mardi 14 décembre 2021

De la haine au pardon

Jean-Marie André

Dans Hegel 2013/1 (N° 1), pages 44 à 52

Source : https://www.cairn.info/revue-hegel-2013-1-page-44.htm

Avec La culture est-elle devenue en 2013 une nouvelle Pornographie ? [1], je me posais la question du pourquoi la culture était-elle devenue l’objet d’une telle haine ? Mais de quelle haine parlait-on et surtout qu’est-ce donc que la haine ? La haine, apparue avec Caïn et Abel, semble devenue depuis consubstantielle à l’humanité. Avec les haines familiales, les haines inter-sexes, les haines inter- classes sociales rebaptisées ‘’luttes des classes’’, les haines inter-ethniques et inter-raciales, les haines religieuses, les haines inter- tribales et inter-claniques et aussi, sans oublier que toutes ces haines « inter » sont aussi « intra » et sans omettre les haines pour la haine et toutes celles que j’ai oubliées dont la haine de soi pour une éventuelle suite ! La lecture de la presse écrite et numérique, l’écoute des bulletins d’information nous apportent chaque jour de nouveaux exemples d’une haine en constante renaissance de ses cendres à l’instar du Phénix. La littérature nous a apporté un solide corpus de la haine avec Mes haines d’Emile Zola, celles des Jouhandeau, de François Mauriac et son Nœud de vipères, d’Hervé Bazin et son Vipère au poing, de Paul Léautaud, de Louis Ferdinand Céline et ses Bagatelles pour un massacre ou de Cioran pour n’en citer que quelques-unes. Le cinéma en est enfin l’expression la plus prégnante et au hasard depuis 2010, je citerai La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier sur les guerres de religion en France avec la Saint Barthélémy et Incendies de Denis Villeneuve sur celles plus récentes au Liban. En 2011, De sang et de miel de l’actrice et réalisatrice américaine Angelina Jolie sur celles de la guerre en Bosnie et enfin, L’étrangère de l’actrice et réalisatrice autrichienne Feo Aladag sur les guerres inter-culturelles tout aussi meurtrières.

2Je commencerai par définir la haine pour ensuite poser la question de savoir si toutes les haines sont mauvaises. Puis, j’envisagerai le problème induit par la confusion de la haine, de la colère et de la révolte. J’aborderai les rapports de la haine et de la vengeance pour enchaîner sur l’approche philosophique cognitive contemporaine de la haine et de la colère. J’analyserai les bénéfices secondaires induits par la confusion de la haine et de la colère puis les questions de l’irrationalité et de l’intentionnalité de la haine seront posées et la langue de la haine sera évoquée. Cheminement qui s’achèvera sur une approche du pardon.

Définir la haine n’est pas chose simple

3La haine n’est pas à proprement parler un sentiment particulièrement apprécié et rares sont les individus qui admettent être haineux ou être considérés comme tels. Le Robert nous dit que la haine est « un sentiment violent poussant à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjouir du mal lui arrivant ». Je ne suis pas certain que cela soit aussi simple et je vais vous en faire prendre conscience avec cette question : Que signifie croire ou penser ou juger ou estimer que X hait Y ? Pour tenter de répondre à ces questions, le philosophe Ruwen Ogien [2] nous suggère une approche descriptive en sept propositions qui à l’instar des trompettes de Jéricho feront peut-être tomber les murailles de la haine !

4Avec ses deux premières propositions, quand X hait Y, Y peut être une idée, un état de choses, un acte, un individu, une classe d’individus. Haïr Y, c’est pour X, éprouver un sentiment de répulsion ou d’aversion pour Y. Haïr Y, c’est pour X, avoir une attitude systématiquement négative à l’égard d’Y en le dénigrant, en l’insultant, en le raillant ou en le méprisant.

5Avec ses cinq dernières propositions, quand X hait Y, Y ne peut être qu’un individu ou une classe d’individus. Haïr Y, c’est pour X, tout faire pour éviter le contact d’Y. Haïr Y, c’est pour X, agresser, blesser, diminuer Y. Haïr Y, c’est pour X, viser à détruire, éliminer, faire disparaître Y. Haïr Y, c’est pour X, se réjouir des malheurs, souffrances et infortunes d’Y et s’attrister des succès, plaisirs ou bonheurs d’Y. Haïr Y, c’est pour X, souhaiter tout le mal possible ou contribuer à faire du mal à Y.

Toutes les haines sont-elles mauvaises ?

Découvrir Cairn-Pro6Dès le IVème siècle avant JC, Aristote pensait que la haine était intrinsèquement mauvaise même si pour ses concitoyens ‘’la haine de l’ennemi était un bien’’ et dire qu’un homme ne haïssait pas ses ennemis était une façon de le blâmer. Spinoza, 21 siècles plus tard, pensait lui aussi que la haine était mauvaise car « aveugle, furieuse, éternelle et mortelle ». Le peuple lui ne s’y était pas trompé avec ‘’avoir la haine », expression populaire toujours en vogue dans le langage des plus jeunes. Nous avons pour parler de la haine le choix entre la métaphore de la rage pour la haine d’agression sans possibilité de recourir à Pasteur et à son vaccin et la métaphore digestive pour la haine de répulsion avec ses « bouffées de haine » et ses « relents nauséabonds de haine ». Même Descartes mettra à contribution notre appareil digestif dans son Traité des passions quand il écrira que la haine venait « d’effluves ayant filtré à travers le foie et ses veines avant d’attaquer le cœur ». Mais toutes les haines sont-elles mauvaises ? La haine du mensonge serait bonne tandis que celle de la vérité serait mauvaise. Celui qui dit « je hais le mensonge » n’est pas haineux mais celui qui dit « je hais les nazis, les salauds et le président de la république » est-il haineux ? La haine du mal reste circonscrite à l’objet de la haine et ne contamine pas le sujet haïssant alors que la haine du bien l’infecte. Il y aurait donc asymétrie entre la haine du bien et la haine du mal. Cette confusion est entretenue par l’équivalence erronée mais ancrée dans l’inconscient collectif des couples « haine-amour » et « affirmation-négation ». Bien que celui de Rita Hayworth-Glenn Ford de Gilda, le mythique film de Charles Vidor, en soit le plus érotique des exemples, haïr ce n’est pas « ne pas aimer », aimer ce n’est pas « ne pas haïr ». La Chimène du Cid de Corneille et son Va, je ne te hais point sont dans toutes les mémoires ! Haïr le mensonge c’est aimer la vérité. Haïr la lâcheté c’est aimer le courage mais haïr le courage, ce n’est pas aimer la lâcheté ; quant à haïr la vérité, ce n’est pas aimer le mensonge. Mais qui a dit que définir la haine était simple ?

La confusion de la haine, de la colère et de la révolte

7Aristote avait déjà pointé la confusion de la haine, de la colère et d’autres états affectifs comme la révolte. Dans ses Rhétoriques, il ajoutait que l’homme qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent et qui en outre, l’est de façon qui convient au moment et aussi longtemps qu’il faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. Aristote pensait qu’il y avait chez certains individus une prédisposition à la colère mais qu’il n’était pas indispensable de se placer devant ce dilemme : Est-ce que l’on déteste X parce qu’il est détestable ou X est-il détestable parce qu’on le déteste ? La valeur de la colère est conditionnée par les circonstances, les objets et son contenu affectif. La colère n’est donc pas catégoriquement mauvaise mais pourrait l’être, dans l’hypothèse où elle viserait des personnes ne la méritant pas ou si elle devenait disproportionnée. Pour Aristote, la haine n’est pas un excès de colère, c’est autre chose. La colère résulte pour lui d’offenses directes faites à notre personne alors que la haine peut-être éprouvée sans qu’aucune offense personnelle n’ait été subie. La colère s’attaque toujours à un seul individu, la haine peut viser un individu ou tout une classe d’individus. Le temps peut guérir la colère mais la haine est incurable. La colère est un désir de causer du chagrin, la haine un désir de faire du tort. La colère vous fait souhaiter d’être le témoin de la peine infligée à l’autre. La haine vous amène à ne pas vous en soucier. Etre en colère peut vous entraîner dans un rapport au plaisir et à la peine. La haine vous amène à ne ressentir ni plaisir ni peine. La colère dans son rapport au plaisir et à la peine peut, si vous êtes saisi par la pitié, vous amener même à renoncer à infliger une souffrance à autrui. La haine quant à elle, ne vous fera jamais renoncer. Il est possible de résumer la pensée d’Aristote en disant que « le coléreux veut que celui qui a occasionné sa souffrance éprouve de la peine en retour. Le haineux lui est indifférent à cette souffrance. Ce qu’il veut seulement c’est que l’objet de sa haine cesse d’exister » [2].

8La confusion de la haine avec la révolte, nous amène à Albert Camus et à L’homme révolté. Pour Camus, cet homme révolté est à l’image de Spartacus, cet esclave qui dit Non à une situation qu’il a endurée jusque-là. Il « fait volte-face » avec le visage, le regard bleu acier, le torse nu et musclé de Kirk Douglas, mais en même temps il dit Oui en adhérant à la part de lui-même à laquelle il a pris la décision de s’identifier et d’être. Cette part de lui- même est devenue tellement essentielle pour lui qu’il est prêt à affronter la mort pour la réaliser. « Tout ou Rien », telle est la position qu’il prend et par laquelle il accède à la conscience. Cette part de lui-même est une valeur qu’il se reconnaît désormais et à laquelle il peut donner le nom de liberté. Si cet esclave va jusqu’à accepter de mourir pour préserver cette valeur qui a donné un sens éthique à son choix de vie, c’est parce qu’il a quelque chose à défendre dépassant sa propre destinée et ce à quoi, les autres participent. La révolte ne va pas sans affirmer la solidarité entre les hommes et leur dignité. La révolte ne va pas s’en se transmettre de génération en génération jusqu’au Rap contemporain d’Abd Al Malik.

La haine et la vengeance

9Au fond de la scène, le palais des Atrides. C’est la note qui ouvre l’Orestie, l’œuvre monumentale, la seule qui nous soit parvenue dans son intégralité de l’abîme ou s’enfoncèrent les tragédies d’Eschyle ou « l’éternel perdant » comme le dénomme le romancier et essayiste albanais Ismaïl Kadaré. La façade du palais et ses murs ont été les témoins de drames effroyables dont nous ne voyons que les derniers actes avec leurs luttes fratricides pour le pouvoir, leurs festins macabres où sont servis à l’invité les membres de leurs propres enfants, leurs nuits de délires et leurs consciences ravagées par le remords, les malédictions, les angoisses, et les pressentiments de crimes futurs. Sur scène, un palais et ses trois portes. Par une porte, foulant le tapis rouge, entrera pour ne plus jamais en ressortir le roi Agamemnon. Par cette même porte, sortira la Reine Clytemnestre, une hache ensanglantée à la main, cherchant à justifier le crime qu’elle vient de commettre. Par une de ces portes pénétrera ensuite leur fils, Oreste, pour en ressortir lui aussi, tenant d’une main la hache matricide et de l’autre le voile ensanglanté qui a servi au meurtre de son père. Lui aussi cherche à justifier devant le monde son meurtre mais l’esprit perturbé par les Erinyes, ses propos tournent au délire. Tous ces crimes en réalité sont les enfants et les petits enfants de crimes plus anciens qui se sont multipliés depuis des années dans ce palais. Ce cercle mortel de la haine et de la vengeance a proliféré d’Eschyle à Shakespeare, de la tragédie grecque à l’opéra, à la littérature et au cinéma. Il en va ainsi de l’opéra dont la scène depuis quatre siècles est peuplée de fantômes qui, jour après jour, après le coucher du soleil, sur tous les fuseaux horaires du globe, viennent face au public crier vengeance et tenter de se sauver de la damnation éternelle à l’image de Clytemnestre, Oreste et de sa sœur Elektra dans l’opéra de Richard Strauss Elektra. La littérature et les films policiers, les westerns n’ont fait que répéter ce cercle mortifère. La haine et la vengeance restent les carburants les plus souvent utilisés pour nous plonger dans le feu d’une Catharsis se voulant préventive. En vain, peut-être, malgré l’invention humaine du droit et de la justice dans ce combat éternel entre Violence et Sacré.

Approche cognitive contemporaine de la haine et de la colère

10Les philosophes anglo-saxons, Davidson et Pears entre autres, ont élaboré dans la seconde moitié du XXème siècle, les théories cognitives des émotions et ont proposé de réduire les sentiments complexes comme la haine (mais aussi l’amour, l’envie, la jalousie) et les sentiments simples comme la colère (mais aussi la joie et la tristesse) à une combinaison de croyances et de désirs. Quand Capulet dit qu’il est en colère et qu’il éprouve de la haine à l’égard des Montaigu parce que Roméo a séduit sa fille Juliette, il aurait pu très bien dire « je crois que notre fille Juliette a été séduite » ou « j’aurais désiré que notre fille Juliette ne soit point séduite ». Capulet ne peut pas être en colère et éprouver cette haine parce que sa fille a été séduite, s’il ne croit pas qu’elle ait été séduite et s’il ne désire pas qu’elle ne le fut point. La colère et la haine deviennent ainsi la combinaison de deux attitudes, celle d’une croyance et celle d’un désir à l’égard de la proposition. Les cognitivistes nous suggèrent de formaliser cette colère et cette haine en tenant compte de ces attitudes de croyance et de désir, désir étant pris au sens d’intention et/ou de vouloir. « Nous sommes en colère et nous éprouvons de la haine parce que notre fille a été séduite » devient « Nous croyons que notre fille a été séduite » ou « Nous désirions que notre fille ne le soit point ». De cette transformation naissent plusieurs avantages.

11La conversion de nos émotions en propositions nous permet d’enrichir notre perception de nos émotions en soutenant qu’elles sont intentionnelles comme nos désirs et nos croyances. L’introduction des croyances et des désirs dans l’expression de nos émotions nous permet d’élucider l’opposition que nous avons coutume de faire entre « les sentiments appropriés et non appropriés, justifiés et injustifiés, rationnels et irrationnels ». Le sentiment approprié, justifié ou rationnel est quasiment impossible à définir, mais en revanche, on comprend vite ce qu’est un sentiment inapproprié, injustifié ou irrationnel. Un sentiment comme la colère ou la haine peut être jugé injustifié et/ou irrationnel.

12Il y a incompatibilité des croyances quand les raisons que l’on invoque pour nous justifier sont fausses ou incertaines : « Nous sommes en colère et nous éprouvons de la haine parce que notre fille Juliette a été séduite par Romeo Montaigu mais nous n’avons pas vérifié s’il ne s’agissait pas de quelqu’un d’autre ». Ou s’il semble reposer sur des droits que nous ne reconnaissons pas : « Capulet s’est mis en colère parce que je ne voulais pas lui rendre Juliette qui n’appartenait même pas à sa fratrie ! » Ou enfin, si le sentiment est justifié par des raisons injustifiables : « Nous haïssons les Montaigu parce qu’ils n’ont pas la noblesse des Capulet ».

13Il y a incompatibilité des désirs quand les désirs que ce sentiment implique sont incohérents : « Nous sommes en colère parce que notre fille Juliette a été séduite par un Montaigu, mais nous voulions depuis longtemps la marier avec le premier prétendant venu ». Ou si l’objet du sentiment diffère trop de sa cause : « Je tue la nourrice de Juliette parce qu’elle m’a annoncé que Juliette avait été séduite par Roméo ». Ou enfin si le sentiment est devenu autodestructeur : « Je suis prêt à mourir pour récupérer Juliette mais qui la mariera ? »

14En bref, quand il y a substitution des termes de désirs et de croyances à ceux de sentiment, cela nous permet de tenter d’éliminer, tant que faire se peut, ce qui se passe réellement dans le cerveau et la conscience d’un sujet haïssant, en colère, envieux ou jaloux. Mais en changeons-nous son contenu ? L’approche cognitiviste est voisine de celle de la réflexion philosophique esthétique qui, elle, a le pouvoir de faire abstraction du représenté dans l’image. En bref, en dépouillant l’émotion de tout contenu affectif, les cognitivistes prenaient la main qu’Aristote leur tendait patiemment depuis son quatrième siècle avant JC.

Des bénéfices secondaires de la confusion de la haine avec la colère

15La confusion de la haine avec la colère a deux bénéfices secondaires, celui de la fuite et celui du renversement des propositions.

La fuite

16Quand le chœur antique grec, celui qui éprouve des émotions face à la tragédie à laquelle il assiste, évoque la haine dans la relation de X et de Y, il a raison car ce combat est peut être sans fondement mais il est tragiquement sans issue. La haine cathartique d’Œdipe Roi ou d’Œdipe à Colone de Sophocle, la relation haineuse des Capulet et des Montaigu dans le Roméo et Juliette de Shakespeare en sont des exemples classiques comme nous venons de le voir. Quand l’enjeu est éthique, faire un choix est souvent difficile. Confronté au tragique, c’est-à-dire confronté au pire dans un conflit irréductible, le plus simple pour beaucoup, à l’instar de Ponce Pilate, est de s’en laver les mains au plus vite. En période de guerre, en période de crise économique, il est préférable pour certains de ne pas se poser de questions. Le chagrin et la pitié, le film de Marcel Ophuls a été très mal accueilli en France en 1969 car il rappelait à de nombreux Français encore traumatisés par les barricades de 1968, les choix terribles qu’ils n’avaient peut-être pas faits ni assumés pendant la seconde guerre mondiale. Et encore anesthésiés par la légende d’une France résistante, ils découvraient la réalité. Mais tout cela ne changera rien au fait que l’archétype du combat éthique est connu depuis le IVème siècle avant JC avec Sophocle et sa pièce Antigone. Née des relations incestueuses d’Œdipe et de sa mère Jocaste, Antigone bravera les ordres de Créon privant son frère Polynice de sépulture. Antigone, condamnée à être enterrée vivante, se révoltera jusqu’à sa propre mort concomitante de la déchéance de Créon. L’Antigone d’Anouilh, créée dans l’ambiguïté collaborationniste de l’année 1944, ne doit pas occulter les Antigone de Sophocle, d’Hegel, de Georges Steiner et de Lacan qui tous ont analysé ce conflit mythique et tragique entre loi divine et loi humaine sans réussir à trancher entre la loi divine d’enterrer les morts qui n’en est pas moins humaine et la raison d’état qui n’en est pas moins divine.

Le renversement des propositions

17Quand X hait Y et qu’il se dit être la victime de la haine de Y, il scotomise la cause du conflit ; il se déclare impuissant devant la haine de Y, ses agissements. Il sous-entend très clairement qu’il est la victime innocente d’une méchanceté devenue irrationnelle, aveugle et incontrôlable. X devient la victime et Y le bourreau. Que X soit un prévaricateur, un escroc, un assassin, un raciste, un fasciste, tout cela est blanchi, effacé et à la limite n’a plus aucune importance. Le comportement de Y est maladif, obsessionnel, voire psychiatrique à l’égard de X, donc Y est le salaud. Mais que X ait oublié ou feigne d’oublier ou mente carrément, les faits, eux, sont têtus ! Ce n’est pas combattre la prévarication, l’escroquerie, le crime, le fascisme et le racisme qui est une faute c’est la prévarication, l’escroquerie, le crime, le fascisme et le racisme qui en sont une.

La haine irrationnelle ou intentionnelle et sa langue

18Face à la haine de X qui circonscrit son objet Y tout en s’attachant à lui nuire avec constance et ténacité et à en menacer violemment l’existence, ces questions de l’irrationalité et de l’intentionnalité se posent. La haine est née de la lutte du « moi » de X pour sa conservation et son affirmation. Freud avait montré que la haine de X qui s’attache à son objet Y est en même temps séparatrice car elle crée un écart entre X et Y, écart délimitant les frontières du « moi » de X. Le haï, l’étranger au moi, Y en un mot est (se dit, se comporte comme…) identique à moi X. Mais pour X, cette identité lui est insupportable et l’entraîne vers le rejet de toute altérité afin de conserver intacte l’affirmation de son « moi ». Quand la haine marche dans les pas du narcissisme, le concept de pureté n’est pas loin avec la pureté sans mélange de la race et l’obligation qui découle de « purger », « d’épurer », Y, son peuple et sa race (si tant est que les races existent).

La haine est-elle irrationnelle ?

19Quand on dit à quelqu’un qu’il est haineux, cela ne lui plait en général pas et si l’on ajoute qu’il est irrationnel, alors la coupe est pleine ! Irrationnel, Irrationalité sont des termes qui nous permettent de formuler des évaluations négatives de croyances, de jugements, d’actions ou de personnes. Ces croyances, ces jugements, ces actions ou ces personnes sont supposés avoir quelque chose de défectueux. Mais qu’est-ce que ce quelque chose ? Les opinions philosophiques de Davidson et Pears divergent à ce propos car elles sont, en grande partie, des conceptions de rationalités sous-jacentes qui sont celles de ces croyances, ces jugements, actions ou personnes. Mais ces philosophes ont quand même réussi à se mettre d’accord sur quelques points communs pour dire qu’il y a irrationalité quand X se ment à lui-même ou que X prend ses désirs pour des réalités, que X croit ce qu’il ne devait pas croire au vu des données du réel dont il dispose. L’irrationnel est ce qui est contraire à la raison et qui défie la raison tout en lui en échappant car on ne peut l’expliquer. Il en va ainsi des faits, des actes, paroles, passions, pensées qu’on ne peut expliquer. Il en va donc ainsi de la haine. L’irrationnel n’est pas l’inconnaissable car la raison n’est pas la seule source de la connaissance. L’existence d’un fait irrationnel ne peut être démontrée mais nous en avons, malheureusement avec l’image des camps de la mort, une connaissance empirique. La place accordée à l’irrationnel nous dit l’homme tel qu’il est ! Pour les uns, cette place va au-delà de la raison jusqu’à la folie, pour les autres, elle reste en deçà dans la sauvagerie et la barbarie.

La haine est-elle intentionnelle ?

20L’intention est philosophiquement la visée d’un objet par la conscience pour le désirer et le mener à bien dans les « bonnes intentions » ou à mal dans les « mauvaises ». Au sens pratique, l’intention désigne la représentation de quelque chose de « non-existant » que nous avons à faire et qui « existera ». Au sens moral, elle est un acte de volonté qui est ordonné à une fin par la raison. Avoir une intention, ce n’est pas seulement vouloir quelque chose, ce n’est pas non plus la réaliser et s’en réjouir ; c’est aussi pour saint Thomas « vouloir l’atteindre par quelque chose d’autre ». L’intention de la fin et le vouloir des moyens sont un seul et même acte. La question morale dans ce cas sera de se demander si la valeur du projet qu’est l’intention est indifférente à sa réalisation. La réponse viendra de la Phénoménologie d’Husserl qui a appelé intentionnalité la projection de la conscience vers un objet. La conscience n’est rien hors de cette visée car elle ne peut être pure conscience de soi enfermée sur elle-même. « L’intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose ». La phénoménologie confère à l’homme la liberté, ce qui n’a rien d’un cadeau, car tout au contraire, elle l’engage à la responsabilité d’autant plus qu’il est impossible de la fuir sauf de se mentir à lui-même et aux autres par mauvaise foi. Nous retrouvons ici le « jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande » de l’husserlien Jean Paul Sartre.

La haine : intentionnelle et/ou irrationnelle ?

21Si nous adoptons l’intentionnalité de la haine, nous nous trouvons dans l’obligation d’admettre que haïr est incohérent et irrationnel et en définitive irresponsable. Être irrationnel sous-entend que l’on est immunisé contre le blâme moral et l’indignation, ce qui devrait nous être intolérable et inacceptable. De plus, pour Davidson dans ses Paradoxes de l’irrationalité, on ne peut juger un être irrationnel qu’en lui accordant la rationalité !

22Si nous adoptons la rationalité, il faut accepter de différencier la voie ‘’relationnelle’’ de la haine de sa voie ‘’propositionnelle’’. Si haïr est une ‘’relation’’, la description du sujet ou de l’objet haï ne sert plus de raison à la haine, mais devient un moyen de désigner le sujet ou l’objet de la haine. Haïr, c’est alors s’en prendre à l’existence même du sujet ou de l’objet haï. Si haïr est une ‘’proposition’’, les descriptions de l’objet de la haine deviennent absurdes, incohérentes et sans fondement et vouloir les réfuter est vain. Si haïr est une ‘’relation’’, il nous sera alors possible de décrire les fluctuations dans la description de la haine sans faire appel à l’idée d’irrationalité [2]. Irrationalité qui nous prive de toute possibilité de justifier le fait que nous devons le juger. En bref, dans la voie ‘’relationnelle’’, le haineux n’est pas irrationnel alors que dans la voie ‘’propositionnelle’’, il l’est. Et cette haine s’auto-réalise dans sa logique implacable comme seule peut l’être la logique déroulant son inexorable enchaînement dans une totale neutralité éthique. Mais c’est la rationalité et l’intentionnalité humaine qui donneront à la logique son sens éthique. Le procès de Nuremberg a permis au monde entier de prendre conscience ad nauseam de toute la gamme ‘’d’irresponsabilité et de non intentionnalité’’ étalée pour leur défense par les bourreaux nazis. Les procès de La Haye ou de Phnom Penh qui ont suivi et ceux qui suivront nous répéteront la même chose. Chose dite dans une langue, celle de la haine.

La langue de la haine

23La langue allemande de Goethe, devenue la langue de la haine en Allemagne nazie comme toutes les langues de la haine de par le monde, avait perdu la « capacité de promesse » que possèdent toutes les langues humaines. Le linguiste Jürgen Trabant a décrit la langue allemande nazie comme un idiome ne ressemblant plus à la voix humaine mais à un aboiement dans l’oreille des victimes. Elle était devenue pour Paul Celan « la langue des aboyeurs et des assassins ». Ce à quoi le philosophe allemand contemporain Peter Sloterdijk a ajouté qu’il lui a fallu à lui et à ses contemporains de l’après-guerre abandonner cette « langue des aboyeurs » et que c’est le dégoût, la nausée qui a fait la différence entre ce qu’on pourrait dire ou ne pas redire.

…Au pardon

24Les Grecs ne nous ont pas laissé de mot pour dire pardon, les Romains eux, oui avec Perdonere qui étymologiquement est remettre à quelqu’un la punition d’un péché. Pardonner c’est donc donner à l’autre quelque chose de sacré, c’est effacer son offense sans faiblesse ni lâcheté sans haine ni esprit de revanche. Mozart dans les Noces de Figaro et dans la Clémence de Titus nous montre que le pardon supprime la haine mais pas la faute. L’acte accompli demeurera éternellement vrai mais sa valeur changera peut être avec les époques. Pardonner ce n’est pas effacer ni laisser faire. Pardonner ne sous-entend ni faiblesse ni approbation. Pardonner n’est pas une absolution ni un renoncement. L’ennemi que l’on comprend, on cesse de le haïr mais on ne cesse pas de le combattre. Mais pour le pardon comme pour la haine, tout n’est pas toujours aussi simple ! En 1971, dans L’Imprescriptible [3], Vladimir Jankélévitch concluait à l’impossibilité, à l’inopportunité voire à l’immoralité du pardon après la Shoah, car pour lui « le pardon est mort dans les camps de la mort ». Pour lui…

25On ne peut pas pardonner parce que les victimes sont mortes et que le pardon se vit « seul à seul en face à face » sans médiation. Cette solitude secrète du pardon en ferait un défi à la logique juridique, fût-ce à l’espace juridique apparu à Nuremberg en 1945 avec le concept de’’ crime contre l’humanité’’. L’imprescriptible qui en a découlé n’est pas l’impardonnable avec tous les appels à la repentance qui se sont élevés de par le monde. Cette dualité dans la scène du pardon semblerait privée de sens car toutes ces déclarations publiques de repentance, d’une communauté, d’une institution, d’une corporation, d’une église, ou d’un ensemble de victimes anonymes mortes pour la plupart ou de leurs représentants, descendants survivants, sont nées de ce concept de « crime contre l’humanité ».

26On ne peut pas pardonner parce que le pardon risque d’entraîner l’oubli. Vladimir Jankélévitch dissocie le pardon, la prescription et l’oubli. Le pardon ne doit pas entraîner l’oubli et l’oubli ne doit surtout pas devenir une forme de pardon.

27On ne peut pas pardonner quand le crime franchit la ligne du mal radical et la frontière de l’humain pour briser la communauté humaine qui constitue le seul cadre possible du pardon. Les nazis ont cru pouvoir passer la limite de l’humain et ils ont commis contre l’humanité ces crimes inexpiables. Il ne peut plus être question de pardonner car le pardon n’a plus de sens. La Shoah, hors de proportion avec la nature humaine, a suscité le désespoir et le sentiment d’impuissance face à l’irréparable, l’irrémédiable, l’inoubliable, l’ineffaçable et à l’inexpiable. Inexpiable ne permettant pas de punir le criminel d’une punition proportionnée à son crime. « Inexpiable péché que celui d’exister pour le Juif ». Jankélévitch retrouve alors les accents de Shylock, le héros du Marchand de Venise de Shakespeare pour nous dire « qu’il n’est pas évident qu’un Juif doive exister car un Juif doit toujours se justifier, s’excuser, de vivre et de respirer ; sa prétention de combattre pour subsister et survivre est en elle-même un scandale incompréhensible et a quelque chose d’exorbitant; l’idée que des « sous-hommes » puissent se défendre remplit les « surhommes d’une stupéfaction indignée ». Un Juif n’a pas le droit d’être et son péché est d’exister. L’existence du Juif est donc « inexpiable ». L’être du Juif pour les nazis est à lui seul un crime inexpiable au-delà de tout pardon possible. Le crime des nazis paraît inexpiable parce qu’ils ont eux-mêmes tenu leurs victimes comme coupables d’exister comme hommes. Parce qu’ils se sont pris pour des « surhommes » et ont traité les Juifs comme des « sous hommes », les nazis ont cru pouvoir passer les limites de l’homme et ont commis contre l’humanité ces crimes inexpiables, c’est-à-dire selon la traduction juridique et le droit humain, « des crimes imprescriptibles ».

28On ne peut pas pardonner ou même on ne peut pas envisager la possibilité d’accorder le pardon que s’il est demandé explicitement ou implicitement par les bourreaux. Vladimir Jankélévitch dans Le Pardon [4] a eu ces terribles paroles en 1967 : Le pardon ? Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse du coupable qui seul donnerait un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, prospère, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truies. Le pardon ? Mais il était préfiguré pendant l’Occupation même, dans le consentement à la défense ; il s’est inscrit après la guerre dans le réarmement des malfaiteurs. Le pardon aujourd’hui est un fait depuis longtemps accompli à la faveur de l’indifférence, de l’amnésie morale, de la veulerie et de la vulgarité générale. S’en suit l’argumentation pamphlétaire d’une violence extrême d’un homme en colère. Il reviendra sur cette « éthique hyperbolique » tendant à pousser l’exigence à la limite et même au-delà de la limite du possible pour adhérer à une « éthique du pardon » plus en phase avec la sémantique religieuse, juridique politique, psychologique, du pardon dans les limites humaines du repentir, de la confession, de l’expiation, de la réconciliation, ou de la rédemption dans L’Imprescriptible, un « livre de philosophie » à ses yeux. Le pardon est plus fort que le mal et le mal est plus fort que le pardon. Je ne peux pas sortir de là […] Je crois à l’immensité du pardon […] mais je crois à la méchanceté […]. Il existe entre l’absolu de la loi d’amour et l’absolu de la liberté méchante une déchirure […] et nous n’avons pas cherché à réconcilier l’irrationalité du mal avec la toute-puissance de l’amour. Le pardon est fort comme le mal mais le mal est fort comme le pardon.et Jankélévitch de tempérer sa colère initiale en avouant avec émotion qu’il a longtemps attendu [… en vain] un mot, un seul, un mot de compréhension, et de sympathie, un mot fraternel !

29Mais peut-on pardonner sans arrière-pensée ? Le pur pardon existe-t-il ? Pour applaudir, il faut deux mains. Pour haïr, il faut deux humains. Pour le pardon, il faut aussi être deux et là commencent les difficultés. Vladimir Jankélévitch répond à ces deux questions : Il est possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été accordé ici-bas, qu’une dose infinitésimale de rancune subsiste de fait dans la rémission de toute offense: tel cet impondérable calcul, tel ce motif microscopique d’intérêt propre qui subsiste en cachette dans le souterrain du désintéressement. Il existe un véritable dilemme entre la morale de l’obligation et la sagesse éthique. Pour le philosophe allemand contemporain Jürgen Habermas dans sa ‘’morale de l’obligation’’, demander pardon, accorder pardon c’est avant tout réparer. Dans la sagesse éthique, le pardon est au contraire un consentement tragique à l’irréversible. Dans la philosophie bouddhiste, on pardonne sans prétendre réparer. La faute est dans le passé, le pardon est dans le temps à venir. Après l’aveu, le coupable n’est paradoxalement plus le coupable qu’il était auparavant alors que vu de l’extérieur, il le devient enfin. Le pardon et l’aveu sont l’endroit et l’envers d’un même geste par lequel rien n’est plus pareil avant et après. Victimes et coupables se sont mutuellement débarrassés du passé. Mais le pardon destiné aux coupables repentis n’est-il pas comme le pensait Jankélévitch « une farce car le pardon est mort dans les camps de la mort » ? En sachant qu’il en va ainsi dans tous les génocides ? Le crime et l’horreur appartiennent non seulement au passé mais encore au présent et au futur proche le plus menaçant. Il y eut après Auschwitz, les Balkans, le Rwanda, la Côte d’Ivoire ; et la liste des inscriptions sans prescription n’est pas close…

30Jacques Derrida en 1997 répondra à Vladimir Jankélévitch dans un petit opuscule publié en septembre 2012, Pardonner. L’Impardonnable et l’Imprescriptible [5] : Derrida s’y pose la question de savoir ce qui se passe quand nous pardonnons, ce qui y entre en jeu, de savoir quelles sont les conditions de possibilité du pardon. Il évoque le pardon du quotidien, pardon de politesse que l’on prononce sans ne guère y penser. Il s’interroge sur les acteurs et les moments du pardon dans la question « Qui pardonne ou qui demande pardon à qui, à quel moment ? Qui en a le droit et le pouvoir ? » Jacques Derrida suggère de discerner entre vengeance et punition, puis entre le punir, la punition et le droit de punir, enfin entre le droit de punir et le droit juridique de punir dans la légalité pénale. Le pardon dans celle-ci s’appelle la grâce et le droit de grâce régalien survivant dans les démocraties modernes pour leurs présidents qui ont un droit souverain au pardon, au-dessus des lois. Derrida pose alors deux questions. La première est de savoir si le pardon est une chose de l’homme ? Ou le propre de l’homme ? Ou un pouvoir de l’homme ? Ou bien est-il de l’ordre du divin et du sacré ? Père pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font, disait le Christ sur la croix. Tous les débats sur le pardon sont aussi des débats sur ses frontières entre l’humain, le sacré mais aussi entre l’humain, l’animal, la nature et le sacré. Pour les éthologues, l’animal ne serait pas dénué de ce comportement en rappelant que la nature contrairement à ce que l’on pense n’est, à la différence de l’homme, ni haineuse ni cruelle. Un tremblement de terre ayant entraîné de multiples victimes est un fait mais n’est pas un méfait humain impliquant un coupable et une victime. Sa seconde question concerne cette frontière. Comme celle-ci n’est pas une frontière parmi d’autres, tout ce qui dépend d’elle retentira sur elle entre le pardon « pur et inconditionnel » et ses états voisins : l’excuse, le regret, la prescription, l’amnistie qui sont des formes de pardon « impur et inconditionnel » en se demandant ‘’s’il n’y a de pardon que de l’impardonnable’’.

Conclusion

31Quelle que soit l’approche philosophique de la haine, n’oublions jamais sa composante éthique pour ne pas tomber dans le paradoxe de la haine. Si la haine est intrinsèquement mauvaise, il ne faut rien haïr, même pas la haine. La haine n’est donc pas intrinsèquement mauvaise puisqu’elle n’est pas haïssable. Mais si la haine est intrinsèquement haïssable, il faut donc la haïr. Il existe donc au moins une bonne haine, « la haine de la haine ». Donc la haine n’est pas intrinsèquement mauvaise. Le fait qu’il soit impossible de résoudre un tel paradoxe est plutôt, pour Ruwen Ogien, un bon signe en matière morale quand nous affirmons que la haine est intrinsèquement mauvaise, même au prix de ce paradoxe.

32Quelle que soit l’approche philosophique du pardon, il n’y a « de pardon que de l’impardonnable », telle est la conclusion de Jacques Derrida ajoutant de façon surprenante que la haine et le pardon ont un point commun : le parjure ! Le parjure est un manquement implicite ou explicite à un engagement, à une promesse faite à une loi qu’on a juré de respecter ou qu’on est censé avoir juré de respecter. Eh bien la haine relève du parjure parce que les hommes ont trahi leur engagement éthique minimal à l’égard de sa valeur fondatrice à savoir celle de « ne pas nuire aux autres ». Quant au pardon, il relève lui aussi du parjure parce que nous trahissons les victimes et le serment qui leur a été fait de les défendre et de défendre leur mémoire. Le parjure n’est pas un accident de la contingence, il est au contraire partie prenante du serment, de la parole donnée et du désir de justice. « Pour être juste je suis injuste en me parjurant ». Que ce soit pour la haine comme pour le pardon, nous sommes dans le tragique d’une contradiction insurmontable et d’une énigme insoluble.

Nous sommes en Aporie et Antigone y est morte.


Jean-Baptiste Dumont © J.M. André

Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2020

https://doi.org/10.4267/2042/49209

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