vendredi 27 mars 2020

Boris Cyrulnik: «Après l'épidémie, il y aura une explosion de relations»

Confiné dans sa maison au bord de la mer, près de Toulon, le psychiatre français Boris Cyrulnik, 82 ans, l’inventeur du concept de résilience, analyse l’épidémie qui frappe le monde entier. Une crise effrayante qui pourrait toutefois, selon lui, amener un nouveau souffle d’humanité et d’amour romantique. Interview par téléphone.
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- Avec ce coronavirus, l’humanité renoue avec les grandes peurs du passé. C’est le retour de l’angoisse existentielle?
- Boris Cyrulnik: Ce n’est pas une angoisse, c’est une vraie peur. La peur a un objet: c’est un lion, c’est un ennemi, c’est le volcan qui explose. L’angoisse, c’est une sensation: c’est la sensation que la mort va arriver, mais qu’on ne sait pas d’où. Cette fois, on a un ennemi invisible. Pour les scientifiques, le coronavirus est une peur ciblée, en l’occurrence un virus comme il y en a eu beaucoup au Moyen Age, comme le bacille du choléra ou de la peste noire. Mais pour les citoyens qui visualisent mal ce qu’est un virus, c’est sans doute une peur plus diffuse, voire une angoisse, car ils ne savent pas d’où la mort va venir.
- Ce virus, c’est le retour de la peste?
- Oui, c’est exactement cela! Quand la peste est arrivée à Marseille, en 1348, les gens ne savaient pas pourquoi ils avaient le choléra et pourquoi ils mouraient. Ils ne savaient pas que c’était un bacille qui les faisait mourir. Pour eux, c’était quelque chose d’inconnu, ils voyaient la mort sans en connaître l’origine. Donc ils fuyaient Marseille, ils montaient vers le nord et, parmi eux, certains transportaient le choléra. Résultat: deux ans après, en 1350, un Européen sur deux était mort.
- Partir le plus vite et le plus loin possible, c’est un réflexe de survie?
- C’est la réaction de panique, la réponse instinctive à la peur de la mort. Mais les scientifiques le disent aujourd’hui: surtout, ne vous déplacez pas.
- L’humanité se redécouvre soudain terriblement vulnérable.
- La modernité nous rend de plus en plus vulnérables. Elle améliore les conditions matérielles, mais elle crée des problèmes qu’on ne contrôle pas. C’est vrai par exemple pour les écrans, qui améliorent incroyablement notre communication, mais qui détruisent nos relations affectives et notre psychisme. C’est vrai pour l’espérance de vie, qui augmente grâce à nos progrès techniques, alors que les maladies dégénératives, les cancers, les infarctus augmentent sans cesse. Le coronavirus est un nouveau signe de notre vulnérabilité.
- Comment va-t-on vivre le confinement? Comme un emprisonnement ou comme des vacances bienvenues?
- Au début, les premiers jours, ça va être une pause, mais au bout de quelques jours, le confinement, ça va être l’ennui. Et l’ennui, on va chercher à le rompre par tous les moyens, par les écrans, par le téléphone, par des créations inattendues. On commence déjà à voir des gens qui proposent des solidarités, qui offrent de faire les courses pour des personnes âgées ou de sortir le chien, on voit déjà se mettre en place des mécanismes d’entraide pour lutter à la fois contre l’ennui et contre ce danger invisible qu’est le virus.
>> Voir notre liste des initiatives d'entraide et solidarité de proximité
DIDIER MARTENET
Confiné dans sa grande maison, Boris Cyrulnik en profite pour méditer sur le sens de l’aventure humaine.
- La société évolue vers davantage de solidarité ou de chacun pour soi?
- Lors de chaque crise, que ce soit une crise naturelle – incendie, inondation, épidémie – ou une crise culturelle – effondrement économique, guerre –, on assiste à un changement de culture. C’est ce qui va aussi se passer dans quelques semaines, après beaucoup d’ennui, après beaucoup de morts, beaucoup de ruines, beaucoup de souffrances. De nombreuses entreprises vont être ruinées, les librairies, par exemple, ont déjà toutes fermé. Amazon vient de créer 100 000 emplois, surpayés. Quand le virus sera fini, un grand nombre de ces librairies ruinées, avec des milliers d’employés au chômage, ne vont pas pouvoir rouvrir. Ce sera la même chose dans tous les domaines.
- Après l’épidémie, la société sera abattue ou fortifiée par l’épreuve?
- Cela dépendra du résultat de l’épidémie. Si l’on s’est bien confinés, il n’y aura que – je ne sais pas, je vais inventer un chiffre – 20 000 ou 100 000 morts, mais si l’on s’est mal confinés, il y aura des millions de morts. Dans les deux cas, on va être touchés par le malheur qui arrive aux autres et on inventera finalement une nouvelle culture, plus humaine et plus respectueuse.
>> Lire une autre interview de Boris Cyrulnik: «L'apocalypse nous fait vivre»
- Le confinement est liberticide: avoir un permis pour sortir dans la rue, c’est monstrueux!
- Je pense que la contrainte est sécurisante, c’est l’inconnu qui est angoissant. On dit aux gens: «Si vous sortez avec un permis, si vous restez chez vous, si vous vous lavez les mains, si vous éternuez dans votre coude, etc., vous augmentez vos chances de survie.» On leur donne un code de survie. Les gens vont s’appliquer à le respecter et ça va créer en eux l’espoir de survie. On voit que dans les sociétés libres et faciles, comme les sociétés européennes, il y a beaucoup de suicides, parce que les gens n’ont plus de code. L’interdit est une structure affective sécurisante, l’interdit n’est pas l’empêchement. L’empêchement, c’est la dictature, où l’on n’a le droit de rien faire.
- Le confinement est quand même une prison.
- Oui, mais on est obligés de le faire. De toute façon, nos sociétés sont devenues anxieuses parce qu’il n’y a plus assez de règles pour vivre ensemble et que l’individualisme s’est développé de manière extrême. Donc on a vu réapparaître la violence sous toutes ses formes, la violence des viols, la violence entre les bandes, la violence gratuite. Quand je travaillais comme psychiatre praticien, j’avais beaucoup de gamins très délinquants qui se bagarraient tout le temps, qui volaient, qui ne respectaient rien et qui étaient très malheureux. A côté de La Seyne-sur-Mer, où j’habite, près de Toulon, il y avait la Légion étrangère. Ces jeunes étaient tellement malheureux que, très souvent, ils s’engageaient soit dans l’armée, soit dans la police, soit dans la Légion étrangère. Dans la Légion étrangère, il y a un code que je trouve d’une férocité incroyable. Eh bien, ces gars-là étaient sécurisés par ce code féroce. Ils acceptaient ce code, ils étaient heureux et quand ils prenaient leur retraite – à la Légion, c’est vers 32 ou 33 ans –, ils se remettaient alors à déprimer et à se suicider.
- Le plus dur dans le confinement, c’est l’absence de contacts humains?
DIDIER MARTENET
«J’ai 82 ans, donc la mort est proche. Mais tant que je ne suis pas mort, je suis vivant»
- Bien sûr, mais on avait déjà de moins en moins de contacts humains avant l’épidémie.
L’écran, qui améliore la communication, altère les relations humaines. Quand on communique par écran ou par SMS, comme le font les jeunes, la relation humaine se dégrade, elle s’abîme. J’ai vu que 40% des adolescents ne répondent pas au téléphone quand ils voient que ce sont leurs parents qui les appellent, mais ils disent qu’ils aiment leurs parents. Ils les aiment, mais il n’y a plus de relations avec eux. Je pense qu’après l’épidémie, il va y avoir une explosion de relations, d’associations, de lieux de dialogue.
- Pour supporter le confinement, les Italiens chantent sur leur balcon. C’est une bonne réponse?
- Pendant les épidémies du Moyen Age, 1348, 1720, il y avait différentes réactions. Il y avait ceux qui, en mourant, remerciaient Dieu. Après le tremblement de terre à Haïti, en 2010, j’ai encore vu des processions, des gens habillés en blanc avec des flambeaux, qui chantaient: «Merci mon Dieu de nous avoir envoyé le tremblement de terre pour nous faire comprendre qu’on ne te vénérait pas assez. Grâce à cette tragédie, on va t’aimer encore davantage.» Deux cent cinquante mille morts en une minute, merci mon Dieu! Et il y a aussi d’autres types de réactions que l’on a observées dans l’histoire, comme ces gens qui, pendant les épidémies de peste en Provence, faisaient des bacchanales, se saoulaient, avaient des relations sexuelles sans frein, dansaient avant de mourir. On a eu la même chose au moment de la Terreur, pendant la Révolution française, où il y avait tellement de gens qui attendaient la mort qu’on avait des relations sexuelles n’importe où et avec n’importe qui.
- Comme on ne peut plus sortir de chez soi, ça va créer plutôt une misère sexuelle.
- Pour l’instant, oui, mais ça va créer aussi un besoin sexuel plus large et ça va réanimer une forme de rêve sexuel. Le confinement va provoquer un rêve d’attachement et non plus une sexualité débridée. La sexualité va redevenir romantique, alors que depuis quelques années, c’était une sexualité de tromblon, une sexualité qui avait perdu tout cet aspect de tendresse. On va redécouvrir l’attachement, le prince charmant, la femme de ses rêves… Et quand tout va redémarrer, on va redécouvrir les liens d’affection dans les couples et dans les familles.
- Pour un couple contraint de vivre ensemble 24 heures sur 24, ça peut stimuler la sexualité?
- Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait le couvre-feu, mais c’était uniquement pendant la nuit, à partir de 18 heures. Les gens sortaient pendant la journée pour aller chercher à manger, mais ils étaient obligés de rester enfermés le soir, il n’y avait pas ou très peu de radios, pas de télévision. Les gens avaient probablement une sexualité bourgeoise, ce n’était pas une sexualité d’aventure mais de tendresse.
- Certaines études prévoient un baby-boom dans neuf mois.
- C’est vraisemblable, c’est déjà arrivé dans des circonstances comparables. Quand il y a eu des pannes d’électricité géantes aux Etats-Unis pendant plusieurs jours, neuf mois après, il y a eu un pic de naissances.
- Sur le plan familial, le confinement va apaiser ou aggraver les tensions?
- Ça va développer l’attachement. C’est toujours le même principe: quand l’environnement est dangereux, la famille redevient le havre de la protection.
- Comment tenir cloîtré à la maison?
- Chaque personne trouvera son truc. La guitare, les jeux de société, la lecture, la musique, l’écriture… Chacun va trouver son mécanisme de défense et y prendre un certain plaisir, parce que l’ennui est un très bon stimulant de la créativité.
- Est-ce qu’il y a un plaisir civique à savoir qu’on partage les mêmes difficultés que les autres?
DR
S’il y avait un seul livre… «Ce serait Sauve-toi, la vie t’appelle (Odile Jacob), dans lequel je raconte comment, à 6 ans, raflé par les nazis, j’ai réussi à m’échapper de la synagogue, à Bordeaux, où ils m’avaient enfermé avec d’autres Juifs. C…
- Oui, ça fait partie des liens de solidarité. Au début des guerres, les gens sont très solidarisés par le fait d’avoir un ennemi commun. Au début de la guerre de 1914, comme de la guerre de 1939, les Français se solidarisaient dans la haine des Boches. Ça n’a pas duré longtemps, mais au début ça a solidarisé l’amour des Français. Il y avait des chansons: «On les aura, on les aura.» Mais quand la guerre a éclaté, c’est le réel qui s’est imposé et là, c’était la catastrophe.
- Dans son discours, la semaine dernière, Emmanuel Macron a dit six fois: «Nous sommes en guerre». Ce genre de discours martial fait du bien?
- Ah oui, parce que ça incite les gens à s’unir. Macron a tout à fait raison, on est en guerre contre le virus. Et pour gagner la guerre, il y a donc ces consignes de confinement qui marchent, puisque les Chinois les ont utilisées et qu’après deux mois, la courbe des malades commence à redescendre chez eux.
- En Angleterre, il n’y a pas de confinement, les pubs, les restos, les théâtres sont ouverts.
- On saura dans quelques mois quelle était la bonne approche. S’il y a moins de morts en Angleterre qu’en Europe, ce sera la preuve qu’on aura eu tort de faire le confinement. Mais s’il y a plus de morts en Angleterre que dans le reste du monde, eh bien, c’est que Boris Johnson aura été un criminel.
- Il va se retrouver au Tribunal de La Haye?
- J’espère, c’est ce qui l’attend.
- Vous-même, comment vivez-vous le confinement?
- Le confinement va me libérer des innombrables voyages que j’avais prévus, des innombrables conférences que je devais donner et, du coup, je vais avoir davantage de temps pour la lecture et pour l’écriture. Et comme j’ai un jardin, eh bien, je vais jardiner encore plus.
- Donc vous vous accommodez du virus?
- Je suis quand même inquiet pour les gens que j’aime et pour moi aussi, car je suis, avec ma femme, dans la tranche d’âge des gens vulnérables. On va respecter le confinement, on y a intérêt! Je m’inquiète aussi pour mes enfants et mes petits-enfants.
- Vous n’avez pas fait un test pour savoir si vous aviez été en contact avec le virus?
- Non, ça ne sert plus à rien. Maintenant, soit on a un syndrome grippal qui passe tout seul, soit on a un problème qui va nous obliger à aller dans un service de réanimation. Et je fais partie de la tranche d’âge qui risque de ne pas ressortir vivante de ce service de réanimation.
- Vous n’êtes pas particulièrement angoissé par la mort.
- Je vais avoir 83 ans, donc la mort, pour moi, devient proche. Je ne peux qu’y consentir et vivre le mieux possible. Tant que je suis vivant, je ne suis pas mort! Je ne peux qu’essayer de vivre pleinement en attendant.

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