jeudi 16 avril 2020

COVID-19 : L’ATTAQUE DES DRONES

Source : https://www.laquadrature.net/2020/04/01/covid-19-lattaque-des-drones/

À l’heure de la crise sanitaire, la France bascule dans un État policier. Et c’est l’occasion pour les forces de sécurité de déployer massivement leurs derniers gadgets sécuritaires. À travers le pays, la police déploie des drones pour contrôler l’application du confinement. Non seulement pour diffuser par haut-parleurs les directives du gouvernement, mais aussi pour surveiller la population, en orientant les patrouilles au sol et même en filmant celles et ceux qui leur échapperaient pour mieux les sanctionner après.
Ce déploiement inédit ressemble à une gigantesque opération de communication des autorités, qui mettent ainsi en avant leur arsenal technologique. Cette crise est instrumentalisée pour banaliser l’utilisation d’un outil de surveillance pourtant extrêmement attentatoire à nos libertés. Et le tout dans un cadre juridique flou, voire inexistant. L’État profite ainsi de l’état de sidération pour imposer ses technologies policières.
Christophe Castaner a la mémoire courte. C’est sans doute la raison pour laquelle il n’a pas hésité, la semaine dernière, à expliquer que, si le gouvernement français s’était pour l’heure abstenu de se livrer à une surenchère en matière de surveillance numérique au cours de cette crise sanitaire, c’était parce que le traçage des données « n’est pas dans la culture française ». Oubliés les bons et loyaux services de l’opérateur télécom Orange qui propose de surveiller illégalement ses abonnés pour le compte des autorités ? Oubliés aussi, les programmes de surveillance massifs des services de renseignement français ? Oubliés, le fichier TAJ ou les ventes d’armes numériques aux dictatures ?
Si, pour l’heure, le « traçage numérique » n’est pas la priorité du gouvernement pour lutter contre l’épidémie, reste le flicage tout court. Et dans cette matière, le ministère de l’Intérieur nous fait ces jours-ci une démonstration magistrale de son savoir-faire, n’hésitant pas à étaler ses dernières technologies sécuritaires. Il y a encore quelques semaines, les vidéos de drones qui survolaient des villes en Chine afin de faire respecter les consignes de gouvernement provoquaient en France incrédulité et inquiétude concernant les dangers de ce nouvel « arsenal technologique » pour les « libertés individuelles ». D’aucuns étaient tenté d’y voir une spécificité chinoise, le signe d’un État autoritaire. Moins de deux mois plus tard, tandis que chaque sortie de nos domiciles est conditionnée à une déclaration préalable, que nos déplacements font l’objet de contrôles systématiques, la police française déploie à son tour ces mêmes engins sur tout le territoire.
Il ne s’agit pourtant pas d’un outil anodin : robo-militarisation de l’espace public et aérien, pollution sonore, coût énergétique, danger pour les biens et personnes en cas de défaillance, accès non autorisé aux espaces privés, l’usage policier des drones démultiplie la surveillance.

Tour de France du déploiement des drones et de leurs usages

De rapides recherches donnent pourtant à voir plus d’une quinzaine d’exemples où les drones sont utilisés pour imposer le confinement décidé par le gouvernement et intimider la population. Et il ne s’agit pas seulement d’y brancher un haut-parleur pour diffuser les consignes des autorités, mais bien, à l’aide des caméras, de surveiller la population, de repérer les attroupements, de mieux verbaliser les contrevenants, d’orienter les patrouilles au sol et même, dans certains cas, de filmer les personnes échappant à la police pour mieux les sanctionner après. Petit tour de France de ce déploiement inédit :
Paris, la préfecture a déployé plusieurs drones pour diffuser des messages incitant au confinement, le tout au sein d’un « dispositif complet de surveillance et de contrôle de l’espace public dans le cadre des mesures de confinement destinées à protéger la population de la transmission du coronavirus » ;
Ajaccio, la police survole les plages avec un drone pour « prévenir, voire même verbaliser, ceux qui avaient oublié les consignes de confinement » ;
Nice, un drone « muni d’une caméra et d’un haut-parleur accompagne (…) des patrouilles de la Police nationale » et devrait bientôt être déployé à Cannes ;
En Haute-Garonne, les gendarmes (…) | « peuvent désormais utiliser un drone pour s’assurer que les règles de confinement sont respectées par tous ». La gendarmerie « basée à Muret a pu contrôler 75 personnes et réaliser 10 procès-verbaux en trois opérations avec ce drone équipée d’une caméra avec zoom dont l’image est envoyée sur une tablette » ;
En Moselle-Sud, les drones permettent « de couvrir une zone étendue en quelques minutes et de pouvoir contrôler des endroits difficiles d’accès »
Metz, c’est avec un drone que « les policiers du commissariat de Metz ont repéré les contrevenants qui ont, ensuite, été verbalisés ;
Limoges, un drone a été prêté à titre gracieux à la police par les pompiers « afin de surveiller que les mesures de confinement sont respectées ». Ce drone leur « permet effectivement de voir si les gens respectent bien le confinement, s’ils respectent aussi l’espace entre eux (…) de concentrer les patrouilles et les contrôles dans les endroits où il y a des attroupements injustifiés » ;
Nantes, la police utilise un drone avec caméra et haut-parleur « pour détecter d’éventuels contrevenants » et « faire une capture d’image si un individu venait par exemple à prendre la fuite » ;
Montpellier, les drones servent « à faire des reconnaissances dans les quartiers sensibles à Montpellier où des délinquants ne respectent pas le confinement », leur but étant de « d’opérer une reconnaissance pour savoir si on a des points de fixation aux abords de certaines cités sensibles pour éviter des embuscades et envoyer les moyens adéquats » ;
Rennes, où un droneavec caméra « informe, par radio, de la position des contrevenants au confinement à ses collègues patrouillant» ;
Dans le Grand Est, où un drone avec haut-parleur et caméra est utilisé pour faire respecter le confinement, et où la région dit disposer de « 18 drones de gendarmerie opérés par 30 télépilotes [qui] seront mis à contribution en fin de semaine ».
Et la liste s’allonge de jour en jour : dans le Val-d’Oise ou les Côtes-d’Armor, avec haut-parleur et caméra pour orienter les patrouilles, mais aussi à MarseilleAmiensLilleGranvilleSaint-Malo…. Et un tel déploiement n’est évidemment pas exclusif à la France – il a malheureusement lieu en ce moment partout en Europe (c’est le cas au Royaume-Uni, en Espagne, au Portugal…).

Démultiplication des pouvoirs de la police

C’est un déploiement massif, d’une ampleur inédite, qui décuple le pouvoir de surveillance et de sanction de la police. L’autre conséquence est évidemment la banalisation et la normalisation d’un tel outil, déjà largement utilisé pour la surveillance des migrants et des manifestations. Une banalisation qui pousse chaque personne à s’habituer au survol des espaces publics par des machines. Les agents de police, quant à eux, découvrent un nouveau gadget dans leur arsenal et l’expérimentent comme bon leur semble. Un outil qui, pour les industries du secteur, n’a aujourd’hui plus rien d’ « exotique ».
Car les industriels de la sécurité ne sont évidemment jamais bien loin. Comme pour tout dispositif technopolicier, les autorités délèguent et confient une partie de leur pouvoir de police à des sociétés privés. À Nice, c’est en effet une start-up locale, « Drone 06 » qui fait patrouiller ses drones pour la police (en promettant de ne pas filmer elle-même). Et à Paris, c’est l’entreprise Flying Eye qui loue ses machines à la préfecture de police à travers un accord-cadre, son dirigeant indiquant même qu’il reçoit en ce moment « toutes les deux heures un appel pour me commander du matériel ». Alors que les services de santé sont exsangues, la police et ses partenaires privés profitent de la crise pour multiplier les investissements dans ce coûteux matériel.

Vide juridique

Il n’existe aujourd’hui aucun cadre juridique spécifique pour l’utilisation des drones par la police. Cela avait déjà été souligné en 2015réaffirmé depuis, et c’est encore et toujours le cas aujourd’hui. En réalité, le seul cadre existant semble constitué de deux arrêtés du 17 décembre 2015, l’un portant sur les normes de conception des drones, et l’autre sur leur utilisation. Les règles fixées par ces deux arrêtés (autorisation préalable, hauteur de vol…) concernent aussi bien les drones à usage civil que ceux de la police. Néanmoins, l’arrêté sur l’utilisation des drones permet, pour des activités de police, de déroger totalement aux règles édictées : « Les aéronefs qui circulent sans personne à bord appartenant à l’État, affrétés ou loués par lui et utilisés dans le cadre de missions de secours, de sauvetage, de douane, de police ou de sécurité civile peuvent évoluer en dérogation aux dispositions du présent arrêté lorsque les circonstances de la mission et les exigences de l’ordre et de la sécurité publics le justifient »
Pour résumer, il suffit donc à la police de considérer que sa mission d’ « ordre » et de « sécurité publique » le justifie, pour ne respecter aucune règle quant à l’utilisation de drones dans l’espace public1.
C’est d’autant plus étonnant que le code de la sécurité intérieure prévoit des dispositions spécifiques pour la vidéosurveillance (« vidéoprotection » dans la novlangue d’État) mais également pour les caméras-piétons. L’encadrement de ces dernières avait d’ailleurs fait suite à la pression de la Cnil, en 2015, qui avait considéré, qu’au vu des nouveaux dangers que posaient les caméras-piétons pour la vie privée, « un encadrement légal, spécifique et adapté à de tels dispositifs, est nécessaire ». Aucun appel semblable n’a été fait pour les drones. En l’état du droit, ces déploiements dignes d’un État policier sont tout simplement inadmissibles.
À La Quadrature, nous serions évidemment enclins à attaquer en justice ces déploiements pour y mettre un coup d’arrêt. Mais un tel flou juridique rend plus difficile tout contentieux. Il nous est ainsi très difficile de trouver des autorisations, arrêtés ou autres actes administratifs autorisant ces déploiements, et que nous pourrions contester devant les juridictions (or, faute de tels actes, nos recours sont voués à l’échec)2. D’ailleurs, si vous en trouvez, n’hésitez pas à nous le signaler sur le forum de notre campagne Technopolice.
References
1. Même si l’on peut considérer que, dans le cas où la police traite des données personnelles, elle se retrouve à devoir respecter la directive dite « police-justice » (l’équivalent du RGPD pour ce qui concerne la recherche d’infractions), cela reste une disposition extrêmement permissive pour les pouvoirs de police.
2. Du côté des services de secours notamment, on trouve plus facilement des arrêtés d’autorisation permanente de vol de drones.
Posted in Surveillance

Au nom du coronavirus, l’État libéralise l’installation des antennes-relais

Durée de lecture : 6 minutes
2 avril 2020 Laury-Anne Cholez (Reporterre)

     
Les ordonnances prises en application de la loi d’état d’urgence sanitaire autorisent les opérateurs téléphoniques à de nouvelles « installations radioélectriques » pour faire face à l’accroissement de l’usage du numérique. Cette dérégulation temporaire inquiète les associations de lutte contre les ondes.
Des antennes relais vont-elles pousser aux quatre coins de la France pendant le confinement ? Telle est la crainte de plusieurs associations de lutte contre les ondes à la lecture des ordonnances de la loi d’état d’urgence sanitaire.
Face à l’accroissement de l’utilisation d’internet, les opérateurs de téléphonie pourront adapter les « procédures applicables pour garantir la continuité du fonctionnement des services et de ces réseaux ». En clair : rajouter de la bande passante là où le web sature sans avoir besoin des autorisations habituelles. « Il s’agit de pouvoir intervenir en urgence pour rétablir l’intégrité du réseau dans cette période inédite de confinement, en installant des équipements à titre temporaire qui devront être démontés au plus tard dans les deux mois post état d’urgence sanitaire », assure à Reporterre la Fédération française des télécoms.

Suppression de l’obligation d’information des maires

Le premier article concerne les maires : il suspend « l’obligation de transmission d’un dossier d’information au maire ou au président d’intercommunalité en vue de l’exploitation ou de la modification d’une installation radioélectrique ». Terminé les dossiers d’information (DIM) à envoyer d’ordinaire aux mairies un mois avant toute installation. Cette mesure n’étonne pas vraiment l’association des maires de France« Toutes les mairies ne sont pas en état de fonctionner normalement. Même si elles recevaient le DIM, elles n’auraient pas été en capacité d’assurer cette obligation d’information auprès des citoyens », explique une représentante de l’organisme.
Mais Sophie Pelletier, présidente de Priartem, association qui travaille sur les risques liés à l’exposition aux ondes électromagnétiques, s’inquiète. « Cette situation annihile la capacité des collectivités à assurer l’information et l’instruction des dossiers qui leur seraient adressés, ainsi que les droits des citoyens à participer et les droits des tiers à exercer un recours », a-t-elle déclaré dans une lettre envoyée au président du comité de dialogue de l’Agence nationale des fréquences (ANFR), le gendarme des ondes, co-signé avec France nature environnement, Agir pour l’environnement et l’association de consommateurs Cnafal.

L’ANFR, le gendarme des fréquences, est aussi mis sur la touche

Comment s’assurer que les opérateurs respecteront les règles, alors que l’ANFR, le gendarme des ondes, ne peut plus exercer de contrôles en amont ? Les ordonnances autorisent en effet un exploitant à implanter une station radioélectrique sans son accord. Habituellement, l’agence reçoit environ 1.500 demandes par semaine et vérifie chaque dossier, en regardant notamment la proximité avec des établissements scolaires. Elle consulte aussi les « grands usagers des fréquences » comme les ministères de la Défense (pour éviter les perturbations avec les radars), du Transport, ou de la Recherche (pour l’astronomie). « La grande majorité des dossiers est autorisé car les opérateurs n’ont pas d’intérêt à ce que le système se grippe et procèdent souvent à leurs propres vérifications avant », explique Gilles Brégant, le directeur de l’ANFR. Les demandes sont traitées en cinq semaines environ. Un délai que le gouvernement estime beaucoup trop long face à l’urgence. « Aujourd’hui, avec le télétravail, les antennes qui couvrent les domiciles sont très sollicitées. Des ajustements doivent être faits immédiatement, il est absurde d’attendre cinq semaines », poursuit Gilles Brégant.
Les opérateurs pourront ajouter de la bande passante là où le web sature sans avoir besoin des autorisations habituelles.

Les installations seront-elles retirées une fois la pandémie terminée ?

Dans le texte de l’ordonnance, il est précisé que ces mesures sont prises « à titre temporaire et dans le cadre d’interventions urgentes ». Or, un document soumis à la délibération du conseil des ministres indique que les opérateurs pourront régulariser ces installations dans un délai d’un mois après la fin de l’état d’urgence pour les mairies et de trois mois pour l’ANFR« Bien que ce texte soit sans valeur juridique, il peut apporter des éclairages sur l’esprit des ordonnances. Ces installations pourront donc perdurer après l’état d’urgence. Nous allons veiller à ce que cela ne favorise pas la dérégulation de l’implantation des antennes-relais », s’alarme Sophie Pelletier, de Priartem.
Robin des Toits, autre association de lutte contre les ondes, estime que le gouvernement profite de la pandémie pour déréglementer la téléphonie mobile « au risque de l’accroissement des problèmes sanitaires qui y sont liés. On peut légitimement douter, au vu des expériences passées, que les installations réalisées durant cette période soient retirées lorsque cette période sera achevée », a-t-elle déclaré dans un communiqué.

L’ANFR va continuer ses contrôles

Les opérateurs vont-ils profiter de l’occasion pour multiplier les antennes relais ? Gilles Brégant demeure circonspect : « Je ne sais pas s’ils ont forcément envie d’investir durablement pour une configuration de réseau qui correspond à un pays en confinement. » D’autant que construire une antenne relais nécessite l’intervention d’entreprises du bâtiment, dont beaucoup subissent aussi des mesures de confinement. En revanche, il est très facile d’augmenter la capacité des installations déjà existantes. « Activer une nouvelle bande de fréquence peut se faire en quelque minute si l’antenne est déjà équipée », précise Gilles Brégant. En tout cas, il précise que tout ceci n’accélèrera pas le déploiement de la 5G, dont le processus d’attribution des licences a été décalé. Et assure que l’ANFR continue son travail de contrôle. « Si on commence à avoir des stations pirates, nous ne pouvons plus garantir le bon fonctionnement du réseau. Il n’est pas question de modifier les contrôles, qui sont réalisés a posteriori. Je pense que collectivement tout le monde sera vigilant pour être sûrs que tout cela soit conforme aux règles que nous nous sommes fixé depuis plusieurs années. » Précisons également que l’ANFR peut à tout moment, par un simple courriel, désactiver une antenne qui ne respecterait pas la législation en vigueur ou viendrait perturber l’environnement hertzien. « Ce n’est pas un pouvoir théorique, et il m’est déjà arrivé d’arrêter une antenne qui brouillait la réception de la télévision. Et cela pourrait arriver à nouveau dans les semaines qui vont venir », prévient Gilles Brégant. Une épée de damoclès qui pourrait inciter les opérateurs à plus de sagesse.

Puisque vous êtes ici…
… nous avons une faveur à vous demander. La crise écologique ne bénéficie pas d’une couverture médiatique à la hauteur de son ampleur, de sa gravité, et de son urgence. Reporterre s’est donné pour mission d’informer et d’alerter sur cet enjeu qui conditionne, selon nous, tous les autres enjeux au XXIe siècle. Pour cela, le journal produit chaque jour, grâce à une équipe de journalistes professionnels, des articles, des reportages et des enquêtes en lien avec la crise environnementale et sociale. Contrairement à de nombreux médias, Reporterre est totalement indépendant : géré par une association à but non lucratif, le journal n’a ni propriétaire ni actionnaire. Personne ne nous dicte ce que nous devons publier, et nous sommes insensibles aux pressions. Reporterre ne diffuse aucune publicité ; ainsi, nous n’avons pas à plaire à des annonceurs et nous n’incitons pas nos lecteurs à la surconsommation. Cela nous permet d’être totalement libres de nos choix éditoriaux. Tous les articles du journal sont en libre accès, car nous considérons que l’information doit être accessible à tous, sans condition de ressources. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable et transparente sur la crise environnementale et sociale est une partie de la solution.
Vous comprenez donc sans doute pourquoi nous sollicitons votre soutien. Il n’y a jamais eu autant de monde à lire Reporterre, et de plus en plus de lecteurs soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, la vie du journal sera pérennisée. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.

En mars, le gouvernement a lancé l’achat de gaz lacrymogènes plutôt que des tests du coronavirus


Durée de lecture : 2 minutes
13 avril 2020

     
L’usage des drones pour surveiller les citoyens se généralise par ailleurs. Le ministère de l’Intérieur lance un autre appel d’offres pour ces engins volants.
Etrange choix du gouvernement français, en mars.
Le 3 mars, il a publié l’appel d’offre de gaz lacrymogènes pour plus de 3,6 millions d’euros, « au profit de la police nationale et de la gendarmerie nationale » , précisément des « Aérosols CS à diffusion dispersive petite capacité (40 à 50 ml) », des « Aérosols CS à diffusion dispersive moyenne capacité (300 ml) » et des « Aérosols CS à difffusion dispersive grande capacité (500ml) ».
- Télécharger l’avis d’achat :
Avis d’achat d’aérosols lacrymogènes 3 mars 2020.
En revanche, ce n’est que le 28 mars que le ministre de la Santé, Olivier Véran, a annoncé que le gouvernement avait commandé 5 millions de tests rapides du coronavirus.

L’usage des drones pour surveiller les citoyens se généralise

Le 12 avril, par ailleurs, le ministère de l’Intérieur a lancé un autre appel d’offre pour des drones de surveillance, pour un montant total de 3,8 millions d’euros : des « microdrones du quotidien » et des « drones de capacité nationale ».
Drone testé devant le préfet de police Didier Lallement le 21 mars 2020.
"Check News", de Libération, a fait un point précis sur cette commande de drones : L’appel d’offres du ministère fixe un accord-cadre sur quatre ans, et se décompose en quatre lots :
. les 565 « micro-drones du quotidien » doivent faire moins d’un kilo, pouvoir voler pendant vingt-cinq minutes minimum, et à une hauteur de 100 mètres en étant discret. Ils doivent filmer en 4K ou UHD, et avoir une caméra thermique tout en transmettant à 3 kilomètres au moins.
. les 66 drones « de capacité nationale » sont plus massifs (8 kilos maximum) mais également discrets à 120 mètres. Ils doivent embarquer un objectif filmant à 500 mètres (avec un zoom x30 de jour), voler vingt minutes sans recharge et transmettre au moins à 5 kilomètres.
. la vingtaine de « nano-drones spécialisés » doivent peser moins de 50 grammes, avoir vingt-cinq minutes minimum d’autonomie et transmettre leurs images à 2 kilomètres minimum.
Dans le contexte de crise sanitaire, l’utilisation de drones se généralise pour vérifier le respect des mesures de confinement. La Quadrature du Net a recensé plusieurs villes où les forces de l’ordre ont recours à ce dispositif. Une expérience de ce type, commencée à Nice, a par exemple été étendue à tout le département des Alpes-Maritimes où une entreprise privée de drone épaule policiers et gendarmes, selon l’agence spécialisée AEF. Dans d’autre cas, d’après l’agence, ce sont les drones de la gendarmerie qui sont utilisés, notamment sur les littoraux de Charente-Maritime, des Côtes-d’Armor, de Corse, du Pas-de-Calais, de Loire-Atlantique, du Var, ou encore « sur les berges du Doubs, en Haute-Garonne, ainsi qu’aux abords du lac du Bourget (Savoie) ».
- Source : Reporterre
- Photo : Gaz à Chambéry le 15 février 2020 (Extinction Rebellion Chambéry)
. drone de la préfecture de police : AFP TV

Puisque vous êtes ici…
… nous avons une faveur à vous demander. La crise écologique ne bénéficie pas d’une couverture médiatique à la hauteur de son ampleur, de sa gravité, et de son urgence. Reporterre s’est donné pour mission d’informer et d’alerter sur cet enjeu qui conditionne, selon nous, tous les autres enjeux au XXIe siècle. Pour cela, le journal produit chaque jour, grâce à une équipe de journalistes professionnels, des articles, des reportages et des enquêtes en lien avec la crise environnementale et sociale. Contrairement à de nombreux médias, Reporterre est totalement indépendant : géré par une association à but non lucratif, le journal n’a ni propriétaire ni actionnaire. Personne ne nous dicte ce que nous devons publier, et nous sommes insensibles aux pressions. Reporterre ne diffuse aucune publicité ; ainsi, nous n’avons pas à plaire à des annonceurs et nous n’incitons pas nos lecteurs à la surconsommation. Cela nous permet d’être totalement libres de nos choix éditoriaux. Tous les articles du journal sont en libre accès, car nous considérons que l’information doit être accessible à tous, sans condition de ressources. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable et transparente sur la crise environnementale et sociale est une partie de la solution.
Vous comprenez donc sans doute pourquoi nous sollicitons votre soutien. Il n’y a jamais eu autant de monde à lire Reporterre, et de plus en plus de lecteurs soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, la vie du journal sera pérennisée. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.

Yuval Harari : le monde après le coronavirus


La tempête passera, mais les choix que nous faisons aujourd’hui pourraient changer nos vies pour les années à venir.
L’humanité fait actuellement face à une crise mondiale. Sans doute la crise la plus importante de notre génération. Les décisions que les peuples et les gouvernements vont prendre dans les prochaines semaines dessineront probablement le monde des années à venir. Elles ne façonneront pas seulement nos systèmes de santé mais aussi nos économies, nos comportements politiques et culturels. Nous devons passer à l’action rapidement et sans hésitation. Mais nous devons également prendre en compte les conséquences à long terme de nos actions. Au moment de choisir entre différentes options nous devons nous poser la question non seulement de savoir comment surmonter la menace immédiate mais aussi du type de monde que nous voulons habiter après le passage de la tempête. Alors, oui cette tempête passera, l’humanité survivra, la plupart d’entre nous survivrons, mais nous vivrons dans un monde différent.
De nombreuses mesures d’urgence à court terme seront des mesures de survie. C’est là, la nature même des urgences. Elles accélèrent les prises de décisions. Elles permettent des prises de décisions en quelques heures alors que normalement cela prendrait des années de délibérations. Des technologies encore embryonnaires ou même dangereuses sont mises en application sous la contrainte car le risque de ne rien faire est encore plus grand. Des pays entiers servent de cobaye pour des expérimentations sociales à grande échelle. Qu’est-ce qui se produit quand tout le monde travaille de chez soi et communique uniquement à distance ? Qu’est ce qui se produit quand des écoles, des universités entières se mettent à travailler en ligne ? En temps normal les gouvernements, le monde des affaires et les institutions scolaires n’auraient jamais accepté de mener de telles expériences. Mais nous ne sommes pas en temps normal.
En cette période de crise nous faisons face à deux choix particulièrement importants : le premier consiste à choisir entre surveillance totalitaire et responsabilisation citoyenne. Le second est celui entre l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale.
Une surveillance implantée sous la peau
Afin d’arrêter l’épidémie, des populations entières doivent se soumettre à certaines directives. Il y a deux principaux moyens pour y parvenir. Une des méthodes revient pour un gouvernement à gérer sa population en punissant ceux qui contreviennent aux règles. Aujourd’hui pour la première fois dans l’histoire de l’humanité il existe une technologie qui permet de surveiller chacun en permanence. Il y a 50 ans le KGB ne pouvait suivre 240 millions de citoyens soviétiques 24 heures sur 24 et encore moins espérer gérer toutes les informations recueillies. Le KGB s’appuyait sur des agents humains et des analystes, mais ne pouvait tout simplement pas mettre un agent derrière chaque citoyen. Mais aujourd’hui au lieu de mouchards en chair et en os, les gouvernements peuvent compter sur des détecteurs omniprésents et de puissants algorithmes.
Le Colisée à Rome
Dans le cadre de leur lutte contre l’épidémie de coronavirus, plusieurs gouvernements ont déjà mis en place de nouveaux outils de surveillance. Le plus représentatif en ce domaine est la Chine. En contrôlant rigoureusement les smartphones, en utilisant des centaines de millions de caméras à reconnaissance faciale, et en obligeant les personnes à contrôler leur température corporelle et à signaler leur état médical, les autorités chinoises peuvent non seulement identifier rapidement les individus susceptibles d’être porteurs de coronavirus mais aussi tracer leurs déplacements et identifier tous ceux qui auront été en contact avec eux. Une série d’applications permettent d’avertir les citoyens de la proximité d’un sujet contaminé.
Au sujet de la photo
Les images accompagnant cet article proviennent de caméras de surveillance connectées surveillant les rues désertes en Italie. Elles ont été trouvées et exploitées par Graziano Panfili, un photographe actuellement confiné.
Ce type de technologie ne se limite pas à l’est asiatique. Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, vient récemment d’autoriser les services de sécurité israéliens à utiliser des technologies de surveillance normalement réservées aux terroristes afin de tracer les patients infectés par le coronavirus. Lorsque la sous-commission parlementaire en charge de cette affaire a refusé d’autoriser cette mesure, Netanyahou l’a court-circuitée par l’intermédiaire d’un décret d' »urgence ».
Vous pouvez bien-sûr dire qu’il n’y a rien de bien nouveau là-dedans. Ces dernières années, autant de gouvernements que de groupes divers ont utilisés des technologies encore plus sophistiquées pour tracer, surveiller et contrôler les gens. Pourtant si nous n’y sommes pas attentifs, cette épidémie pourrait néanmoins marquer un grand tournant décisif dans l’histoire de la surveillance. Non seulement parce qu’elle pourrait banaliser le déploiement d’outils de surveillance de masse dans des pays qui ont jusqu’à maintenant rejeté ce choix, mais plus encore parce que cela serait le signe d’une transition spectaculaire pour passer d’une surveillance « sur la peau » à une surveillance « sous la peau ».
Jusqu’à maintenant quand votre doigt touchait l’écran de votre smartphone et cliquait sur un lien, le gouvernement voulait savoir sur quoi exactement votre doigt avait appuyé. Mais avec le coronavirus le niveau d’intérêt évolue. Maintenant, le gouvernement veut connaître la température de votre doigt et la pression sanguine sous votre peau.
Le pudding de l’urgence
Un des problèmes auquel nous devons faire face pour déterminer notre position en ce qui concerne cette surveillance n’est qu’aucun d’entre nous ne sait exactement comment nous sommes surveillés et ce que les années à venir apporteront. Les technologies de surveillance se développent à une vitesse fulgurante et ce qui ressemblait à de la science-fiction il y a 10 ans n’est déjà plus d’actualité. Comme exercice de réflexion, prenons l’exemple d’un gouvernement hypothétique qui exigerait que chaque citoyen porte un bracelet biométrique qui contrôle sa température corporelle et son rythme cardiaque 24 heures sur 24. Les données qui en résultent sont stockées et analysées par les algorithmes du gouvernement. Ces derniers sauront que vous êtes malades avant même que vous ne le sachiez, et ils sauront également où vous êtes allés, et qui vous avez rencontré. Les chaînes d’infection pourraient en être considérablement raccourcies, voire complètement interrompues. On peut admettre qu’un tel système pourrait arrêter une épidémie en quelques jours. Cela semble merveilleux, n’est-ce pas ?
Le revers de la médaille bien sûr, est que ceci donnerait toute légitimité à un nouveau système de surveillance terrifiant. Si vous savez par exemple que j’ai cliqué sur un lien Fox News plutôt que sur un lien CNN cela vous apprend quelque chose sur mes opinions politiques et peut-être même ma personnalité. Mais si vous pouvez surveiller l’évolution de ma température corporelle, ma pression sanguine et mon rythme cardiaque lorsque je regarde un clip vidéo, alors vous pouvez savoir ce qui me fait rire, ce qui me fait pleurer et ce qui me met vraiment, mais vraiment en colère.
Il est vital de se souvenir que la colère, la joie, l’ennui et l’amour sont des phénomènes biologiques au même titre que la fièvre ou la toux. Cette même technologie qui est capable d’identifier la toux peut aussi identifier le rire. Et si des entreprises et des gouvernements commencent à recueillir en masse nos données biométriques, ils peuvent finir par nous connaître mieux que nous même, et ils peuvent non seulement prévoir nos sentiments mais aussi les manipuler et nous vendre tout ce qu’ils veulent — qu’il s’agisse d’une marchandise ou d’une personnalité politique. La surveillance biométrique pourrait faire passer les techniques de hacking des données de Cambridge Analytica pour quelque chose appartenant à l’âge de pierre. Imaginez la Corée du Nord en 2030, chaque citoyen doit porter un bracelet biométriques 24 heures sur 24. Si vous écoutez un discours du grand leader et que le bracelet détecte des informations de signes de colère, vous êtes coincés.
Vue de la Maison Universitaire à Lodi
On peut évidemment considérer la surveillance biométrique comme une mesure temporaire prise dans une situation d’urgence. Elle devrait disparaître une fois l’urgence terminée. Mais les mesures temporaires ont la sale habitude de survivre aux urgences, surtout parce qu’il y a toujours une nouvelle urgence émergeant à l’horizon. Israël, par exemple, mon pays d’origine, a déclaré l’état d’urgence pendant la Guerre d’indépendance de 1948, ce qui a justifié toute une panoplie de mesures temporaires allant de la censure de la presse et la confiscation des terres jusqu’à un protocole spécial pour faire les puddings (je ne plaisante pas). La Guerre d’indépendance a depuis longtemps été gagnée, mais Israël n’a jamais déclaré la fin de l’état d’urgence et n’a jamais abrogé les mesures « temporaires » de 1948 (seul le décret concernant les puddings a heureusement été aboli en 2011).
Même quand le nombre des infections à coronavirus sera proche de zéro, certains gouvernements avides de données pourraient prendre prétexte du fait qu’ils ont besoin de maintenir en place le système de surveillance biométrique parce qu’ils craignent une seconde vague d’infection à coronavirus ou parce qu’une nouvelle souche d’Ebola est en train de naître au centre de l’Afrique, ou parce que… les idées ne manquent pas ! La bataille fait rage, ces dernières années au sujet de vos données personnelles. La crise du coronavirus pourrait être le point de basculement de cette bataille, parce que si les gens ont le choix entre vie privée et santé, ils choisissent généralement la santé.
La police du savon
Demander aux gens de choisir entre vie privée et santé est effectivement la racine même du problème. Parce que les termes du choix sont mal posés. On peut et on doit pouvoir garantir vie privée et santé tout à la fois. On peut choisir de protéger sa santé et arrêter l’épidémie de coronavirus non pas en mettant en place des systèmes de surveillance de type totalitaire mais plutôt en responsabilisant les citoyens. Ces dernières semaines les efforts les plus réussis pour endiguer l’épidémie à coronavirus ont été orchestrés par la Corée du Sud, Taiwan et Singapour. Alors que ces pays avaient certes utilisé des applications de traçage de la population, ils ont bien plus fait confiance à une généralisation des tests, des comptes-rendus sincères, et la coopération volontaire d’une population bien informée.
Une surveillance généralisée et de sévères punitions ne sont pas les seuls moyens pour faire adhérer une population à des mesures bénéfiques. Lorsqu’on explique aux gens les faits scientifiques et lorsque la population a confiance dans les autorités publiques qui les lui divulguent, alors les citoyens peuvent faire ce qu’il faut, même sans avoir un Big Brother qui surveille par-dessus leur épaule. Une population bien informée qui tire d’elle-même sa motivation a souvent bien plus de force et d’efficacité qu’une population ignorante et sous contrainte.
Prenons l’exemple du lavage des mains avec du savon. Voilà qui a été une des plus grandes avancées des hommes en matière d’hygiène. Ce simple geste sauve des millions de vies chaque année. Nous considérons cela comme acquis, mais ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que les scientifiques ont découvert la raison de l’importance de ce geste. Avant cela, les médecins et les infirmières passaient d’une intervention chirurgicale à l’autre sans se laver les mains. Aujourd’hui des milliards de personnes se lavent les mains chaque jour, pas parce qu’elles ont peur de la police des savons, mais plutôt parce qu’elles ont compris les faits. Je lave mes mains avec du savon parce que j’ai entendu parler de virus et de bactéries, j’ai compris que ces minuscules organismes peuvent provoquer des maladies et je sais que le savon les élimine.
Le Palais Royal à Caserta
Pour arriver à un tel niveau d’adhésion et de coopération, vous devez passer par la confiance. Les gens ont besoin de faire confiance à la science, d’avoir confiance dans les autorités publiques et de faire confiance aux médias. Ces dernières années, des politiciens irresponsables ont délibérément miné la confiance dans la science, les autorités publiques et les médias. Maintenant ces mêmes politiciens irresponsables pourraient bien être tentés d’emprunter l’autoroute de l’autoritarisme, prenant pour prétexte qu’on ne peut tout simplement pas faire confiance aux gens pour faire ce qu’il faut.
Évidemment la confiance érodée par les années ne peut pas être reconstruite en une nuit. Mais nous ne vivons pas des temps normaux. En période de crise, les esprits aussi évoluent rapidement. Vous pouvez avoir des différends amers avec vos proches pendant des années, mais lorsque survient une urgence, vous vous découvrez soudain des ressources cachées de confiance et d’amitié, et vous vous précipitez pour vous porter réciproquement assistance. Au lieu de mettre en place un régime de surveillance, il n’est pas trop tard pour restaurer la confiance de la population dans la science, l’autorité publique et les médias. Vous devrez bien sûr utiliser aussi les nouvelles technologies, mais celles-ci doivent laisser le pouvoir aux citoyens. Je suis entièrement d’accord pour que ma température corporelle et ma pression sanguine soient surveillées, mais ces données ne doivent pas être utilisées pour créer un gouvernement tout-puissant. Bien au contraire ces données doivent me permettre de mieux orienter mes choix personnels et de tenir le gouvernement pour comptable de ses décisions.
Si je pouvais tracer mon état de santé 24 heures par jour, je saurais non seulement si je suis devenu un danger pour la santé des autres, mais aussi quelles pratiques influent sur ma santé. Et si je pouvais accéder et analyser des statistiques fiables sur la diffusion du coronavirus, je serais à même de savoir si le gouvernement me dit la vérité et s’il adopte les mesures qu’il faut pour combattre l’épidémie. Il faut savoir qu’à chaque fois que les gens parlent de surveillance, celle-ci peut être utilisée non seulement par les gouvernements pour surveiller les individus mais aussi par les individus pour contrôler les gouvernements.
L’épidémie de coronavirus est donc un test majeur en ce qui concerne la citoyenneté. Dans les jours à venir, chacun de nous devra choisir entre faire confiance aux faits scientifiques et aux experts médicaux, ou bien croire en des théories complotistes infondées et les intérêts personnels de politiciens. Si nous échouons à faire le bon choix, nous pourrions être amenés à abandonner nos libertés les plus précieuses en pensant que c’est la seule manière de sauvegarder notre santé.
Nous avons besoin d’un plan mondial
Le second choix important auquel nous sommes confrontés c’est celui qui concerne l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale. Tant l’épidémie elle-même que la crise économique qui en découle sont des problèmes mondiaux. Elles ne peuvent être réglées de façon efficace qu’au travers d’une coopération mondiale.
Avant toute chose et plus important que tout, pour vaincre le virus nous avons besoin d’un partage mondial de l’information. C’est l’avantage principal des humains sur le virus. Un coronavirus en Chine et un coronavirus aux USA ne peuvent pas échanger de conseils sur la façon de contaminer les humains. Mais la Chine peut enseigner aux États-Unis bien des leçons précieuses sur le coronavirus, sur la manière de l’affronter. Ce qu’un médecin italien découvre à Milan tôt un matin peut fort bien sauver des vies le soir à Téhéran. Quand le gouvernement du Royaume Uni hésite entre plusieurs politiques, il peut prendre conseil auprès des Coréens qui ont déjà fait face au même dilemme un mois plus tôt. Mais pour que cela se produise, il nous faut entrer dans un état d’esprit de coopération mondiale et de confiance.
Dans les jours à venir chacun de nous devra choisir entre avoir confiance dans les faits scientifiques et les experts médicaux, ou bien croire les théories complotistes infondées ou les intérêts personnels de politiciens.
Les États devraient accepter de partager ouvertement les données en leur possession et avoir l’humilité de demander des conseils, ils devraient aussi être capables d’accorder leur confiance aux données et prévisions qu’ils reçoivent. Nous avons également besoin d’un effort mondial pour fabriquer et répartir des équipements médicaux, plus particulièrement les kits de tests et les respirateurs. Au lieu que chaque pays se débrouille au niveau local et accumule tout l’équipement qu’il peut, un effort mondial de coordination pourrait considérablement en accélérer la production afin de permettre d’être sûr que ce matériel destiné à sauver des vies humaines est distribué plus équitablement. Tout comme les pays nationalisent leurs industries clés en temps de guerre, la guerre que les humains mène contre le coronavirus peut nécessiter une « humanisation » des lignes de productions cruciales. Un pays riche, rencontrant peu de cas de coronavirus devrait accepter d’envoyer ces précieux équipements à un pays plus pauvre dépassé par les cas de contamination, confiant dans le fait que si et lorsqu’il en aura besoin, d’autres pays lui porteront assistance.
On peut envisager un effort mondial du même type pour mettre en commun le personnel de santé. Des pays actuellement moins touchés pourraient envoyer des équipes médicales vers les régions les plus frappées dans le monde, dans le double but de les aider au moment où ils en ont besoin, et afin d’en tirer une expérience utile. Plus tard, dans l’hypothèse d’un déplacement de l’épidémie, l’aide pourrait circuler dans la direction opposée.
Un autre besoin vital est la mise en place d’une coopération mondiale sur le front économique aussi. Étant donné le caractère mondial de l’économie et des circuits de distribution, si chaque gouvernement s’occupe de ses propres affaires en ne se préoccupant absolument pas des autres, on ira vers le chaos et l’aggravation de la crise. Nous avons besoin d’un plan d’action au niveau mondial et nous en avons besoin rapidement.
Il y a un autre besoin urgent, celui d’arriver à un accord mondial concernant les voyages. Suspendre pendant des mois les voyages internationaux est source d’immenses difficultés et entrave la lutte contre le coronavirus. Les pays ont besoin de coopérer pour permettre à un mince filet de voyageurs au rôle essentiel de continuer à traverser les frontières : scientifiques, médecins, journalistes, politiciens, hommes d’affaires. Ceci peut être fait en concluant un accord global sur le contrôle préalable des voyageurs par leur pays d’origine. Si vous savez que seuls les voyageurs ayant fait l’objet d’un filtrage seront admis à bord d’un avion, vous serez plus enclins à accepter de les recevoir dans votre pays.
Le Dôme de Florence
Malheureusement, actuellement, les pays s’orientent bien peu dans cette direction. Une paralysie collective s’est emparée de la communauté internationale. On a l’impression qu’il n’y a plus un seul adulte dans la pièce. On se serait attendu à ce qu’il y ait, il y a déjà plusieurs semaines, une réunion d’urgence des leaders mondiaux pour mettre en place un plan d’action commun. Les dirigeants du G7 n’ont réussi à organiser une vidéo conférence que cette semaine mais il n’en est sorti aucun plan de la sorte.
Lors des crises mondiales précédentes – comme la crise financière de 2008 et l’épidémie d’Ebola de 2014 – les États-Unis avaient assumé leur rôle de leader mondial. Mais l’administration actuelle a abdiqué de son rôle de leader. Elle a montré clairement qu’elle se souciait bien plus de la grandeur de l’Amérique que du futur de l’humanité.
Cette administration a même abandonné ses plus proches alliés. Lorsqu’elle a interdit tout voyage en provenance de l’Europe, elle ne s’est même pas souciée d’en avertir l’Union Européenne – sans parler de la consulter au sujet d’une mesure aussi drastique. Elle a scandalisé l’Allemagne en offrant, prétendument, 1 milliard de dollars à une firme pharmaceutique allemande pour acheter le monopole sur un vaccin pour le Covid-19. Même si l’administration actuelle change de braquet et en vient à proposer un plan d’actions mondial, bien peu nombreux seraient ceux qui suivraient un leader qui n’a jamais pris ses responsabilités, qui n’a jamais admis ses erreurs, et qui s’attribue en permanence tout le mérite, laissant les autres porter le chapeau.
Si le vide laissé par les États-Unis n’est pas rempli par d’autres pays, non seulement il sera bien plus difficile de stopper l’épidémie actuelle, mais son legs continuera d’empoisonner les relations internationales dans les années à venir. Néanmoins chaque crise offre aussi une chance. Nous devons garder l’espoir que l’épidémie actuelle aidera l’humanité à prendre conscience de l’extrême danger que représente une désunion mondiale.
L’humanité doit faire son choix. Descendrons-nous le long de la voie de la désunion ou prendrons-nous le chemin de la solidarité mondiale ? Si c’est la désunion que nous choisissons, non seulement la crise se prolongera mais il en résultera des catastrophes encore pires à l’avenir. Si nous faisons le choix de la solidarité mondiale, alors cela sera une victoire non seulement contre le coronavirus, mais également contre toute épidémie future et les crises qui pourraient frapper l’humanité au cours du XXIème siècle.
Yuval Harari est l’auteur de ‘Sapiens’, ‘Homo Deus’ et ‘21 Lessons for the 21st Century’
Copyright © Yuval Noah Harari 2020