Le sujet de l’immigration cristallise depuis des décennies des oppositions stériles, tant les discours véhiculés sont biaisés et occultent la complexité des enjeux. Friands d’exagérations sémantiques, les pseudo-universitaires et politiques qui écument les plateaux de télévision se livrent une bataille de mots, les uns à travers un prisme sécuritaire étriqué et les autres sous couvert d’humanisme, bien que les preuves soient peu visibles dans ce domaine concernant l’intégration des migrants africains sur le long terme. Un point commun les rassemble : le primat du dogme libéral, qui contribue à déstabiliser la majorité des pays d’Afrique, impuissants face aux armes économiques des pays dits “développés”, tout en divisant de l’intérieur les sociétés occidentales, à commencer par l’Hexagone.
L’Union européenne est actuellement confrontée à une crise migratoire majeure, avec comme enjeu la diversification des flux migratoires, entre les migrants dits “économiques” et les demandeurs d’asile politique, dont le nombre a augmenté depuis 2017, – l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ayant enregistré 100 412 demandes en 2017. Ce fait, largement amplifié depuis la crise syrienne en 2014 ainsi que la déstabilisation de la Libye, qui est depuis devenue la terre promise des trafiquants d’humains et de passeurs peu scrupuleux vis-à-vis de milliers de personnes qui cherchent un avenir meilleur au péril de leur vie. Si les migrations intra-africaines demeurent beaucoup plus importantes que celles hors du continent, les tentatives de rejoindre l’Europe par la Méditerranée ont sensiblement augmenté, notamment depuis l’Afrique de l’Est, région fortement instable politiquement et économiquement, comme en témoignent les exemples soudanais et érythréen. Par ailleurs, la politique anti-immigration du gouvernement israélien, suivie de celle de l’Arabie saoudite, a entraîné une fermeture de la route migratoire vers l’Est passant par le désert du Sinaï, empruntée autrefois par des milliers d’individus originaires de la corne de l’Afrique, et où se trouvent désormais de véritables centres de détention destinés à ceux qui osent s’y aventurer. Face à ce défi, le gouvernement Macron, partagé entre des considérations humanistes sur le papier et le recours à des méthodes de dissuasion plus musclées, a adopté une forme de tri, comme le prouvent les mesures récemment adoptées au sein du ministère de l’Intérieur permettant aux forces de police de se rendre dans les centres d’accueil pour migrants et de vérifier si ces derniers appartiennent à la catégorie des migrants économiques illégaux ou bien des demandeurs d’asile.
En réaction à ce durcissement de la politique migratoire, une conférence ayant pour thème l’Atlas des migrations s’est tenue vendredi 26 janvier 2018 à l’École normale supérieure, et à laquelle étaient invités les représentants de l’association Migreurop ainsi qu’Edwy Plenel, président du site web d’information Mediapart. Les différents intervenants ont fustigé les propos de Manuel Valls et de Laurent Wauquiez, qui ont récemment déclaré dans les médias vouloir mettre fin à l’immigration économique. La vision défendue était pour tous d’essence libérale et cosmopolite, citant tour à tour Étienne Tassin (« le monde est une transgression des frontières ») ou encore Jean-Pierre Vernant, contre une société ethnocentrée (« demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre »). Edwy Plenel, mêlant avec brio hédonisme et humanitaire, a rappelé à notre connaissance le sacro-saint droit de se déplacer, synonyme de liberté pour l’individu d’échapper à l’injustice du hasard et de poursuivre son propre bonheur en émigrant là où l’herbe semble plus verte. À défaut d’avoir une vision cohérente sur les mobilités, les interventions ont eu le mérite de dénoncer la vision européo-centrée des dirigeants européens sur la question migratoire ainsi que les politiques mises en place à l’échelle communautaire. Cependant, la démarche militante des intervenants a eu tendance à enfermer la discussion dans un discours qui sert, au fond, l’orientation néolibérale de l’Union européenne depuis les années 1960, au nom de laquelle les pays européens de l’Ouest ont fait appel à l’immigration nord-africaine et subsaharienne sous la pression des grands groupes en quête d’une main-d’œuvre docile et bon marché.
Des politiques migratoires à l’échelle européenne
Pour aller dans le sens de Plenel et consorts, il va sans dire que l’Union européenne cultive à bien des égards une hypocrisie néolibérale depuis la ratification des accords de Schengen en 1995. Tout en favorisant les mobilités internes au sein des pays membres de la zone Schengen, les dirigeants européens ont compensé par une militarisation croissante des frontières extérieures, assortie d’un arsenal législatif visant à dissuader les migrations en provenance des pays tiers. De la Convention de Dublin en 2005 obligeant les demandeurs d’asile à établir leur demande dans le premier pays européen d’arrivée aux accords multilatéraux de soi-disant “dialogue” et de “coopération” avec les pays africains, à l’instar du processus de Rabat en 2006 et celui de Khartoum en 2014, la politique migratoire européenne s’est équipée d’innovations technocratiques au fil des ans.
L’Union européenne a d’ailleurs franchi un cap depuis le processus de Khartoum avec l’externalisation de la demande d’asile, qui consiste pour le candidat à se rendre dans un consulat dans son pays d’origine ou dans un pays de transit afin de demander un permis de séjour. Or le consulat en question n’est en réalité qu’un prête-nom puisque l’Union européenne commence désormais à sous-traiter les demandes d’asile et de séjour à des firmes privées, libres d’accepter ou de refuser les dossiers de candidature. Il s’agit purement et simplement d’une délocalisation des compétences d’institutions publiques, brouillant la frontière entre les secteurs public et privé.
Enfin, les accords intercontinentaux incluent pour l’Union européenne l’allocation de subventions à des régimes autoritaires comme celui en Érythrée afin d’endiguer le nombre d’arrivants sur les rives européennes de la Méditerranée. Or, ce phénomène est tout simplement impossible à enrayer alors que les canaux d’immigration légale sont quasi inexistants dans ces accords, favorisant ainsi les voies illégales entretenues par les passeurs.
Blocages politiques et dérives néolibérales
À bien des égards, la fragilité des institutions politiques dans de nombreux pays africains est en lien avec la situation actuelle. Le système clientéliste entretenu par myriade de dirigeants africains, à coups de fraude électorale et de mandats soi-disant démocratiques, maintient au pouvoir des groupes communautaires et des dynasties familiales vivant dans l’opulence et la corruption tout en méprisant leurs populations et en gardant leur pays sous perfusion économique étrangère. Les pays recouvrent des populations loin d’être homogènes, aux appartenances ethniques diverses et dont les coutumes, toujours vivaces malgré les pressions extérieures, prennent pour les groupes les plus puissants un caractère féodal lorsqu’ils se trouvent à la tête de territoires devenus États-nations, sans le sentiment d’appartenance commune. Cette réalité, qui a engendré instabilité politique et situations de guerre civile comme récemment au Soudan du Sud incite une minorité d’Africains, outre les déplacés internes, à fuir les tensions politiques, voire à s’émanciper des tutelles communautaires, cherchant à satisfaire un dessein plus personnel.
Outre l’instabilité politique, les facteurs économiques issus de la conjoncture mondiale actuelle constituent une cause déterminante d’émigration. À la source du mal se trouve l’hypocrisie occidentale, affublée d’un discours bienfaiteur sous l’égide du paradigme néolibéral. Le marché est profondément juste et doit pour cela s’autoréguler, martèlent ses apôtres, comme s’ils prophétisaient l’avènement d’un paradis terrestre. Ainsi de nombreux pays africains ont été forcés, avec la complicité d’institutions internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui prétendaient aider les pays en développement, à ouvrir leurs marchés aux produits des pays industriels avancés, alors que, dans le même temps, ces derniers continuaient à protéger les leurs. Dans le même esprit, les Accords de partenariat économique, sur l’initiative de l’Union européenne, forcent les pays d’Afrique de l’Ouest à ouvrir leurs marchés aux produits européens largement subventionnés, visant à atomiser la concurrence avec les producteurs locaux. Cette situation inégalitaire, en plus d’accentuer à l’échelle mondiale l’écart de richesses entre pays “développés” et ceux “en développement”, engendre à l’échelle locale une absence de perspectives pour la jeunesse africaine, d’autant plus que les modes de vie traditionnels, à base d’agriculture, d’élevage et de pêche sont toujours plus menacés. Confrontées à un exode rural exponentiel, les grandes villes africaines se développent à l’image d’une souris accouchant d’un mammouth : la demande d’emploi excèdant l’offre, des milliers d’habitants se retrouvent désœuvrés malgré leurs espoirs d’antan et finissent par s’entasser dans des bidonvilles, où règnent pauvreté et délinquance.
En outre, en réaction à l’hypocrisie des pays occidentaux, jouant un jeu aux dés pipés derrière le vernis de discours de défense des droits de l’Homme et de plans d’actions humanitaires, une multitude de dirigeants africains se sont tournés vers les Chinois pour se développer économiquement. Loin des motifs que revêtent les étoffes de l’idéologie dominante en Europe et aux États-Unis, aux formes et couleurs chatoyantes de l’Empire du Bien, les représentants de l’Empire du Milieu ont joué au contraire le jeu de la transparence, assorti d’un discours anti-impérialiste laissant croire que ces derniers et leurs homologues africains traitaient d’égal à égal. Or, malgré l’absence d’ingérence politique en apparence, la stabilité des sociétés africaines pourrait être compromise dans les décennies à venir si elles demeurent sous la mainmise des multinationales chinoises. En plus d’être polluantes, peu pourvoyeuses d’emplois et d’offrir des conditions de travail délétères, leur influence croissante accentue le régime de concurrence déloyale instauré plus tôt par les Européens, avec notamment l’ouverture des marchés africains aux produits chinois. Ainsi, des millions d’Africains risquent de grossir les rangs d’un prolétariat sans frontières, qu’ils restent dans leur pays d’origine ou qu’ils émigrent à l’étranger. En Europe, ils seront considérés par ceux de droite ou bien comme une main d’œuvre bon marché ou alors comme une menace sur le plan identitaire, et par la gauche comme un vivier électoral pour mieux creuser l’écart entre dominants et exclus.
Quand la liberté de se déplacer creuse les écarts sociaux et culturels
La liberté de se déplacer relève d’un droit intouchable pour les libéraux, quelles qu’en soient ses répercussions. Or, la mobilité est un concept qui recouvre des réalités multiformes : pour les uns, elle requiert le sacrifice de leur vie antérieure, avec un lot d’évènements tragiques dans certaines circonstances et une finalité incertaine ; tandis qu’elle va parfaitement de soi pour les autres. Dans son roman Le ventre de l’Atlantique publié en 2003, Fatou Diome nous donne une sublime illustration de l’écart qui sépare les fantasmes des jeunes Sénégalais rêvant d’émigrer en Europe de la réalité, à travers le personnage du marchand de Barbès. Ce dernier, parti émigrer à Paris, est obligé d’inventer sa propre gloire une fois revenu au village alors qu’en France, il a dû dormir dans la rue et occuper des emplois rémunérés au noir, tout en étant maltraité par des employeurs sans scrupule et par les communautés d’immigrés sur place. Les nouveaux venus, en-dehors des structures d’accueil sont par la suite livrés à eux-mêmes, et n’ont souvent d’autre alternative que de vivre reclus dans des réseaux communautaires.
À l’inverse, pour l’Européen qui vit en ville, bénéficiant d’un cadre de vie aisé, la mobilité est une réalité qui va de soi, synonyme du droit à se rendre un peu partout n’importe quand. À l’heure de la mondialisation, de l’uniformisation culturelle véhiculée par la société marchande, où le droit de se déplacer à l’étranger est devenu banal depuis la révolution du low cost, il n’est guère surprenant que règne une conception du bonheur individualiste et hédoniste. Durant les siècles précédant la révolution des transports, voyager était synonyme d’exploration d’horizons inconnus. Aujourd’hui, il y a un conformisme à se dire citoyen du monde et à énumérer ses destinations de voyage comme ses paires de baskets, souvent en ayant fréquenté les mêmes chaînes d’hôtels ou lieux, qu’ils soient situés en Tunisie ou en Thaïlande. La plupart d’entre nous ne fait que se déplacer d’un bout de la planète à l’autre en ne changeant rien à ses habitudes et en évitant le contact avec les populations locales. Ce prolongement du mode de consommation à l’occidentale est de toute évidence une incitation à l’entre-soi et à l’indifférence entre cultures. C’est d’ailleurs la même tendance qui se produit en Europe, et surtout dans les grandes capitales comme Londres ou Paris, où l’on encourage les individus à consommer même si ces derniers vivent séparés dans des communautés aux codes culturels parfois antagonistes. À Paris, les jeunes diplômés issus de classes aisées et dénonçant les injustices raciales ont une curiosité qui s’arrête bien souvent à la fréquentation occasionnelle du kebab ou du restaurant chinois du coin.
À travers son apologie de la liberté de déplacement, la gauche libérale recycle depuis des décennies un double discours consistant à la fois à dénoncer le sort des migrants et à les réduire, une fois leur situation régularisée, à un groupe à part de consommateurs, devant défendre leurs intérêts propres avant de tisser des liens durables et solidaires au sein de leur pays d’accueil. Au pouvoir, la gauche depuis François Mitterrand n’a eu de cesse de diviser les classes populaires et les minorités, faisant le panégyrique de la diversité pour s’arroger les voix de ces dernières, tout en érigeant la société de consommation comme seul horizon. En outre, à l’exception d’Harlem Désir et de Malek Boutih à la présidence de SOS Racisme et de quelques élus politiques, les élites du Parti socialiste ainsi que les personnalités médiatiques ont jusque-là pratiqué l’entre-soi dans les cercles parisiens de la rive gauche, bien loin des réalités quotidiennes de certains quartiers par-delà le périphérique. Aussi, pour lutter contre le racisme et l’exclusion des nouveaux venus, encore faut-il disposer d’un solide tissu social favorisant l’entraide et l’intégration. À cet égard, les politiques impulsées jusque-là ont favorisé une forme de ghettoïsation, en nous faisant croire que les fractures sociales se réglaient à coups de plans de rénovations urbanistiques et de subventions locales.
La mobilité, à travers les réalités vécues et les évènements provoqués tout le long de l’Histoire ne se réduit pas à un concept dans des manuels universitaires vendant le libéralisme sans frontières des capitaux et des personnes. L’idée n’est bien sûr pas de vouloir rester cloisonné derrière des murs dans un ethnocentrisme ridicule, ou de privilégier le cheval pour chaque déplacement. De tout temps, les hommes ont eu le désir et la nécessité d’échanger des idées nouvelles, des savoir-faire et des chef d’œuvres littéraires et artistiques issus de leur propre lieu d’appartenance, et parfois forcés ou non, à émigrer vers de nouveaux horizons. Mais il s’agit de voir à qui cette mobilité profite le plus à l’heure actuelle, et si elle ne creuse pas l’écart des inégalités et discriminations à long terme plutôt qu’elle ne permet cette fameuse poursuite du bonheur. À l’heure où tout est mouvement, liquide, et sous le prisme de l’individualisme roi, peut-être faudrait-il penser à recréer un lien durable entre communautés à travers un idéal social commun.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous étions en reportage au Maroc où nous rencontrions les multiples visages du déracinement
- À l’occasion de l’anniversaire de la mort de Guy Debord, nous partagions avec vous ses « Notes sur la “question des immigrés” »
- Le Comptoir est partenaire du film Taste of cement de Ziad Kalhtoum qui raconte le quotidien de travailleurs syriens, immigrés au Liban pour fuir la guerre civile de leur pays
- Dans le premier numéro de notre revue, nous vous proposions un article intitulé « Comment le capitalisme a créé l’immigré », par Emmanuel Casajus
- L’un des blogs du Monde diplo pointe des responsabilités collectives dans l’esclavage des migrants en Libye
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