vendredi 30 août 2019

Images, causes réelles, effets, importance…: démêlez le vrai du faux sur les incendies en Amazonie

Images, causes, effets, ampleur réelle,…: démêlez le vrai du faux sur les incendies en Amazonie – © Tous droits réservés
Fausses photos, noms d’oiseaux entre les présidents brésilien Jair Bolsonaro et français Emmanuel Macron, thèses complotistes, accusations fantaisistes : les incendies en Amazonie font depuis quelques jours l’objet de nombreuses polémiques, controverses, mais aussi de quelques fantasmes. On a essayé de démêler pour vous le vrai du faux, en gardant l’esprit le plus critique possible, en 10 affirmations vérifiées :

1°) La plupart des images spectaculaires, sur les réseaux sociaux, montrant des forêts en flammes en Amazonie, jusqu’ici étaient fausses : VRAI

Nous y avons déjà consacré un article : énormément de photos circulant sur les réseaux sociauxpour sensibiliser les citoyens aux incendies en Amazonie étaient fausses. Pas fausses dans le sens truquées, mais dans le sens où elles ont été prises soit à une autre période, soit carrément hors de l’Amazonie.
Pas nécessairement par volonté de désinformation, comme le soulignait Patrick Verviers, Président du Conseil supérieur de l’éducation aux médias, dans Matin première : mais plutôt parce qu’on a cherché à illustrer son post avec une photo spectaculaire, sans vérifier la source.
Images, causes, effets, ampleur réelle,…: démêlez le vrai du faux sur les incendies en Amazonie – © Tous droits réservés
Le problème, c’est que jusqu’ici, des photos spectaculaires comme on a l’habitude d’en voir des feux de forêt en Europe du Sud ou en Amérique du Nord, il n’y en avait tout simplement pas. Notamment parce qu’on est ici face à des feux de végétation, au bord d’une forêt humide, où les arbres ne “flambent” pas, à moins d’avoir été coupés auparavant (voir ci-dessous).
D’où la tentation de reprendre ces photos, comme dans le tweet ci-dessus. Même Emmanuel Macron s’est visiblement trouvé dans le cas, lui qui a illustré d’une photo datant de plus de 15 ans son appel à réagir au G7…

2°) Toutes les photos qui circulent sur l’Amazonie sont des faux, on n’a aucune preuve que ça brûle : FAUX

Ce n’est pas parce que certaines photos sont faussées qu’on peut douter du fait. Les images satellites de la NASA sont elles, incontestables. Ce sont d’ailleurs les données recueillies par les satellites qui ont permis d’objectiver les cris d’alarmes lancés par les ONG : oui, il y avait bien un nombre important d’incendies, largement supérieur aux années précédentes à la même période.
D’autre part, à défaut d’arbres en flammes, l’agence AFP a fourni un certain nombre de photos récentes avec d’impressionnantes colonnes de fumée.
Photo aérienne de feux dans la forêt amazonienne à environ 63 km de Porto Velho, dans l’Etat septentrional brésilien de Rondonia, le 23 août 2019 – © Carl DE SOUZA AFP
Et enfin, l’association Greenpeace vient de diffuser une série de photos assez impressionnantes des dégâts causés par les incendies. Il s’agit certes d’une organisation politiquement engagée, mais dont les sources et documents ont toujours jusqu’ici été jugés fiables.
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3°) Les incendies en Amazonie produisent tellement de fumée qu’ils ont plongé Sao Paolo dans le noir : FAUX

Ça a été un des exemples donnés pour montrer les conséquences de ces incendies : cette grande ville brésilienne plongée dans l’obscurité, c’était l’Amazonie qui brûlait.
3°) Les incendies en Amazonie produisent tellement de fumée qu’ils ont plongé Sao Paolo dans le noir : FAUX
Ça a été un des exemples donnés pour montrer les conséquences de ces incendies : cette grande ville brésilienne plongée dans l’obscurité, c’était l’Amazonie qui brûlait.
Sauf que, a rectifié 20minutes.fr, c’était loin d’être le seul facteur. “C’était la combinaison de deux facteurs : un air froid, provenant de l’océan, dans les couches les plus basses de l’atmosphère, et un air chaud et pollué venant de l’ouest qui a apporté de la suie “, a expliqué au site français Franco Nadal Villela, météorologiste à l’Institut national de météorologie du Brésil (INMET).
Cette suie aurait “augmenté l’humidité de l’atmosphère”, contribuant à assombrir les nuages. Ce phénomène avait été observé pour la dernière fois en 2010. De plus, les incendies qui touchent massivement le Brésil ne sont pas tous localisés en Amazonie, comme le montre là aussi la carte satellite de la NASA.

4°) Il y a des endroits dans le monde où il y a plus d’incendies qu’en Amazonie, et dont on ne parle pas : VRAI

Images, causes, effets, ampleur réelle,…: démêlez le vrai du faux sur les incendies en Amazonie – © Tous droits réservés
Une nouvelle fois, les cartes satellites sont parlantes : en ce moment, il y a plus d’incendies en Afrique subsaharienne et à Madagascar, qu’en AmazonieBloomberg a fait le décompte pour la période du 22 au 24 août : on dénombrait 6.902 incendies en Angola au cours des dernières 48 heures, contre 3.395 en République démocratique du Congo et 2.127 au Brésil.
Si on en parle peu, c’est que ces feux “de saison” sont courants : ils ne sont pas dus à la sécheresse ni à la pollution, mais bien aux pratiques agricoles. La “culture sur brûlis”, technique peu coûteuse et facile à appliquer, consiste à couper le bois puis le brûler. La couche de cendres fournit aux terres défrichées une couche riche en nutriments pour aider à fertiliser les cultures.

5°) Les incendies en Amazonie sont les plus graves parce que c’est le poumon de la planète : FAUX, mais…

OK, il y a plus d’incendies en Afrique, mais ici, c’est plus grave, car l’Amazonie est le “poumon de la planète”, a-t-on pu lire.
Or, les scientifiques contestent cette appellation pour la forêt amazonienne. Car oui, les arbres “consomment” du CO2, mais surtout en phase de croissance. Les forêts produisent de l’oxygène, mais elles en consomment aussi. Et même si l’Amazonie est la plus grande forêt tropicale du monde, elle ne représente que 10% des forêts mondiales également émettrices d’oxygène. “Et surtout, le producteur numéro 1 d’oxygène, c’est l’océansouligne le professeur Alain Pave, ex-directeur du programme Amazonie du CNRS, au Huffington Post. Il fournit à lui seul la majorité de l’oxygène que nous respirons“.
Là où la déforestation et les incendies en Amazonie sont inquiétants, c’est plutôt pour la biodiversité, rappelle le Huffington : “Un quart des espèces mondiales y sont présentes, soit quelque 30.000 espèces de plantes, 2500 de poissons, 1500 d’oiseaux, 500 de mammifères, 550 de reptiles et 2,5 millions d’insectes“.

6°) Une forêt humide ne peut pas brûler : VRAI et FAUX

C’est une remarque que beaucoup d’internautes nous ont adressée : “L’Amazonie ne peut pas brûler, car il s’agit d’une forêt humide“. La remarque est pertinente, et c’est justement ce qui explique que les images des feux en Amazonie sont bien moins spectaculaires que d’autres, comme expliqué plus haut. “En général les feux ne rentrent pas dans les forêts. Une forêt tropicale n’est généralement pas inflammable“, car elle est humide, a expliqué Jeffrey Chambers, spécialiste des forêts tropicales, à l’AFP.
L’essentiel des feux actuellement actifs en Amazonie sont donc des feux de végétation, volontaires. Quand le feu parvient à pénétrer dans la forêt “primaire“,, intacte, il reste souvent contenu à la végétation au sol et n’atteint généralement pas le sommet des arbres, 30 mètres plus haut. Mais l’effet peut être terrible, même retardé : les blessures aux troncs des arbres mettront du temps à les faire périr…

7°) Les incendies sont un phénomène habituel à cette période de l’année : VRAI, mais…

C’est un des arguments de Jair Bolsonaro pour minimiser l’importance de cette vague d’incendies : “Nous sommes dans une saison traditionnellement chaude, sèche, avec des vents forts durant laquelle, malheureusement, des incendies se produisent chaque année dans la région amazonienne“.
Sur ce point précis, il n’a pas tort : “Chaque année, le nombre d’incendies et de parcelles défrichées augmente en juillet au Brésilexplique Catherine Aubertin, économiste de l’environnement, au Monde. Ce n’est pas un hasard : cela correspond à la fin de la saison des pluies. C’est le moment où sont mises à feu des zones déjà travaillées par l’homme – en particulier pour l’entretien des pâturages – et où on transforme des forêts en espaces cultivables. La déforestation se fait en retirant d’abord le bois d’œuvre, puis en brûlant le reliquat de végétation. Les départs de feux ont aussi augmenté en flèche du fait d’une très importante sécheresse cette année.
Cette augmentation saisonnière est très visible sur ce graphique :
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8°) Il y a déjà eu des années où on a enregistré plus d’incendies : VRAI, mais…

C’est un autre argument des supporters du président brésilien Jair Bolsonaro : les 79.000 incendies évoqués pour 2019 ne constituent pas du tout un record. Sur une perspective historique, c’est vrai. Comme le montre cette infographie du Monde, le nombre d’incendies était beaucoup plus important au début des années 2000, quand la déforestation battait son plein. Mais c’est quand même le plus grand nombre depuis 2011…
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9°) La hausse du nombre d’incendies en Amazonie est due à la politique de Bolsonaro : VRAI et FAUX

Difficile de répondre objectivement à cette question : les spécialistes ne sont pas tous d’accord sur les causes exactes de cette hausse. Mais la plupart s’accordent sur le fait que ceux-ci sont liés à la déforestation, et aux pratiques agricoles qui y sont liées.
C’est là que la politique de Bolsonaro entre en ligne de compte. Ce n’est bien sûr pas lui qui a initié, ni inventé la déforestation. Celle-ci a vraiment commencé dans les années ‘70, et n’a cessé d’augmenter jusqu’en 2004 : environ 28.000 kilomètres carrés de forêts avaient été défrichés rien qu’au Brésil cette année-là. Mais depuis, elle était en stagnation. Avant de reprendre en 2014, mais sans jamais atteindre les pics de la décennie précédente. Pour de nombreux scientifiques,l’inversion de tendance est inquiétante. Rien qu’en juillet 2019, plus de 2.000 km² ont disparu, contre moins de 1200 en 2018, et moins de 500 de 2010 à 2014. L’inversion de la tendance date donc d’avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, mais elle s’accentue.
La dégradation de la forêt ne vient d’ailleurs pas seulement de la déforestation : il y a aussi les effets du changement climatique, et des phénomènes toujours plus fréquents tels que ‘El Niño’, qui apportent beaucoup de sécheresse en Amazonie.
Ce qu’on peut reprocher à Bolsonaro, c’est de n’avoir rien fait pour contrer cette déforestation, voire de l’avoir encouragée au profit de projets agro-industriels ou d’équipements. L’une des premières mesures de Bolsonaro a ainsi été de placer l’agence de protection de l’environnement sous la tutelle du ministère de l’agriculture, et ainsi d’affaiblir considérablement sa marge de manœuvre. Le nombre de sanctions pour déforestation illégale (amendes, saisie et destruction du matériel) a baissé de 20% les six premiers mois de l’année 2019, rapporte le New York Times.
De là à dire que la hausse d’incendies actuelle est entièrement due à Bolsonaro, c’est aller un peu loin : il faut bien constater sur les cartes de la NASA que les incendies sont proportionnellement tout aussi nombreux au Pérou ou en Bolivie, et que là, la politique de Bolsonarao ne peut en aucun cas être invoquée. D’autre part, les incendies au Brésil ne se limitent pas à l’Amazonie et touchent aussi de façon importante le sud du pays…
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10°) La hausse du nombre d’incendies est liée aux ONG : FAUX

Le président brésilien Jair Bolsonaro a été jusqu’à insinuer que des ONG pourraient avoir provoqué les feux qui affectent actuellement l’Amazonie afin d'”attirer l’attention” sur la suspension par Brasilia des subventions à la préservation du “poumon de la planète“.
Mais il s’agit d’une accusation purement gratuite, il n’avance pas la moindre preuve de ce qu’il dit et n’étaie absolument pas son raisonnement, si ce n’est en disant que c’est “ce qu’il ressent.
Difficile de donner du crédit à cette chimère : le nombre de départs est tel, et la localisation des feux est tellement étendue, dans un nombre incroyable de municipalités, qu’ils ne peuvent être le fait des ONG, jamais assez nombreuses au Brésil que pour avoir déclenché tout ça…

Source : RTBF, Xavier Lambert, 26-08-2019

dimanche 18 août 2019

Jean-Claude Michéa : « Il est grand temps de refermer la triste parenthèse politique de la gauche libérale »

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 20-06-2019
Après un article rédigé par Michael C. Behrent sur sa pensée, le magazine américain Dissent publie un grand entretien du philosophe Jean-Claude Michéa. Celui-ci a été accordé en janvier 2019, alors que les gilets jaunes fêtaient leurs deux mois. Le gouvernement commençait à discréditer le mouvement et à le couper de ses bases populaires en pointant notamment la présence des « Black blocs » et de groupuscules d’extrême droite lors des rassemblements parisiens. Alors que Michael Behrent a décidé, avec l’accord de Michéa, de laisser de côté quelques passages risquant d’être incompréhensibles pour des lecteurs américains, notre site propose la traduction intégrale de l’entretien. Dans la 1ère partie, le penseur est revenu sur la critique du libéralisme et sur sa défense des Gilets jaunes. Dans cette 2ème partie, il développe sa critique de la gauche libérale.

Dissent : La xénophobie et l’’intolérance sont en train de monter. Combattre le racisme, dans ce contexte, semble plus nécessaire que jamais. Je pense, par exemple, à cette critique du “privilège blanc” qui est très répandue chez les Américains progressistes. Pour vous, au contraire, l’antiracisme et les luttes sociétales symbolisent tout ce qui est faux dans le libéralisme culturel. Cette façon de voir ne risque-t-elle pas de délégitimer ces combats à un moment où ils semblent particulièrement nécessaires ?

Jean-Claude Michéa : C’est effectivement sur cette question du racisme et de la défense des “minorités” (sexuelles ou autres) que le nuage d’encre répandu depuis des décennies par l’intelligentsia de gauche est devenu aujourd’hui le plus difficile à dissiper. Car il ne s’agit évidemment pas de “délégitimer” le moindre de ces combats dits “citoyens” (ne serait-ce que par fidélité à Marxqui, dans le Capital, rappelait déjà que « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire reste stigmatisé et flétri »). Ce qui fait problème, en revanche, c’est la façon incroyable dont la nouvelle intelligentsia de gauche – sur fond, tout au long des années 1980, de néolibéralisme triomphant, de “guerre des étoiles” et de déclin irréversible de l’empire soviétique – s’est aussitôt empressée d’instrumentaliser ces combats (on se souvient par exemple du rôle décisif joué sur ce plan par Bernard-Henri Levy, Michel Foucault et les “nouveaux philosophes”) dans le but alors clairement affiché de rendre définitivement impossible tout retour de la critique socialiste du nouvel ordre libéral, critique à présent assimilée au “goulag” et au “totalitarisme” (et le fait que l’actuelle génération d’intellectuels de gauche ait été élevée dans l’idée que Marx était un auteur “dépassé” − combien ont réellement lu le Capital ? − n’a certainement pas arrangé les choses !). Le cas de la France me paraît d’ailleurs ici, une fois de plus, emblématique.
Manifestation d’SOS racisme
Plus personne n’ignore, en effet, que c’est bien François Mitterrand lui-même (avec la complicité, entre autres, de l’économiste libéral Jacques Attali et de son homme à tout faire de l’époque Jean-Louis Bianco) qui, en 1984, a délibérément organisé depuis l’Elysée (quelques mois seulement, par conséquent, après le fameux “tournant libéral” de 1983) le lancement et le financement de SOS-Racisme, un mouvement “citoyen” officiellement “spontané” (et d’ailleurs aussitôt présenté et encensé comme tel dans le monde du showbiz et des grands médias) mais dont la mission première était en réalité de détourner les fractions de la jeunesse étudiante et lycéenne que ce ralliement au capitalisme auraient pu déstabiliser vers un combat de substitution suffisamment plausible et honorable à leurs yeux. Combat de substitution “antiraciste”, “antifasciste” et (l’adjectif se généralise à l’époque) “citoyen”, qui présentait de surcroît l’avantage non négligeable, pour Mitterrand et son entourage, d’acclimater en douceur cette jeunesse au nouvel imaginaire No Border et No limit du capitalisme néolibéral (et c’est, bien entendu, en référence à ce type de mouvement “citoyen” que Guy Debord ironisait, dans l’une de ses dernières lettres, sur ces « actuels moutons de l’intelligentsia qui ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste: racisme, anti-modernisme, homophobie »).
Or cette instrumentation cynique des différents combats dits “sociétaux” s’est révélée, à l’usage, doublement catastrophique pour la gauche. Sur le plan intellectuel, d’abord, parce qu’il est évident qu’une lutte pour “l’égalité des droits et la fin de toutes les discriminations” finira toujours par se voir récupérée et détournée de sons sens par la classe dominante dès lors que tout est fait, en parallèle (et comme c’est justement le cas de la plupart des associations “citoyennes”), pour la dissocier radicalement de toute forme d’analyse critique de la dynamique du capital moderne (et notamment de celle de Marx – aujourd’hui plus éclairante que jamais – sur les effets psychologiques, politiques et culturels du règne de la marchandise, cette « grande égalisatrice cynique »). Un peu, en somme, comme si on appelait à combattre le désastre écologique actuel – à l’image de cette jeune Greta Thunberg devenue, en quelques mois, la nouvelle idole des médias libéraux – tout en se gardant de dire un seul mot de cette dynamique d’illimitation qui définit de façon structurelle le mode de production capitaliste !
« À la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux. »
Et sur le plan pratique, ensuite, parce que les classes populaires n’ont évidemment pas mis longtemps à comprendre − dans la mesure où elles voyaient parfaitement que c’est, pour l’essentiel, la bourgeoisie de gauche (et notamment ses universitaires, ses journalistes et ses artistes) qui avait pris, dès le début, le contrôle de la plupart de ces nouvelles luttes “sociétales” − que les progrès réels que ces dernières allaient rendre enfin possibles (sous réserve, là encore, qu’on ne confonde pas l’émancipation effective d’une “minorité” avec la seule intégration de ses membres les plus ambitieux dans la classe dominante !) se feraient presque toujours sur leur dos et à leur frais.
Sous ce rapport, rien n’illustre mieux cette dialectique de l’émancipation régressive que l’élection de la nouvelle Assemblée nationale française de juin 2017. À l’époque, l’ensemble des médias avaient en effet salué avec enthousiasme le fait que jamais dans l’histoire de la République française, un parlement élu n’avait compté autant de femmes (près de 40 %) ni de députés issus des “minorités visibles”. Qu’il s’agisse là d’un progrès considérable sur le plan humain, je ne songe évidemment pas à le nier un seul instant. Le problème, c’est qu’il faut également remonter à l’année 1871 (autrement dit à cette assemblée versaillaise qui avait ordonné le massacre de la Commune de Paris – cette « Saint-Barthélemy des prolétaires » disait Paul Lafargue – sous la direction éclairée d’Adolphe Thiers et de Jules Favre, alors les deux chefs incontestés de la gauche libérale) pour retrouver une assemblée législative présentant un tel degré de consanguinité sociale (les classes populaires, pourtant largement majoritaires dans le pays, n’y sont plus “représentées”, en effet, que par moins de 3% des élus ; et, pour la première fois depuis 1848, on n’y trouve même plus un seul véritable ouvrier !).
Ce n’est donc pas tant parce qu’ils seraient “par nature” sexistes, racistes et homophobes que “ceux d’en bas” accueillent généralement avec autant de réticence les combats dits “sociétaux” (une récente étude sociologique sur Les classes sociales en Europe, parue en 2017 aux éditions Agone − montrait même qu’« à la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux« ). C’est bien plutôt parce qu’elles font chaque jour la triste expérience concrète de cette “unité dialectique” du libéralisme culturel et du libéralisme économique sur laquelle la gauche académique en est encore à s’interroger doctement. C’est, du reste, une des raisons pour lesquelles j’en suis venu à accorder, dans mes derniers livres, une importance pédagogique majeure à Pride, ce petit chef d’œuvre du cinéma politique britannique réalisé, en 2014, par Matthew Warchus.
Pride de Matthew Warchus
Pride montre en effet de façon exemplaire que si le soutien apporté aux mineurs gallois du petit village d’Onllwyn, au cours de l’été 1984, par de jeunes militants socialistes du groupe londonien Lesbians and Gays Support the Miners a pu finalement réussir à modifier de façon aussi efficace le regard de ces mineurs sur l’homosexualité, c’est bien d’abord parce qu’à la différence des militants LGBT traditionnels (lesquels sont, du reste, presque toujours issus de la nouvelle bourgeoisie de gauche des grandes métropoles), l’idée ne leur était jamais venue un seul instant de considérer ces syndicalistes gallois comme autant d’esprits “arriérés” qu’il convenait d’évangéliser sur le champ à coup de sermons moralisateurs. Ils les voyaient avant tout, au contraire, comme de véritables camarades de combat, engagés en première ligne contre le sinistre gouvernement de “Maggie la sorcière” (une démarche assez semblable, en somme, à celle qui avait conduit Orwell en 1936 − face à la menace franquiste − à prendre tout naturellement sa place aux côtés des républicains espagnols).
De ce point de vue, la leçon politique de Pride dépasse donc le cadre de la seule lutte contre l’homophobie. Et on pourrait en résumer le principe de la façon suivante. Vous voulez vraiment faire reculer le racisme, l’homophobie, le sexisme et l’intolérance ? Alors remettez d’abord en question tousvos préjugés de classe envers les milieux populaires – à commencer par ceux qui vous portent spontanément à n’y voir qu’un « panier de déplorables » (ou « des gars qui fument des clopes et roulent en diesel », si on préfère la version plus soft de Benjamin Griveaux − porte-parole du gouvernement d’Emmanuel Macron et ancien bras droit du “socialiste” Dominique Strauss-Kahn). Vous pourrez alors découvrir par vous-mêmes à quel point “ceux d’en bas” − quelles que soient, par ailleurs, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau – peuvent se révéler très vite au moinsaussi capables d’humanité, de tolérance et d’intelligence critique – dès lors qu’on accepte enfin de les traiter en égaux et non plus en enfants agités à qui on doit faire sans cesse faire la leçon − que ceux qui se perçoivent en permanence comme the best and the brightest. Reste, bien sûr, à savoir si la bourgeoisie de gauche a encore les moyens moraux et intellectuels, en 2019, d’une telle remise en question. Rien, hélas, n’est moins certain.

Vous critiquez – ou du moins vous pointez les limites – de l’idée de “neutralité axiologique” et de la place qu’elle occupe dans la pensée politique contemporaine. Mais une sorte de variante de cette idée ne s’avère-t-elle pas nécessaire pour une société bonne – et particulièrement pour une société tolérante et ouverte à la différence ?

Le problème c’est qu’il me paraît très difficile de mobiliser ce concept de “neutralité axiologique” sans avoir à réintroduire aussitôt l’ensemble des présupposés du libéralisme politique, économique et culturel ! Derrière toutes les constructions de la philosophie libérale, en effet, on trouve toujours l’idée (née de l’expérience traumatisante des terribles guerres civiles de religion du XVIe siècle) que les hommes étant par nature incapables de s’entendre sur la moindre définition commune de la “vie bonne” ou du “salut de l’âme” (le relativisme moral et culturel est logiquement inhérent à tout libéralisme), seule une privatisation intégrale de toutes ces valeurs morales, philosophiques et religieuses qui sont censées nous diviser irrémédiablement – ce qui implique, entre autres, l’édification parallèle d’un nouveau type d’État, minimal et “axiologiquement neutre” − pourra réellement garantir à chacun le droit de choisir la manière de vivre qui lui convient le mieux, dans un cadre politiquement pacifié. Sur le papier, un tel programme est incontestablement séduisant (surtout si l’on admet, avec Marx, que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »). L’ennui, c’est que c’est précisément cet impératif de “neutralité axiologique” (ou, si l’on préfère, cette idéologie de la “fin des idéologies”) qui contraint en permanence le libéralisme politique et culturel (les deux sont forcément liés puisque si chacun a le droit de vivre comme il l’entend, il s’ensuit qu’aucune manière de vivre ne peut être tenue pour supérieure à une autre) à devoir prendre appui, tôt ou tard, sur la “main invisible” du Marché pour assurer ce minimum de langage commun et de “lien social” sans lesquels aucune société ne serait viable ni ne pourrait se reproduire durablement.
C’est ce que Voltaire avait, pour sa part, parfaitement compris lorsqu’il écrivait en 1760 − en bon libéral opposé à la fois aux principes inégalitaires de l’Ancien régime et au populisme républicain de Rousseau − que « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion ». Et de fait, si le seul moyen de neutraliser la dynamique des guerres de religion et de pacifier la vie commune, c’est de rejeter définitivement hors de la sphère publique et de la vie commune toutes les valeurs susceptibles de nous diviser sur le plan religieux, moral ou philosophique, alors on ne voit pas comment une telle société pourrait trouver son point d’équilibre quotidien ultime ailleurs que dans cette “religion de l’économie” et cette mystique de l’“intérêt bien compris” qui définissent, depuis l’origine, l’imaginaire du mode de production capitaliste.
« La liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté. » Charles Rappoport
Pierre Leroux
On comprend du coup beaucoup mieux pour quelle raison les premiers socialistes − il suffit ici de relire Pierre Leroux, Proudhon, Marx ou Bakounine – accordaient une place aussi importante à la critique de cette « idéologie de la pure liberté qui égalise tout » (Guy Debord) dont ils avaient très vite compris – et Dieu sait si les faits ultérieurs leur ont donné raison ! – qu’elle conduirait inéluctablement une société libérale à devoir noyer l’ensemble des valeurs humaines dans « les eaux glacées du calcul égoïste » et à « désagréger l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (Engels). C’est du reste pourquoi il n’y a strictement aucun sens, selon moi, à se réclamer encore du “socialisme” (ou du “communisme”) là où les concepts fondamentaux de “vie commune”, de “communauté” et de “commun” ne conservent pas un minimum de sens et de légitimité philosophique. La seule question politique importante étant, dès lors, de s’accorder démocratiquement sur ce qui, dans une société socialiste décente, devrait nécessairement relever de la vie commune (fondant ainsi le droit de la collectivité à intervenir en tant que telle sur un certain nombre de questions précises) et sur ce qui, au contraire, ne saurait relever que de la seule vie privée des individus, sauf à sombrer dans un régime totalitaire. C’est d’ailleurs sur cette question cruciale (mais qui n’a de sens que si l’on rejette d’emblée le postulat nominaliste et “thatchérien” selon lequel il « n’existe que des individus » et qu’en conséquence « la société n’existe pas ») que n’ont cessé de s’affronter, depuis le XIXe siècle, les deux courants majeurs du socialisme moderne.
D’une part, un socialisme autoritaire et puritain (à l’image, par exemple, de Lénine affirmant, dans l’État et la Révolution, qu’une fois le socialisme réalisé, « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ») et, de l’autre, un socialisme démocratique et libertaire (celui que défendait, par exemple, Pierre Leroux lorsqu’il mettait en garde, dès 1834, le prolétariat français contre la tendance d’une partie du mouvement socialiste naissant à « favoriser, consciemment ou non, l’avènement d’une papauté nouvelle » dans laquelle l’individu « devenu fonctionnaire, et uniquement fonctionnaire, serait enrégimenté, aurait une doctrine officielle à croire et l’Inquisition à sa porte »). Éprouvant, pour ma part, infiniment plus de sympathie pour le socialisme anarchisant de Proudhon, de Kropotkine ou de Murray Bookchin que pour celui de Cabet, de Staline ou de Mao, il va de soi que je partage entièrement votre souci d’une société “tolérante” et aussi ouverte que possible sur toutes les “différences” (n’est-ce pas d’ailleurs Rosa Luxemburg qui rappelait dans La Révolution russe – contre Lénine et Trotsky − que « la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement » ?). Mais pour autant, je ne vois pas ce qu’on pourrait gagner sur le plan philosophique – sinon quelques confusions politiques supplémentaires – à retraduire dans les vieilles catégories de l’idéologie libérale tout ce qui fait, depuis le début du XIXe siècle, la merveilleuse originalité du socialisme populiste, démocratique et libertaire. Car s’il est incontestable – comme le rappelait naguère le militant révolutionnaire Charles Rappoport − que « le socialisme sans la liberté n’est pas le socialisme », il est tout aussi incontestable – s’empressait-il aussitôt d’ajouter – que « la liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté ». J’imagine qu’Orwell aurait applaudi des deux mains !

J’ai le sentiment que beaucoup à gauche (et je pense particulièrement, encore une fois, aux États-Unis) éprouvent une méfiance spontanée envers des idées telles que la “common decency” de George Orwell – qui joue un rôle important chez vous – parce qu’ils y voient une façon détournée de défendre les préjugés et l’intolérance . Comment réagissez-vous face à de telles inquiétudes ?

J’y vois malheureusement le signe de l’influence grandissante des “idées” (si l’on peut dire !) d’un Bernard-Henri Levy sur la nouvelle intelligentsia “progressiste” ! Lui qui, récemment encore, n’hésitait même plus à définir les classes populaires par leur « mépris de l’intelligence et de la culture »et leurs « explosions de xénophobie et d’antisémitisme » (il faut dire que la révolte du “peuple d’en bas” et de ses Gilets jaunes l’avait immédiatement plongé dans le même état de panique haineuse que les riches bourgeois parisiens de 1871 face aux insurgés de la Commune !). Or la plupart des enquêtes empiriques dont nous disposons sur ce point confirment, au contraire, de façon massive que c’est bel et bien dans les milieux populaires que le sens des limites et les pratiques concrètes et quotidiennes d’entraide et de solidarité demeurent, aujourd’hui encore, les plus répandus et les plus vivaces. Ce qui s’explique, après tout, très facilement.
Bernard Henri-Lévy
Quand vos revenus sont beaucoup trop faibles – ce qui est le cas, par définition, de la majorité des classes populaires – vous ne pouvez, en effet, avoir la moindre chance de surmonter les multiples aléas de la vie quotidienne que si vous pouvez habituellement compter sur l’aide de la famille et la solidarité du village ou du quartier. Ayant moi-même choisi de vivre – en partie, d’ailleurs, pour des raisons de cohérence morale et philosophique − au cœur de cette France rurale et “périphérique” abandonnée (là où la plupart des équipements collectifs ont disparu – néolibéralisme oblige – et où il faut souvent parcourir des kilomètres – dix dans mon cas personnel ! – pour trouver le premier café, le premier commerce ou le premier médecin), je peux ainsi vous assurer que la façon dont se comportent la plupart des gens qui m’entourent (ce sont essentiellement des petits paysans, des viticulteurs et des petits éleveurs) correspond beaucoup plus, aujourd’hui encore, aux descriptions de George Orwell dans The Road to Wigan Pier ou Homage to Catalonia qu’à celles de Hobbes, de Mandeville ou de Gary Becker (je n’en dirais évidemment pas autant, en revanche, de ces grandes métropoles – telles Paris ou Montpellier – où j’ai si longtemps vécu !).
« Il me paraît donc grand temps de refermer, une fois pour toutes, la triste parenthèse politique de la gauche libérale et de redécouvrir au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, cette critique socialiste de la société du Spectacle et du monde de la Marchandise qui est clairement redevenue aujourd’hui plus actuelle que jamais. »
Ce qui ne surprendra d’ailleurs pas les lecteurs de Marcel Mauss (comme vous le savez, je me suis beaucoup appuyé sur son Essai sur le don pour expliciter les fondements anthropologiques du concept de common decency), d’E.P.Thompson (je pense, entre autres, à ses analyses décisives sur l’“économie morale” des classes populaires et sur leurs “customs in common”), de Karl Polanyi, de Marshall Sahlinsou de James C. Scott. Et encore moins ceux de David Graeber qui − dans Debt : the first 5000 years – n’hésitait pas à forger les concepts de baseline communism ou d’everyday communism (une version particulièrement radicale, comme on le voit, de la common decency de George Orwell !) pour décrire ce « fondement de toute sociabilité humaine (…) qui rend la société possible »).
Ce n’est donc pas tant l’hypothèse d’une décence commune ou ordinaire – quels que soient par ailleurs les indispensables développements philosophiques et anthropologiques qu’elle appelle par définition – qui devrait faire aujourd’hui problème ! C’est bien plutôt le retour en force, au sein de l’intelligentsia de gauche moderne, de la vieille arrogance de classe et du vieux préjugé élitiste – y compris, hélas, chez certains partisans de la décroissance − selon lequel « postuler une décence ordinaire relève d’une vision paternaliste et fantasmée d’un peuple qui, de fait, n’a jamais existé » (j’emprunte cette formule ahurissante − mais qui en dit très long sur le rapport aux classes populaires d’une grande partie de la nouvelle faune universitaire − à l’honnête “républicain critique”, c’est ainsi qu’il se présente lui-même, Pierre-Louis Poyau). À tel point que j’aurai même tendance à voir dans cet étrange renouveau des thèses les plus défraîchies d’un Gustave Le Bon, d’un Taine ou d’un H. L. Mencken (qu’on songe par exemple à quel point le terme, jadis glorieux, de “populisme” est aujourd’hui devenu, pour la plupart des journalistes et des intellectuels de gauche, un quasi-synonyme de “fascisme” ; ou encore aux délires démophobes et “transhumanistes” de l’idéologue macronien Laurent Alexandre) l’un des signes les plus irrécusables, et probablement les plus désespérants, du naufrage moral et intellectuel absolu de la gauche “moderne” et “progressiste”.
À l’heure où le système capitaliste mondial s’apprête à connaître la décennie la plus critique et la plus turbulente de son histoire – sur fond de désastre écologique grandissant et d’inégalités sociales de plus en plus explosives et indécentes – il me paraît donc grand temps de refermer, une fois pour toutes, la triste parenthèse politique de la gauche libérale (comme avant elle, celle du stalinisme) et de redécouvrir au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, cette critique socialiste de la société du Spectacle et du monde de la Marchandise qui est clairement redevenue aujourd’hui plus actuelle que jamais.
Propos recueillis Michael C. Behrent

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 20-06-2019