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La
 formation du nouveau Gouvernement ne s'est pas passée sans sensation, 
ce qui est surprenant en période guerre. Choïgou quitte le ministère de 
la Défense, mais avec une promotion pour le Conseil de sécurité, quand 
Beloussov, économiste, l'y remplace. Avec en arrrière-plan une question 
non moins importante : où ira Patrouchev, remplacé par Choïgou ? Le tout
 avec une question latente, à laquelle nous n'aurons pas de réponse : quel mouvement initial a déclenché les autres en chaîne ?
Sergueï
 Choïgou, anciennement gouverneur de la région de Moscou, puis ministre 
des Situations d'urgence (ministère qu'il a monté) et ministre de la 
Défense depuis 2012, avait lors de sa nomination et jusqu'au début de 
l'Opération militaire, plutôt bonne réputation. Il est arrivé en poste 
après le désastre de Serdioukov, qui s'est retrouvé incarcéré. En poste,
 il est revenu
 sur certaines réformes contre-productives et radicalement globalistes 
de son prédécesseur, qui avait quasiment privatisé l'armée, après 
l'avoir plus que "dégraissée", comme l'on disait en France. Mais dans 
l'ensemble, la ligne néolibérale a été conservée, toutefois sans 
radicalité. 
Il a commencé à être 
fortement attaqué dès 2022. Très rapidement, après l'escroquerie des 
négociations d'Istanbul, quand l'armée russe a commencé à reculer 
systématiquement et que les autorités chantaient sur toutes les ondes 
les vertus des "retraits stratégiques", quand ensuite il fut difficile 
de stabiliser la situation sur fond de conflit d'intérêts entre l'armée 
privée, mais entièrement financée par l'Etat, de Prigogine, et le 
commandement de l'armée régulière, une grande partie des "blogeurs" 
militaires et patriotes ont ouvertement pris le parti le Prigogine, et 
certains même après qu'il ait lancé les chars contre Moscou et fait tuer
 des militaires russes. D'une manière générale, Choïgou a alors incarné 
la faiblesse de cette armée d'un côté néolibérale, légère et 
technologisée, avec des officiers qui n'ont aucune expérience de guerre 
classique de haute intensité, et d'un autre côté, une armée fortement 
bureaucratique et lourde dans la prise de décision. En tant que 
ministre, c'est logique qu'il porte la responsabilité du ministère qu'il
 dirige, même s'il n'est objectivement pas la source de tous les 
problèmes de cette institution, qui sont stratégiques et idéologiques, 
et dépassent largement sa personne. 
Dernièrement,
 un scandale, le scandale de trop, avec l'émergence des affaires de 
corruption à grande échelle dans le cadre de l'affaire Ivanov. Qui était
 sous surveillance depuis longtemps. Donc une question : il a perdu 
son immunité, parce qu'il était déjà connu que ChoÎgou partait, ou c'est
 à cause de ce scandale de trop que Choïgou est parti ?
Rappelons
 quand même que Choïgou a été nommé Secrétaire du Conseil de sécurité, 
ce qui est une sinécure plus que dorée et ne ressemble en rien à une 
punition. Par ailleurs, il sera en même temps l'adjoint de Poutine dans la Commission de l'industrie militaire et dirigera le travaille de l'Agence
 de coopération en matière d'industrie militaire, qui sort ainsi du 
ministère de la Défense et passe au Conseil de sécurité. il n'a donc pas
 personnellement perdu la confiance de Poutine.
Au
 Conseil de sécurité, Choïgou prend la place de Nikolaï Patrouchev, qui 
était directeur du FSB (1999-2008), puis Secrétaire du Conseil de 
sécurité depuis 2008. Où partira Patrouchev, cela est pour l'instant 
inconnu. Peskov a annoncé que la décision sera annoncée dans quelques 
jours. Il faut souligner que Patrouchev est un poids lourd dans le 
milieu du Bloc de force, son fils au Gouvernement s'occupe de 
l'agriculture et a été monté au rang de vice-Premier ministre.
Est-ce
 le départ de Patrouchev, qui a entraîné la nécessité de le remplacer et
 lancer le mouvement ou bien est-ce la nécessité de déplacer Choïgou qui
 a entraîné la machine ?
Dans ce 
contexte, la nomination d'Andreï Beloussov, économiste, laisse perplexe.
 Beloussov a une excellente réputation, intègre, réfléchi. Il s'est 
régulièrement prononcé contre la globalisation et pour le respect des 
traditions, ce qui rassure. Mais pourquoi nommer un économiste à la Défense
 ? Cela pose également la question du transfert de la zone de pouvoir, 
qui passe de plus en plus ouvertement du Bloc de force, traditionnel 
détenteur, vers le Bloc socio-économique.
Il
 devient le second ministre civil de la Défense, après Serdioukov, qui 
fut nommé lorsqu'il fallut radicalement transformer l'armée sur le mode 
néolibéral, l'affaiblir et la déstructurer, afin de mettre à terre cet 
instrument trop puissant issu de l'heure de gloire soviétique. La 
mission fut accomplie. Nous étions à l'époque à l'heure du 
néolibéralisme triomphant et, indépendamment du discours de Munich, dans
 les faits, la Russie a pris à ce moment-là un très puissant virage 
globaliste, en renforçant le poids du privé dans les mécanismes 
étatiques de prise de décisions. 
Est-ce que la nomination de Beloussov n'entre pas dans cette même logique, d'un point de vue fonctionnel ? Et c'est ce qui inquiète, en période de guerre. Plusieurs remarques.
N'y
 a-t-il donc aucun militaire ou appartenant au bloc de force, qui soit 
apte à être ministre de la Défense ? Nous en revenons bien au dogme 
néolibéral : le privé est a priori plus fort que le public. Et les dogmes, ça ne se discute pas, ça se révèrent.
Le
 ministre de la Défense, dans cette logique, est donc un manager, il 
doit gérer les commandes publiques de l'armée, mais n'a strictement 
aucun lien avec la stratégie à mener. C'est une ligne intéressante en 
période de guerre ...
Il s'agit en 
gros de la ligne posée en Europe, qui a conduit à l'inefficience de plus
 en plus forte des services publics, avant leur réforme manageriale 
pourtant efficaces. Et cela dans tous les domaines : armée, hôpitaux, 
services administratifs, écoles, etc. Et c'est étrangement ce qu'affirme
 en gros Peskov : le budget global du bloc de force, et pas uniquement 
de la Défense, atteint avec la guerre 6,7% du PBI, l'on se rapproche de 
la situation du milieu des années 80. Il faut donc intégrer l'armée dans
 l'économie ... Bref, l'armée est une entreprise comme une autre. Je cite :
"Le
 ministère de la Défense doit être absolument ouvert à l'innovation, 
introduire toutes les idées avancées pour créer les conditions de la 
compétitivité économique, a-t-il conclu."
Avec
 qui le ministère de la Défense doit-il être en concurrence ? Quelle 
compétitivité économique de l'armée surtout en période de guerre ??? 
Quant à l'innovation, elle est importante, quand elle n'est pas un but 
en soi, un culte, mais qu'elle est au service des militaires au service 
du réel. Bref, en lisant ces paroles, on se croirait à Davos et non pas au Kremlin ... Nous
 voyons bien que si les missiles super sophistiqués sont utiles pour 
réduire la capacité de nuisance de l'ennemi, ils ne peuvent pas tenir un
 territoire : ils permettent de créer les conditions pour une avancée 
des troupes. Donc des hommes, qui doivent non seulement prendre les 
territoires, mais ensuite les tenir et les administrer. Ce qui est 
totalement absent de toutes ces paroles, c'est l'homme. Pas d'hommes, pas de victoire.
Mais
 au-delà du fait qu'une partie des élites semble absolument incapable de
 dire et voir le monde en dehors des concepts globalistes, l'histoire 
oblige et elle les oblige. Heureusement. Il y a donc certaines pistes, 
bien loin des "conditions concurrentielles" et délires fantasmagoriques 
technologiques encore issus de la littérature du siècle dernier, qui 
elles sont positives.
Beloussov est 
une personnalité en soi intéressante, forte et réelle, ce qui peut 
fausser le schéma néolibéral des managers. L'accumulation des scandales 
financiers et la conception patrimoniale de leur service par une partie 
des responsables bien nourris de cette armée de temps de paix obligent à
 une révision générale de la manière dont les fonds publics sont 
utilisés. Certains voient en Beloussov la personne apte à mettre en place un véritable audit et, qui sait, peut-être à en tirer les conséquences.
D'une
 manière stratégique, est-ce une manière de dire sans le dire, que la 
Russie passe en mode économie de guerre ? L'armée devient alors une 
impulsion de la relance de l'industrie, de la formation professionnelle 
et donc de l'économie. Mais l'armée est également à la source d'un 
renouvellement des élites, si l'on en croit les paroles de Poutine, qui à
 juste titre estime qu'avec ce conflit, une nouvelle génération se met 
en place, issue de l'armée combattante. Plus forte et plus saine, qui 
pourra sortir le pays d'un paradigme idéologique dépassé. Pourtant, un 
civil est nommé à la tête du ministère de la Défense.
Bref, beaucoup de questions. La pratique nous apportera quelques réponses.