lundi 24 juin 2019

Aude Lancelin: comment dit-on franc-tireur au féminin?

Le parcours d’Aude Lancelin dans le journalisme français est à tout le moins atypique. Responsable culture et idées à l’Obs et à Marianne, revenue à l’Obs comme directrice adjointe de la rédaction, elle est brutalement limogée pour divergence idéologique. De cette «opération de police intellectuelle» qui aurait pu l’engloutir, elle tire un livre mordant, Le Monde libre (éd. Les Liens qui Libèrent) où elle dépeint la «servitude des médias» français, notamment à cause de leurs collusions avec la politique et l’argent. Il lui vaut le prix Renaudot de l’essai.


Aude Lancelin © Erwan Floc’h
Vous avez été une étoile montante de la presse de grand chemin française. Depuis Le Monde libre, vous en êtes devenue une critique résolue. Après les années de gloire et les années de conflit, quelle leçon tirez-vous de votre parcours?
Une étoile montante, vous êtes bien aimable. J’ai surtout l’impression d’avoir vécu des années de combats, de mises à l’écart, avec parfois quelques retours en grâce, miraculeux mais fugitifs. Au fil du temps, j’ai fini par expérimenter des bûchers invraisemblables. Cela vient à peine de s’achever, je l’espère, avec la fondation de QG.
Vous considérez-vous irrémédiablement incompatible avec le système pour lancer aujourd’hui votre propre média?
Avec le système des médias du CAC 40, absolument. J’ai vécu depuis le début des années 2000 l’effondrement de la presse française détruite par l’argent, les fausses valeurs, l’absence d’exigence intellectuelle, et la gauche en peau de lapin qui a fini par accoucher d’Emmanuel Macron en 2017. Je ne pense pas, hélas pour ma tranquillité, qu’un accommodement raisonnable quelconque soit possible avec ce monde-là. Pas pour moi, en tout cas. Je crée donc un média qui sera celui du peuple, de la reconquête collective de notre espace public.
Quelle est selon vous la racine du mal qui ronge le système médiatique français? Peut-on encore le sauver?
Le degré de médiocrité et d’imposture intellectuelle atteint par les médias français aujourd’hui atteint des proportions ahurissantes, que même le public, pourtant déjà hostile aux journalistes, est encore loin d’imaginer. C’est Alain Accardo qui le dit, notamment dans son dernier livre paru en 2017, Pour une socioanalyse du journalisme, considéré comme une fraction emblématique de la nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle (Agone), et je partage entièrement ce constat. On ne pourra assainir vraiment le système médiatique que par des lois rétablissant le règne de l’intérêt général dans ce domaine. Un gouvernement qui régulerait les monopoles capitalistiques par exemple, ou défendrait à certains actionnaires en affaires avec l’État de posséder des chaînes de télé ou des titres de presse. Mais tous les partis qui portent ce programme-là sont impitoyablement tenus à l’écart des marches du pouvoir par ces mêmes médias. C’est un cercle vicieux bien sûr.
Pensiez-vous, il y a dix ou quinze ans, que vous en arriveriez un jour à comprendre voire partager le sort des opposants soviétiques, turcs ou sud-américains?
Très franchement j’ai eu très tôt le sentiment que le théâtre des opérations allait être rude. L’hypocrisie, la violence intellectuelle, et désormais managériale, l’existence d’un authentique Ministère de la vérité orwellien dans les médias, fonctionnant en symbiose avec le pouvoir politique, tout cela n’annonçait rien de bon.
Vous ne dissimulez pas vos convictions de gauche radicales. Votre Quartier général sera-t-il un relais de ces convictions?
Je ne suis pas d’extrême-gauche. Loin de là. Je pense même que la question de l’incarnation, et du rapport au pouvoir, est gérée de façon calamiteuse dans les milieux gauchistes et anarchistes. C’est le paysage politique français qui s’est déplacé toujours plus vers la droite, et non moi qui suis devenue bolchevique. En réalité je n’ai pas tellement bougé depuis tout ce temps. Le catholicisme rouge m’a sans doute donné dès l’adolescence un puissant goût de la justice. Le goût d’autrui aussi, quel que soit cet autrui. Une certaine forme de radicalité peut-être, admettons, mais alors au sens de Pasolini.
Quelles seront sa forme et sa ligne? Son modèle de financement?
Le média du peuple, par le peuple et pour le peuple. Personne d’autre ne pourra le financer. Ni les industriels intéressés à peser sur la politique du pays, ni la publicité. Nous nous lancerons à la rentrée 2019 grâce à une grande levée de fonds à laquelle nous invitons chacun à contribuer d’ici la mi-juillet sur la plateforme de financement participatif KissKissBankBank. La conscience de cette urgence-là, celle de retrouver des espaces de réflexion et d’information non pollués par l’État et les grands groupes industriels est dans la plupart des esprits maintenant, il faut agir désormais.
La défense de positions sociales et politiques affirmées est-elle compatible avec un journalisme d’information?
Absolument. Jaurès ne disait pas autre chose dans son premier éditorial de «l’Humanité». La fermeté des convictions n’exclut pas le respect scrupuleux des vérités factuelles. C’est cet esprit-là qu’il faut retrouver aujourd’hui, à l’inverse d’un journalisme qui brandit sans cesse l’objectivité et la neutralité pour mieux extorquer le consentement des gens dans leur dos, au service d’une poignée de grandes fortunes intéressées au maintien d’un ordre social impitoyable.
Vous avez suivi et commenté avec passion le mouvement des Gilets jaunes. Que vous a-t-il enseigné? Apporté?
Avec le soulèvement des «Gilets jaunes», j’ai retrouvé qui j’étais vraiment. J’ai pu réconcilier mon sentiment de révolte avec mes origines populaires — ce que des mouvements comme «Nuit Debout» en 2016, que j’avais également suivi de très près, ne m’avaient pas permis de faire. Une distance intérieure demeurait. J’ai appris énormément de choses sur le peuple durant ces six mois bouleversants, les plus incroyables de ma vie politique. Et il ne s’agit pas d’une parenthèse refermée, le mouvement est en cours de transformation, non pas d’extinction. Le peuple français n’a pas encore fini d’étonner le monde.

LA CAUSE DES FEMMES EST-ELLE GAGNÉE? POUR UNE FEMME INDÉPENDANTE COMME VOUS, QUE SIGNIFIE LE CONCEPT DE FÉMINISME?

On le supputait, mais on le sait désormais, des opérations de communication mondiale comme #MeToo ont été un échec. Rien n’a bougé depuis. Je ne suis pas «féministe» au sens ordinaire, et sans doute à cause de ma culture classique, l’écriture inclusive m’est particulièrement pénible à lire. Je pense en revanche que les femmes sont victimes dans nos sociétés de violences d’une profondeur qu’on peine même encore à se figurer complètement. L’exercice du pouvoir chez une femme est, par exemple, une chose qui déchaîne les pulsions les plus obscènes chez beaucoup de salariés mâles, quelle que soit la puissance du déni à ce sujet. Or il ne faut jamais s’habituer à l’injustice quelle qu’elle soit.

VOTRE TRAJECTOIRE EST FAITE DE RÉSOLUTION ET DE REFUS. QUELLES INFLUENCES, QUELLES LECTURES ONT ALIMENTÉ LA TÉMÉRITÉ DE VOTRE CŒUR?

Le socle intime c’est la littérature et la philosophie. Les grands pamphlétaires, les mystiques, ou les tireurs d’élite qui mettent irrésistiblement leur flèche dans le noir de la nature humaine: Kafka, Flaubert, Nietzsche, Karl Kraus, entre autres. Le privilège inestimable des positions que j’ai occupé durant toutes ces années dans la presse française, c’est aussi d’avoir pu rencontrer très tôt les plus puissants créateurs de concepts de mon temps. Je pense dans le désordre à Baudrillard, Badiou, Rancière, Muray, Meyronnis, Michéa, Vidal-Naquet, ou encore Annie Le Brun. Raison pour laquelle jamais je ne regretterai d’avoir choisi ce métier, aussi cruel qu’ait pu être le chemin.
  • Propos recueillis par Slobodan Despot.
  • Article de Aude Lancelin paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 186 du 23/06/2019