération Chammal.
Enfin, pour revenir sur la question de l’urgence, je crois que l’on est tout à fait capable d’agir et de se projeter en urgence quand cela est nécessaire – on a su le faire au Mali ; mais que l’urgence n’empêche pas la réflexion stratégique.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Merci, mon général, pour l’ensemble de ces éléments, et pour votre liberté de parole et votre ouverture au débat, ainsi que la clarté avec laquelle vous exposez vos convictions.
La commission auditionne M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de l’article 35 de la Constitution.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Notre cycle d’auditions préparatoires au débat, suivi d’un vote, qui se tiendra en séance publique, le 13 janvier prochain, sur la prolongation de l’opération Chammal, arrive à son terme avec la dernière audition de cette journée – non la moindre : nous allons à présent entendre M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, auquel je souhaite une nouvelle fois la bienvenue au sein de notre commission, et que je remercie d’avoir trouvé le temps de nous rejoindre.
Monsieur le Ministre, nous avons travaillé toute la journée avec différents interlocuteurs pour préparer ce débat et évaluer la pertinence de l’intervention, les critères, mais aussi les moyens que nous pouvions envisager en raison notamment des besoins, de la durée, mais aussi de la simultanéité de cette opération avec les engagements sur d’autres théâtres. Je vous laisse la parole.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. – Votre président a souhaité que je puisse faire un tour d’horizon des principaux théâtres sur lesquels nous sommes engagés. Je vais y procéder puis je répondrai à vos questions.
Je voudrais, en préambule, vous dire ma profonde satisfaction de la libération de M. Serge Lazarevic, qui était le dernier otage français retenu à l’étranger.
Actuellement, 9 490 militaires servent en opérations sur tous les théâtres extérieurs. Vous me permettrez de commencer cette intervention en rendant hommage à leur action, en particulier sur le territoire africain, où depuis le 11 janvier 2013, 18 soldats français ont trouvé la mort.
Je prends la parole au lendemain d’une actualité internationale particulièrement dense. Nous étions avant-hier avec quelques-uns d’entre vous à Dakar où se tenait le Forum international pour la paix et la sécurité en Afrique ; ce forum faisait suite au sommet de l’Élysée qui avait décidé d’un lieu de débat, qui va devenir annuel, permettant aux responsables politiques, aux experts, aux ONG, aux militaires, de participer à la réflexion commune sur la sécurité en Afrique, avec comme objectif une appropriation collective par les Africains de leur propre sécurité et la nécessaire mise en oeuvre de coopérations entre les États africains pour l’assurer. J’ai été frappé par la prise de conscience d’une nécessaire solidarité active des États africains et par la préoccupation partagée sur le développement des trafics de drogue, des migrations clandestines et du terrorisme, qui constitue un risque permanent pour la sécurité du continent africain. Ce forum faisait suite à une rencontre quelques jours auparavant des ministres de la défense des pays des deux rives de la Méditerranée, dans le cadre du « 5+5 ».
J’aborderai successivement devant vous nos opérations en Afrique (bande sahélo-saharienne, République Centrafricaine, lutte contre le virus Ebola) avant de clore sur la situation au Levant.
Cela fait maintenant 4 mois que l’opération Barkhane dans la bande sahélo-saharienne (BSS) a été lancée le 1er août. Ce dispositif inédit et ambitieux commence à porter ses fruits et s’avère un outil de premier plan contre les groupes djihadistes terroristes qui utilisent le Sahel comme un espace qui leur appartient.
Notre stratégie de régionalisation vise, après l’opération Serval, à décloisonner notre action dans cette vaste région – sur la base d’accords bilatéraux avec chaque pays hôte pour apporter une réponse régionale et un commandement global unifié de l’ensemble de nos opérations, qui permettent de gagner en réactivité et en efficacité. Nous en voyons déjà les premiers résultats. Elle s’accompagne d’une démarche d’appropriation effective de cette lutte contre le terrorisme par les acteurs de la région – le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et la Mauritanie – regroupés dans une instance nouvelle, le « G5 Sahel », qui réunit les chefs d’état-major des armées de ces pays : ils essaient de faire en sorte qu’il y ait une interopérabilité et des opérations communes et invitent régulièrement le chef d’état-major des armées françaises à participer à leurs travaux. Ce groupement régional dispose d’un état-major commun et d’une force de 3000 militaires répartis sur différents sites.
Je souhaite, à présent, détailler quelques-unes de nos avancées concrètes dans le cadre de l’opération Barkhane. Au Mali, alors qu’en septembre dernier, les forces de l’ONU étaient déstabilisées au Nord du pays par une série d’attaques meurtrières sur leurs contingents les plus exposés, la donne a changé. Au cours des dernières semaines, nous observons une diminution très sensible des activités de harcèlement par les groupes armés terroristes. Cette baisse résulte de l’efficacité de nos opérations récentes dans la région de l’Adrar des Ifoghas : l’opération Tudelle, par exemple, conduite début novembre, s’est conclue à elle seule par la neutralisation de 24 djihadistes, le démantèlement d’un camp et la découverte de 9 caches d’armes dans le massif de Tigharghar.
Autre marqueur de succès, la neutralisation d’Ahmed al-Tilemsi, émir du Mujao et commanditaire de l’enlèvement de Gilberto Rodrigues Leal, otage français enlevé en novembre 2012, dont la mort a été annoncée en avril mais le corps jamais retrouvé.
En un an, plus de 200 terroristes ont été neutralisés, dont près de 60 depuis le 1er août. Certains ont été transférés aux autorités maliennes ou nigériennes. Nous allons maintenir cette pression afin, notamment, de faciliter la mise en place du troisième état-major de la MINUSMA à Kidal.
Nous continuerons à exercer cette pression dans le nord Mali en renforçant notre base avancée temporaire de Tessalit afin de mieux soutenir la MINUSMA dans cette zone.
Entre Kidal et Gao, nous assistons toujours à un équilibre précaire entre les groupes armés signataires, dans le contexte de création d’un rapport de forces visant à influencer l’issue des négociations d’Alger qui vont reprendre en janvier 2015. Ce processus conduit par l’Algérie, soutenu par l’Union africaine et par la France, vise à la recherche d’une solution politique inclusive et définitive au Mali sur la base d’une feuille de route qui a été établie lors des premières sessions.
En parallèle à notre action sur le terrain aux côtés des forces maliennes et de l’ONU, EUTM Mali a débuté le 24 novembre dernier, sous commandement espagnol, la formation du 6e bataillon des forces maliennes. 500 militaires européens participent à cette mission dont 10% de Français.
Pour conduire son action, l’opération Barkhane s’appuie sur un réseau de bases avancées temporaires, qui ont vocation à croître ou à décroître en fonction de l’actualité et des espaces sur lesquels nous souhaitons porter notre effort, comme celle de Tessalit au Mali, celles d’Abéché et de Faya-Largeau au Tchad ou celle de Madama au Niger où nous achevons la construction d’une piste d’aviation. Cette base deviendra le point d’appui des opérations bi ou tri-partites que nous mènerons dans cette région avec les forces armées nigériennes et tchadiennes et constituera une sentinelle face au sud libyen, dont tous mes interlocuteurs, lors du premier forum international sur la paix et la sécurité en Afrique qui vient de se tenir à Dakar, ont souligné le caractère central pour leur propre sécurité.
Enfin, s’agissant du Tchad, à la périphérie de l’opération Barkhane dont l’état-major se trouve à N’Djamena, le nord du Nigeria est confronté au développement du terrorisme djihadiste de Boko Haram. Dans la suite du sommet de Paris organisé par le Président de la République en juillet 2014 pour lutter contre cette secte djihadiste et devant le risque important de contagion dans la région, la France a pris l’initiative de mettre en mouvement les partenaires du bassin du lac Tchad (Nigeria, Niger, Tchad et Cameroun) qui ont décidé de constituer une unité susceptible de réagir aux actions de Boko Haram en fournissant chacun l’équivalent d’un bataillon. Mais il faut faire en sorte que ces résolutions soient mises en oeuvre. On en revient toujours à notre préoccupation de l’appropriation collective par les Africains de leur propre sécurité et du développement de la coopération entre eux. Notre présence doit être un accélérateur de coopération. Nous avons donc décidé d’épauler cette démarche et de susciter la création d’une cellule légère de coordination et de liaison à N’Djamena qui associera les quatre partenaires. Ce n’est pas une intervention mais un soutien apporté aux pays de la région, qui reconnaissent tous que la menace est prégnante.
Il y a tout juste un an, nous nous engagions en Centrafrique, pour répondre à l’imminence d’une catastrophe humanitaire, sécuritaire et économique, une situation qualifiée de pré-génocidaire par certains observateurs. Aujourd’hui, il me semble qu’on entre dans une phase de stabilisation.
La présence de Sangaris a permis d’apaiser les tensions. Le trafic aérien et commercial retrouve une activité normale. La circulation reprend sur l’axe routier principal reliant le Cameroun à la capitale, ce qui est très important pour ce pays enclavé pour son approvisionnement et le transport de l’aide humanitaire. Sur le plan humanitaire, le camp de M’Poko a considérablement diminué. Les écoles ont repris… La vie reprend progressivement en Centrafrique.
À Bangui, malgré quelques épisodes de violence sporadiques, la situation a permis la reprise d’une vie économique et le retour de nombreux réfugiés. Les pics de violence subsistent – nous avons eu deux blessés hier – mais sont plus espacés, moins longs et moins violents, ce qui requiert néanmoins notre vigilance. En province, la situation reste contrastée et, par endroits, volatile malgré l’intervention de la force Sangaris en appui à la MINUSCA, avec des zones de frictions entre les « anti-balaka » et les « ex-Séléka » notamment dans la région de Bambari.
Je vous rappelle que la MINUSCA est déployée depuis le 15 septembre, même si elle n’a pas achevé sa phase de montée en puissance. Ce sont plus de 8 500 soldats qui oeuvrent désormais en RCA. L’objectif est d’atteindre 12 000 soldats en avril 2015 et d’étendre le déploiement vers l’est du pays.
L’action de l’Union européenne est également importante. Un travail remarquable a été accompli par l’EUFOR RCA (700 soldats), notamment en contribuant avec Sangaris au déploiement de la MINUSCA pour la garde de l’aéroport de M’Poko. Le mandat de l’EUFOR, sur proposition de la France, a été reconduit jusqu’au 15 avril et sa transformation en mission de conseil et d’assistance au profit des Forces armées centrafricaines, décidée.
C’est maintenant sur un plan politique que nos efforts doivent se concentrer. Les autorités politiques et l’Autorité nationale en charge des élections ont présenté un calendrier précis en vue des élections législatives et présidentielles de 2015 qui doivent à mon sens impérativement se tenir à l’été. La pacification globale du territoire permet aujourd’hui l’organisation prochaine des élections. Nous avons eu confirmation à Dakar du soutien de la CEEAC et de l’Union africaine à ce processus électoral et à l’organisation d’élections dans un délai bref.
Nous avons en conséquence décidé de réduire notre empreinte sur le terrain. Nous compterons 1 900 militaires français à la fin de ce mois au lieu de 2 400 au plus fort de notre engagement. Il devrait atteindre 1500 à l’été 2015. Cette réduction s’accompagne d’un renfort en armement, afin de pouvoir agir plus efficacement en appui de la MINUSCA. La MINUSCA restera jusqu’au rétablissement d’une situation normale et la reconstitution des forces armées centrafricaines, ce qui prendra nécessairement un peu de temps.
J’en viens à notre contribution à la lutte contre le virus Ebola qui constitue une opération extérieure pour la Défense. Avec plus de 18 000 cas et de l’ordre de 7 000 décès, l’épidémie due au virus Ebola revêt une gravité exceptionnelle qui menace plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Face à cette situation sans précédent du fait de la létalité induite par cette maladie (60 à 70% au début), le ministère de la défense concourt activement à l’action interministérielle de riposte organisée par la France, essentiellement centrée sur la Guinée.
Sur le territoire métropolitain, la Défense contribue au dispositif de prise en charge hospitalière des cas possibles ou confirmés de malades à virus Ebola. Ainsi, l’hôpital Bégin, à Saint-Mandé, est l’un des établissements de santé « Ebola » référencés par le ministère en charge de la santé. Il a pris en charge avec succès les deux patients confirmés et hospitalisés en France à ce jour.
Pour notre action à l’étranger, les armées ont mis en place une capacité d’évacuation médicalisée par voie aérienne, associant les moyens de l’armée de l’air et du service de santé des armées, mobilisables à tout moment.
Des experts ont été également dépêchés sur place auprès des autorités guinéennes. Nous appuyons le centre de traitement confié à la Croix-Rouge à Macenta en Guinée forestière. Il s’agit d’un appui logistique, sécuritaire et en personnel de santé. Pour les centres de Forecariah, Kérouané et Beyla, nous avons renouvelé notre appui logistique et sécuritaire.
Enfin, la Défense va mettre en oeuvre à Conakry un centre de transit et de traitement pour les personnels soignants, avec des personnels des armées et du service de santé, et en coopération avec les armées guinéennes. Ce centre sera opérationnel à la mi-janvier 2015 et représentera un déploiement de 130 militaires.
Les forces françaises sont également engagées au Levant, avec l’opération Chammal, dans des opérations de haute intensité contre la menace présentée par Daech.
Sur le terrain, Daech a perdu l’initiative mais demeure extrêmement combatif au nord de l’Irak, dans la vallée de l’Euphrate et autour de Tikrit. « L’Armée terroriste », car il s’agit bien d’une armée disposant de 20 à 30 000 combattants, qui utilise des techniques diverses y compris militaires classiques, cherche à compenser son manque de succès tactique par un activisme accru dans le champ médiatique. Confronté à de multiples fronts, Daech ne semble plus en mesure de basculer son effort d’un point d’appui à l’autre aussi facilement qu’auparavant.
Ayant amélioré leurs connaissances sur les modes d’action adverses, les Forces de Sécurité irakiennes et les Peshmergas, commencent à contrer plus efficacement les offensives ennemies et parviennent à gagner du terrain à certains endroits.
En Irak, « l’Armée terroriste » piétine donc contre les lignes de défense des Peshmergas ; elle recule même dans certains cas face aux forces de sécurité irakiennes. Néanmoins, afin de sanctuariser ses acquis avant l’hiver, Daech multiplie des offensives localisées, notamment dans la vallée de l’Euphrate, sur l’axe Falloujah-Ramadi et dans la province d’Al-Anbar. Il pratique par ailleurs une stratégie de terreur avec des actions de harcèlement, attentats, assassinats et enlèvements dans le Grand Bagdad. L’offensive de Daech a été arrêtée mais le mouvement de recul n’a pas été engagé.
En Syrie, Daech a perdu du terrain face aux combattants kurdes à Kobane, mais recherche des gains plus à l’est, le long de la frontière turque. En outre, il y a dix jours, il a lancé une offensive contre Deir-ez-Zor avec pour objectif la prise de la ville et de son aéroport. Appuyées par de nombreuses frappes aériennes, les forces de Bachar el Assad ont réussi pour l’instant à repousser l’offensive et à garder le contrôle de l’aéroport. Dans le même temps, lundi, le Jabat al Nosra et Ahrar al-Cham, deux mouvances radicales, qui ne sont pas liées à Daech et relèvent de la mouvance d’Al-Qaeda, se sont emparés de deux positions militaires, bases, du régime. Cette avancée du Jabat conforte ses positions au nord-ouest de la Syrie.
Les forces aériennes de la coalition ont conduit plus de 640 frappes en Irak (et 560 en Syrie) depuis le début des opérations.
Notre dispositif Chammal constitue la deuxième contribution derrière les Etats-Unis avec 9 Rafale basés aux Emirats arabes unis et son renforcement effectif avec le déploiement de 6 Mirage 2000D en Jordanie. Nos avions participent aux vols opérationnels dont l’objectif est de cibler des lieux de concentration, des dépôts de munitions, ou des installations de Daech ou de traiter des cibles d’opportunité détectée à l’occasion des patrouilles réalisées quotidiennement. Ils ont encore participé cette nuit même à un raid de la coalition à l’est du Mont Sinjar. Enfin, les missions de reconnaissance françaises à Bagdad préparent notre participation au programme de conseil et d’assistance, qui mobilisera 120 soldats français aux côtés des forces de sécurité irakiennes mais aussi kurdes.
Dans le Golfe arabo-persique, la frégate Jean-Bart est parfaitement intégrée dans le dispositif allié, permettant de conduire et contrôler les activités aériennes quotidiennes, tout en recueillant du renseignement.
S’agissant de notre action en Syrie, nous n’effectuons ni frappes, ni attaques au sol. Nous ne souhaitons pas que notre intervention favorise Bachar el Assad, pas plus que Daech. Comme les autres pays européens, nous soutenons l’Armée syrienne libre dont les forces se trouvent principalement dans le nord-ouest entre la frontière turque et Alep et au sud. Nous participerons au programme « Train and Equip » initié par la coalition qui vise à rendre plus opérationnelles ces forces syriennes « libres » qui ne sont assujetties ni à Bachar el-Assad, ni à Daech, ni à Jabat al Nosra, et auxquelles nous fournissons éventuellement de l’armement pour les aider à résister.
La stratégie de la coalition est assez simple. Il s’agissait dans un premier temps d’arrêter la progression de Daech par de l’appui au sol. Il faut maintenant former les Forces armées irakiennes et les Kurdes liés par un accord aux autorités de Bagdad pour qu’ils soient en mesure de reconquérir le terrain avec également la nécessité d’intégrer les éléments sunnites qui voudront bien se rallier, ce qui est en cours. L’opération prendra du temps, il est difficile de dire quand l’offensive sera lancée. Nous ne sommes pas dans cette phase, mais il y aura une offensive, probablement dans le courant de 2015 pour reconquérir le territoire.
En outre, nous devons contrer la volonté du Califat de s’étendre au Liban, à la Jordanie et à la Palestine. Au Liban, avec le soutien de l’Arabie Saoudite, nous avons décidé en décembre 2013, de renforcer les Forces armées libanaises par un plan tripartite d’équipement et de formation volontariste. Ce contrat d’une valeur de 2,5 milliards d’euros a été signé le 4 novembre dernier.
M. Aymeri de Montesquiou. – Comment se coordonne le travail avec les Kurdes ? Les Peshmergas qui étaient des combattants redoutables n’ont peut-être plus la même efficacité que par le passé et l’on m’a indiqué qu’Erbil n’aurait pas pu résister sans l’appui de combattants du PKK. Ne faut-il pas revoir notre appréciation sur ce mouvement qui figure toujours sur la liste des organisations terroristes ? Nous sommes alliés contre Daech, la situation me semble paradoxale.
Selon les Kurdes, il y aurait à Mossoul ou dans sa région, un camp d’entraînement de Daech où se trouveraient 3000 combattants, pourquoi ne fait-il pas l’objet de frappes aériennes ?
Comment s’opèrent la coordination et les contacts avec l’Iran qui a engagé des forces sur le terrain et a conduit des frappes aériennes ?
M. Gaëtan Gorce. – Je salue l’engagement de nos soldats dans ces missions périlleuses. Notre propos est d’apprécier les conséquences de notre intervention en Irak et notamment les conséquences politiques. Quels sont nos objectifs politiques au-delà de la disparition de Daech ? Quel avenir souhaitons-nous pour la région qui devra prendre en compte la position renforcée de l’Iran, les problèmes posés par l’émergence d’un Kurdistan et mais aussi les rapports avec le gouvernement syrien qui bénéficie indirectement de notre action ?
Faudra-t-il renforcer nos moyens sur place ? Allons-nous participer à la formation de l’armée irakienne ? Quelle sera l’importance de notre engagement ?
M. Robert Hue. – Il s’est produit un évènement majeur dans l’un des pays de la bande saharo-sahélienne, le Burkina Faso, avec le départ de Blaise Compaoré. Ce pays est un élément important dans la région et nous disposons d’une base importante. Y-a-t-il un risque de déstabilisation de ce pays et de pénétration des terroristes djihadistes ?
M. Gilbert Roger. – Nous préparons le débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal, les moyens militaires devront-ils être amplifiés, lesquels et de quelle façon ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – Au Burkina Faso, nous n’avons pas constaté de manifestations anti-françaises et la situation est calme. Je ne peux naturellement porter de jugement sur la situation intérieure, qui est totalement différente de celle de la RCA, mais nous devons rester vigilants sur ce qui concerne la présence de moyens français de contre-terrorisme dans le pays et sur le développement du G5 Sahel en lien avec l’opération Barkhane dont j’ai parlé tout à l’heure. J’ai eu l’occasion d’avoir des contacts intéressants lors du Forum de Dakar ; il est important que le processus de transition se déroule selon les modalités et le calendrier prévus.
En ce qui concerne nos relations avec les Kurdes, je vous rappelle que nous intervenons en Irak à la demande du Gouvernement irakien et que nous avons des relations de travail avec le Gouvernement de la région du Kurdistan d’Irak qui est dirigé par le PDK. En revanche, nous ne travaillons pas avec le PKK.
Il me semble tout à fait légitime de prendre le maximum de précautions lorsque la coalition décide de frapper un site, en particulier du fait que nous intervenons dans un pays allié. C’est à la fois un impératif moral pour éviter les dommages collatéraux et une nécessité à plus long terme pour éviter, par les frappes, de renforcer l’image de Daech auprès des populations. L’identification des cibles pose, il est vrai, la question de la transparence du renseignement. En tout cas, il est certain que Mossoul est une clé importante dans le combat contre Daech.
Nous n’avons pas l’intention à l’heure actuelle de renforcer nos moyens pour l’opération Chammal au-delà de ce qui vient d’être fait ; nous devons d’abord leur laisser le temps de monter en puissance. En outre, l’état-major installé au Koweït doit achever sa mise en place, la planification doit être complétée et la formation des militaires irakiens et des peshmergas doit se poursuivre.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Avez-vous l’intention d’envoyer le porte-avions sur zone ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – C’est une éventualité qui permettrait d’assurer une présence significative mais elle n’est pas d’actualité et nous ne comptons pas, de manière générale, ajouter actuellement des moyens à ceux déjà décidés en Conseil de défense.
En Irak, nos objectifs politiques sont clairs : nous soutenons l’intégrité du pays et nous souhaitons la formation et la consolidation d’un Gouvernement inclusif qui représente l’ensemble des communautés. Ce processus est en cours mais n’est pas achevé, notamment en ce qui concerne les tribus sunnites.
La feuille de route syrienne est nettement plus difficile à déterminer, en raison d’une situation de plus en plus complexe sur place. Des efforts doivent être déployés par l’ONU pour renforcer l’opposition syrienne libre et trouver des solutions politiques excluant Bachar el-Assad.
L’Iran a positionné des capacités et des pasdarans, notamment à ses frontières et en zone chiite, mais le pays n’appartient pas à la coalition qui a été mise en place contre Daech et il ne participe pas à l’état-major qui dirige les frappes.
M. Gaëtan Gorce. – Pourquoi pas ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – L’Iran n’a pas participé à la conférence de Paris qui a mis en place la coalition.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Rassembler et faire vivre une coalition se révèle difficile, notamment en ce qui concerne l’influence des uns et des autres sur son fonctionnement et la confiance mutuelle. En l’espèce, la grille des indicateurs fixée en 2008 n’est pas complètement remplie pour l’Irak, en particulier dans la dimension politique. Face au nombre grandissant de groupes terroristes divers, parfois opposés – on le voit bien en Syrie où certains s’attaquent au régime, d’autres non -, la question des alliances et de la définition des ennemis se pose et se posera avec encore plus d’acuité dans les mois à venir.
M. Jacques Legendre. – La France a commencé à retirer ses troupes de République centrafricaine. Pourtant, les cartes que vous nous avez présentées le montrent clairement, une partie du territoire n’est pas couverte par des troupes permettant d’assurer l’ordre et la sécurité. En conséquence, allons-nous vers une partition de fait du pays ? Nous avons besoin d’un gouvernement incontestable à Bangui mais, pour cela, il faut des élections qui ne peuvent guère avoir lieu dans des conditions satisfaisantes sans un contrôle sur l’ensemble du territoire. Est-il donc opportun de retirer dès maintenant nos troupes ?
M. Alain Gournac. – Nous avons commencé à retirer nos troupes de RCA, cela vient d’être dit. Or l’exemple malien devrait nous alerter : nos soldats ont fait un travail formidable dans le nord pour stopper l’avancée des groupes terroristes qui allaient prendre Bamako, puis nous nous sommes « allégés ». En conséquence, nous sommes obligés de revenir et de refaire le travail, au péril de la vie de nos soldats. J’ai deux questions simples. Le Président du Mali est-il réellement investi dans une solution pour le nord du pays ? Où sont les forces africaines censées prendre le relais ?
M. Christian Cambon. – J’ai la même préoccupation. Que ce soit pour le Mali ou la Centrafrique, vous nous délivrez le même message : intervention française, puis régionalisation de la réponse à la crise et formation des troupes locales. Nos forces ont rempli un rôle admirable mais on peut s’interroger sur le basculement des responsabilités vers des troupes africaines. Et tout ceci dans un contexte de grande difficulté financière pour le ministère de la défense ; c’est d’ailleurs cet écart grandissant entre les contraintes budgétaires et le nombre des interventions françaises à l’étranger que nous avons souhaité souligner à l’occasion de notre vote sur les crédits de la mission « Défense » pour 2015.
Je rejoins également l’interrogation du Président Raffarin sur la capacité d’influence dans une coalition du type de celle qui a été assemblée pour l’Irak.
Je vous ai déjà interrogé sur les conditions de vie et de sécurité de nos soldats, notamment en OPEX. J’ai été frappé, lors d’un déplacement de notre commission en RCA en avril, des grandes carences en la matière.
Sur un tout autre sujet, la livraison des Mistral à la Russie, j’ai été très surpris de l’une de vos déclarations laissant penser que la France ne livrerait jamais les navires. Quelles peuvent être les conséquences d’une telle déclaration sur nos relations avec la Russie ?
M. Joël Guerriau. – Nous ne pouvons qu’être attristés du nombre de conflits armés et des menaces dans ce monde du XXIe siècle. N’avons-nous pas atteint aujourd’hui la limite de nos capacités de déploiement ? Ne devrions-nous pas nous recentrer et, si oui, sur quelles opérations ?
M. Robert del Picchia. – Avez-vous des contacts avec votre homologue russe, qui pourrait vous faire valoir que nous livrons des armes à beaucoup de pays, en particulier au Moyen-Orient ?
M. Yves Pozzo di Borgo. – Dans l’opinion publique de tous les pays musulmans, l’Occident est montré du doigt pour avoir déstabilisé tour à tour l’Irak, la Libye, la Syrie…
Des résistants kurdes de Kobane, que j’ai rencontrés, m’ont dit que les armes que nous livrions en Syrie se retrouvaient entre les mains de Daech. Est-ce exact ?
Ne sommes-nous pas confrontés au mythe de Sisyphe, à devoir perpétuellement revenir sur des théâtres d’opérations précédents ? Comment sortir de ces actions militaires qui se multiplient ?
Mme Gisèle Jourda. – Le 13 janvier prochain, nous allons devoir nous déterminer sur une question fondamentale : continuer la guerre ou non. Au Mali, nos forces avaient pour mission de stopper des groupes terroristes, ce qui était évidemment bénéfique pour les populations. En Irak, quel est l’enjeu politique pour les populations ? Quel sens humain donner à cette opération ? Comment justifier que nous nous engageons en 2014 dans ce pays alors que nous avions refusé de le faire quelques années auparavant ? Les Français ne comprennent pas nécessairement ce qui peut parfois apparaître comme un revirement.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – Je souhaite répondre d’abord à cette dernière question, qui est essentielle. J’ai parlé, sciemment, d’« armée terroriste » pour qualifier Daech. En effet, dans ce cas, notre propre sécurité est en cause puisqu’une proportion importante de ses 20 000 combattants vient du Maghreb, d’Europe, du Caucase ou d’ailleurs. La question du retour de ces combattants étrangers est un enjeu de sécurité très important pour la France. En outre, nous intervenons à la demande des autorités irakiennes avec l’objectif d’un retour à la normale de la situation politique de ce pays et pour tenter de sortir de la crise syrienne. Il s’agit de la même préoccupation pour l’ensemble de mes homologues.
M. Daniel Reiner. – D’où la réunion d’une large coalition…
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – Effectivement ! Cette coalition va jusqu’à l’Australie, qui est elle aussi concernée par le développement des groupes et des actions terroristes, nous l’avons malheureusement vu ces derniers jours. Nous devons absolument enrayer le processus en cours.
En République centrafricaine, quasiment personne n’est favorable à la partition du pays, hormis peut-être quelques ultra-radicaux. En outre, aucun chef d’Etat africain ne l’est ! Le processus politique est essentiel et la MINUSCA doit être déployée sur l’ensemble du territoire, dans toutes les préfectures, pour que les élections puissent se tenir.
La situation est totalement différente de celle du Mali. En RCA, nous sommes intervenus à la demande de l’ONU pour éviter des massacres de masse. Par notre présence, nous nous sommes interposés et avons permis d’engager un processus politique. Lorsque la MINUSCA sera suffisamment présente, notre rôle changera : nous diminuerons le nombre de soldats présents sur place mais les moyens, qui seront différents, resteront importants. Nous agirons en appui de la MINUSCA.
Au Mali, nous avons changé de posture. Nous avons d’abord engagé une opération immédiate et frontale contre les groupes terroristes puis nous avons mis en place une opération régionale, Barkhane, qui a vocation à durer pour faire face à la diffusion des menaces sur l’ensemble de la zone. Cela a aussi un effet sur la sécurisation de notre propre territoire. Cette opération constitue véritablement un cas d’école en termes de qualité et d’efficacité.
En ce qui concerne la situation politique au Mali, nous souhaitons que le processus d’Alger aille à son terme. Pour cela, chacun doit faire des efforts et entrer effectivement dans la négociation, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas…
Sur le Mistral, j’ai rappelé lors d’une interview que « les conditions ne sont pas réunies pour une livraison », en ajoutant : « mais peut-être le seront-elles un jour »…
M. Christian Cambon. – Qu’avez-vous voulu dire ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. – Exactement ce que j’ai dit : ce n’est pas à l’ordre du jour jusqu’à nouvel ordre… Je n’ai pas de contact avec mon homologue russe depuis la crise ukrainienne, à l’instar de l’ensemble des ministres de la défense des pays de l’Union européenne.
En ce qui concerne les conditions de vie de nos soldats en RCA, il est vrai qu’elles étaient particulièrement difficiles au début de l’opération Sangaris du fait de la situation de ce pays très déshérité. Les choses ont très sensiblement changé ensuite et depuis lors les conditions de vie se sont nettement améliorées.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Monsieur le ministre, je vous remercie pour l’ensemble de ces informations.
Mes chers collègues, en vue du débat que nous aurons le 13 janvier sur la prolongation de l’opération Chammal, je vous propose de publier un rapport d’information qui rassemblera les auditions particulièrement intéressantes que nous avons menées aujourd’hui.
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