Nous vivons l’Ă©poque des Ă©vidences oubliĂ©es. RĂ©pĂ©tons-nous donc. La nature, c’est tout ce qui, dans l’univers, n’est pas fait de main d’homme. Tout ce que homo faber, dans son obsession du contrĂ´le total, ne contrĂ´le, justement, pas. La nature autour et en face de nous est la limite de notre pouvoir sur la matière, sur le monde et sur notre propre destin.
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Il n’y a pas d’art sans la contrainte et l’art appuyĂ© sur des contraintes autodĂ©terminĂ©es est une plaisanterie. Autant vouloir se soulever en se tirant soi-mĂŞme par les cheveux. Le dĂ©sir de mater la nature, de ne plus en tenir compte, est la raison profonde du naufrage de la modernitĂ© et de notre angoisse dĂ©sormais consubstantielle combattue Ă coups de psychotropes. Architecture carcĂ©rale, littĂ©rature nombriliste, peinture rĂ©duite Ă l’autothĂ©rapie. Tout n’est qu’enfermement et involution sitĂ´t que ce dialogue avec l’Autre immuable s’interrompt. Le paysage intĂ©rieur de l’homme restĂ© seul avec lui-mĂŞme n’est pas beau. C’est une cartographie de la folie.
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La nature est une muraille impitoyable, mais avec de prodigieuses Ă©chappĂ©es. La conscience, l’esthĂ©tique, la science se sont dĂ©veloppĂ©es dans cet Ă©change que nous avons stupidement rĂ©duit Ă une lutte. Bien sĂ»r, il a fallu conquĂ©rir notre place dans cet ordre impitoyable entre l’amibe et les constellations. Mais il aurait fallu Ă©tendre l’Ă©thique de ce combat Ă nous-mĂŞmes. Savoir maĂ®triser, comme nous l’avons fait de la matière, le dĂ©chaĂ®nement de nos propres forces Ă©lĂ©mentaires, ce qu’on appelait jadis l’hybris.
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Pour ne pas avoir su le faire, nous nous sommes mis Ă doubler la nature lĂ oĂą nous aurions pu nous adosser Ă elle comme nous l’avons toujours fait. La science nous a permis de retourner la lame de notre soif de conquĂŞte contre la branche mĂŞme sur laquelle nous Ă©tions assis. Nous sommes devenus comiquement redondants. Nous avons plantĂ© des pylĂ´nes Ă chaque endroit oĂą un arbre eĂ»t fait l’affaire. Nous nous sommes embarquĂ©s dans une rivalitĂ© avec un adversaire invincible. L’«Ă©mancipation» de l’homme d’avec la nature, comme l’a montrĂ© C. S. Lewis, aboutit nĂ©cessairement Ă la rĂ©gression de l’homme, son automatisation et sa robotisation. Donc Ă la victoire totale de la nature. Lorsque nous aurons tout dĂ©truit, les lierres envahiront nos ruines de bĂ©ton armĂ© comme le gibier se royaume parmi les immeubles dĂ©sertĂ©s de Pripiyat, la citĂ© dortoir de Tchernobyl.
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Je contemple avec une attention aiguĂ« et Ă©mue les arrière-plans de la peinture flamande ou italienne. Les arcades effondrĂ©es envahies de ronces. Les vieux ponts incrustĂ©s dans la verdure comme s’ils en avaient toujours fait partie, comme des os dans la chair. Les villages qui s’enchaĂ®nent dans les vallĂ©es au fil de routes tortueuses se perdant Ă l’infini. Les fumĂ©es hivernales dans les ciels gris de Bruegel. Quelle que soit l’avant-scène — portrait de cour, bataille, chasse, procession —, l’arrière-plan la relativise en l’inscrivant dans les cycles sans fin qu’aucun horloger humain ne peut interrompre. C’est infiniment hospitalier et infiniment rassurant.
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La nature est un refuge et un recours. Non pas pour les Tesson ou les Unabomber, mais pour nos claustrophobies sociales. Il ne s’agit mĂŞme pas du «recours aux forĂŞts», il s’agit d’une simple idĂ©e d’Ă©vasion possible. L’idĂ©e qu’ici, les ondes ne passent pas. Que de lĂ , on peut encore contempler la voĂ»te Ă©toilĂ©e sans pollution lumineuse. Que lĂ -bas, le silence est tel qu’on y entend notre propre pouls.
C’est pourquoi M. Elon Musk expĂ©die des guirlandes de satellites dans le ciel pour «couvrir» la Terre entière de rĂ©seaux internet, jusqu’aux deux pĂ´les. C’est pourquoi il n’est plus un recoin de forĂŞt sans vrombissement d’avion ou de lointaine dĂ©broussailleuse. Il n’y aurait plus que cinquante lieux de silence absolu sur toute la planète. C’est le nombre des briques qui manquent pour que notre autoenfermement soit parachevĂ©. Le maçon stupide a Ă©levĂ© sa tour autour de lui sans prĂ©voir de porte.
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Le bonheur d’une civilisation pourrait se situer au point d’Ă©quilibre de sa relation avec l’environnement. La France Ă son apogĂ©e Ă©tait une alternance idĂ©ale entre architecture, gĂ©nie civil et verdure. Encore l’utopie futuriste de Ledoux aux salines royales d’Arc-et-Senans: gĂ©omĂ©trie, mais taillĂ©e dans la pierre. Rationalisation du travail et de l’habitat, mais avec un jardin Ă bonne taille pour chaque mĂ©nage. On voit en de tels lieux — comme Ă visiter les premières centrales Ă©lectriques, augustes comme des Ă©glises — que cela eĂ»t pu bien tourner, nous avons pris quelque part la mauvaise bifurcation.
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