mercredi 15 novembre 2017

La fin de l’empire, par Chris Hedges / The end of the empire, by Chris Hedges

Source : Truthdig, Chris Hedges, 01-10-2017
Mr. Fish
L’empire américain touche à sa fin. L’économie américaine est épuisée par les guerres au Moyen-Orient et l’expansion militaire mondiale. Elle est accablée par des déficits croissants, ainsi que par les effets dévastateurs de la désindustrialisation et des accords commerciaux mondiaux. Notre démocratie a été capturée et détruite par des sociétés qui réclament de plus en plus de réductions d’impôts, de déréglementation et d’impunité pour des actes massifs de fraude financière, tout en pillant des milliards de dollars du Trésor américain sous forme de renflouements. La nation a perdu le pouvoir et le respect nécessaires pour inciter les alliés d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique à exécuter ses ordres. Ajoutez à cela la destruction croissante causée par le changement climatique et vous obtenez la recette pour un cauchemar à venir. Cette déliquescence des plus hauts échelons du gouvernement fédéral et des États est encadrée par un ramassis hétéroclite d’imbéciles, d’escrocs, de voleurs, d’opportunistes et de généraux belliqueux. Et pour être clair, les Démocrates en font partie aussi.
L’empire va se ramollir, perdant progressivement de son influence jusqu’à ce que le dollar perde son statut de monnaie de réserve mondiale, plongeant les États-Unis dans une dépression paralysante et provoquant instantanément une contraction massive de leur machine militaire.
À moins d’une révolte populaire soudaine et généralisée, qui semble peu probable, la spirale mortelle semble imparable, ce qui signifie que les États-Unis, comme nous le pensons, n’existeront plus d’ici une décennie ou deux, tout au plus. Le vide mondial que nous laissons derrière nous sera comblé par la Chine, qui s’affirme déjà comme un poids économique et militaire, ou peut-être y aura-t-il un monde multipolaire découpé entre la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie, l’Afrique du Sud et quelques autres États. Ou peut-être que le vide sera comblé, comme l’écrit l’historien Alfred W. McCoydans son livre In the Shadows of the American Century : The Rise and Decline of US Global Power(Dans l’ombre du siècle américain : l’émergence et le déclin de la puissance mondiale américaine) par « une coalition de sociétés transnationales, de forces militaires multilatérales comme l’OTAN et un leadership financier international auto-proclammé à Davos et Bilderberg » qui « forgeront un lien supranational pour supplanter toute nation ou tout empire ».
Dans tous les aspects, de la croissance financière et des investissements dans les infrastructures à la technologie de pointe, y compris les superordinateurs, l’armement spatial et la guerre cybernétique, nous sommes rapidement dépassés par les Chinois. « En avril 2015, le département de l’Agriculture des États-Unis a laissé entendre que l’économie américaine croîtrait de près de 50 % au cours des 15 prochaines années, tandis que celle de la Chine triplerait et pourrait dépasser celle de l’Amérique en 2030 », a fait remarquer M. McCoy. La Chine est devenue la deuxième économie du monde en 2010, l’année même où elle est devenue la première nation manufacturière du monde, supplantant les États-Unis qui dominaient l’industrie manufacturière mondiale depuis un siècle. Le Département de la Défense a publié un rapport sobre intitulé « At Our Own Peril : DoD Risk Assessment in a Post-Primacy World » (À nos risques et périls : Évaluation des risques du DoD dans un monde d’après la suprématie), dans lequel il conclut que l’armée américaine « ne jouit plus d’une position inattaquable par rapport à ses États concurrents » et « qu’elle ne peut plus assurer automatiquement une supériorité militaire constante et durable à toute distance ». McCoy prédit que l’effondrement se produira d’ici 2030.
Les empires en décomposition se suicident presque volontairement. Aveuglés par leur orgueil et incapables de faire face à la réalité de leur pouvoir décroissant, ils se replient dans un monde imaginaire où ils ignorent les faits pénibles et désagréables. Ils remplacent la diplomatie, le multilatéralisme et la politique par des menaces unilatérales et le recours impitoyable à la guerre.
Cette illusion collective a vu les États-Unis commettre la plus grande bévue stratégique de leur histoire, celle qui a sonné le glas de l’empire : l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak. Les responsables de la guerre à la Maison-Blanche de George W. Bush, ainsi que les nombreux idiots utiles de la presse et du monde universitaire qui l’encourageaient, ne savaient pas grand-chose sur les pays envahis, ils étaient étonnamment naïfs sur les effets de la guerre industrielle et ils ont été aveuglés par le féroce revers. Ils ont déclaré, et ont probablement cru, que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, bien qu’ils n’aient pas de preuves valables à l’appui de cette affirmation. Ils ont insisté pour que la démocratie soit implantée à Bagdad et répandue au Moyen-Orient. Ils ont assuré au public que les troupes américaines seraient accueillies par des Irakiens et des Afghans reconnaissants comme libérateurs. Ils ont promis que les recettes pétrolières couvriraient le coût de la reconstruction. Ils ont insisté sur le fait que la frappe militaire rapide et audacieuse – « choc et terreur » – restaurerait l’hégémonie américaine dans la région et sa domination dans le monde. Ils ont fait le contraire. Comme l’a noté Zbigniew Brzezinski, ce « choix unilatéral de guerre contre l’Irak a entraîné une délégitimation généralisée de la politique étrangère américaine ».
Les historiens de l’empire appellent ces fiascos militaires, une caractéristique de tous les derniers empires, des exemples de « micro-militarisme ». Les Athéniens se sont engagés dans le micro-militarisme lorsque, pendant la guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.C.), ils ont envahi la Sicile, subissant la perte de 200 navires et de milliers de soldats, et déclenchant des révoltes dans tout l’empire. La Grande-Bretagne l’a fait en 1956 lorsqu’elle a attaqué l’Égypte pour un différend au sujet de la nationalisation du canal de Suez, puis a rapidement dû se retirer dans l’humiliation, donnant le pouvoir à une série de dirigeants nationalistes arabes comme Gamal Abdel Nasser de l’Égypte et faisant retomber la domination britannique sur les quelques colonies restantes de la nation. Aucun de ces empires ne s’est rétabli.
« Alors que les empires naissants sont souvent judicieux, voire rationnels dans leur application de la force armée pour la conquête et le contrôle des puissances d’outre-mer, les empires en déclin sont enclins à des démonstrations de pouvoir irréfléchies, rêvant d’audacieux coups de maître militaires qui récupéreraient en quelque sorte le prestige et le pouvoir perdus », écrit McCoy. « Souvent irrationnelles même d’un point de vue impérial, ces opérations micro-militaires peuvent provoquer une hémorragie de dépenses ou des défaites humiliantes qui ne font qu’accélérer le processus déjà en cours. »
Les empires ont besoin de plus que de la force pour dominer les autres nations. Ils ont besoin d’une mystique. Cette mystique – un déguisement pour justifier le pillage, la répression et l’exploitation impériaux – séduit certaines élites indigènes, qui sont prêtes à obéir aux ordres du pouvoir impérial, ou du moins à rester passives. Et il fournit une patine de civilité et même de noblesse pour justifier à ceux qui sont chez eux les coûts en sang et en argent nécessaires pour maintenir l’empire. Le système parlementaire de gouvernement que la Grande-Bretagne reproduit en apparence dans les colonies, et l’introduction des sports britanniques tels que le polo, le cricket et les courses de chevaux, ainsi que des vice-roi en uniforme et la page de la royauté, ont été renforcés par ce que les colonialistes ont décrété l’invincibilité de leur marine et de l’armée. L’Angleterre a réussi à maintenir l’unité de son empire de 1815 à 1914 avant d’être forcée de battre en retraite. La rhétorique américaine sur la démocratie, la liberté et l’égalité, ainsi que le basket-ball, le base-ball et Hollywood, de même que notre propre déification de l’armée, ont envoûté et séduit une grande partie du globe au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Dans les coulisses, bien sûr, la CIA a utilisé son répertoire de coups tordus pour orchestrer des coups d’État, truquer les élections et procéder à des assassinats, des campagnes de propagande clandestine, des pots-de-vin, du chantage, de l’intimidation et de la torture. Mais ça ne fonctionne plus.
La perte de la mystique est dévastatrice. Il est difficile de trouver des suppléants dociles pour administrer l’empire, comme nous l’avons vu en Irak et en Afghanistan. Les photographies de violences physiques et d’humiliations sexuelles infligées aux prisonniers arabes à Abou Ghraib ont enflammé le monde musulman et ont alimenté al-Qaïda, puis l’État Islamique, en nouvelles recrues. L’assassinat d’Oussama ben Laden et d’une foule d’autres dirigeants jihadistes, dont le citoyen américain Anwar al-Awlaki, a ouvertement ridiculisé le concept d’État de droit. Les centaines de milliers de morts et les millions de réfugiés fuyant nos exactions au Moyen-Orient, ainsi que la menace presque constante des drones militaires aériens, nous ont dénoncés comme des terroristes d’État. Nous avons exercé au Moyen-Orient le penchant de l’armée américaine pour les atrocités généralisées, la violence aveugle, les mensonges, les bavures et les erreurs de jugement qui ont conduit à notre défaite au Vietnam.
La brutalité à l’étranger s’accompagne d’une brutalité croissante chez nous. La police militarisée abat les gens la plupart du temps non armés, les Noirs et les pauvres remplissent un système carcéral qui détient 25 % des prisonniers dans le monde, bien que les Américains ne représentent que 5 % de la population mondiale. Beaucoup de nos villes sont en ruines. Notre système de transport en commun est un désastre. Notre système d’éducation est en forte régression et privatisé. La dépendance aux opioïdes, le suicide, les fusillades de masse, la dépression et l’obésité morbide affligent une population qui est tombée dans un profond désespoir. La profonde désillusion et la colère qui ont mené à l’élection de Donald Trump – une réaction au coup d’État des entreprises et à la pauvreté qui afflige au moins la moitié du pays – ont détruit le mythe d’une démocratie fonctionnelle. Les tweets et la rhétorique présidentielle célèbrent la haine, le racisme et le sectarisme, et narguent les faibles et les vulnérables. Le président, dans une allocution prononcée devant les Nations Unies, a menacé d’anéantir une autre nation dans un acte génocidaire. Nous sommes des objets de ridicule et de haine dans le monde entier. L’appréhension de l’avenir s’exprime dans l’éruption des films-catastrophe, un cinéma qui ne perpétue plus la vertu et l’exceptionnalisme américains ni le mythe du progrès humain.
« La disparition des États-Unis en tant que première puissance mondiale pourrait survenir beaucoup plus rapidement qu’on ne l’imagine », écrit M. McCoy. « Malgré l’aura souvent projetée par la toute-puissance des empires, la plupart sont étonnamment fragiles et manquent de la force inhérente d’un État-nation, même modeste. En effet, un coup d’œil à leur histoire devrait nous rappeler que les plus grands d’entre eux sont susceptibles de s’effondrer pour des causes diverses, les pressions budgétaires constituant généralement un facteur primordial. Pendant près de deux siècles, la sécurité et la prospérité de la patrie ont été l’objectif principal des États les plus stables, faisant des aventures étrangères ou impériales une option inaccessible, à qui on alloue généralement un maximum de 5 % du budget intérieur. Sans le financement qui émane presque de façon spontanée au sein d’une nation souveraine, les empires sont notoirement prédateurs dans leur chasse incessante au pillage ou au profit – en témoignent la traite des esclaves dans l’Atlantique, la soif de caoutchouc au Congo belge, le commerce de l’opium en Inde britannique, le viol de l’Europe par le Troisième Reich, ou l’exploitation soviétique de l’Europe de l’Est. »
Quand les revenus diminuent ou s’effondrent, « les empires deviennent fragiles. »
« L’environnement de leur pouvoir est si fragile, que lorsque les choses commencent à mal tourner, les empires se délitent régulièrement et avec une rapidité incroyable : un an pour le Portugal, deux ans pour l’Union soviétique, huit ans pour la France, onze ans pour les Ottomans, dix-sept ans pour la Grande-Bretagne et, selon toute vraisemblance, vingt-sept ans pour les États-Unis, à partir de l’année cruciale 2003 [lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak] », écrit-il.
Nombreux parmi les 69 empires qui ont existé au cours de l’histoire ont manqué de leadership compétent dans leur déclin, ayant cédé le pouvoir à des monstres tels que les empereurs romains Caligula et Néron. Aux États-Unis, les rênes de l’autorité peuvent être à la portée du premier d’une série de démagogues dépravés.
« Pour la majorité des Américains, les années 2020 resteront probablement dans les mémoires comme une décennie démoralisante de hausse des prix, de stagnation des salaires et de perte de compétitivité internationale », écrit M. McCoy. La perte du dollar comme monnaie de réserve mondiale empêchera les États-Unis de payer leurs énormes déficits en vendant des bons du Trésor, qui seront drastiquement dévalués à ce moment-là. Le coût des importations augmentera fortement. Le chômage va exploser. Les affrontements internes sur ce que McCoy appelle des « questions insignifiantes » alimenteront un dangereux hyper-nationalisme qui pourrait se transformer en fascisme américain.
Une élite discréditée, suspecte et même paranoïaque à une époque de déclin, verra des ennemis partout. La panoplie d’instruments créés pour la domination mondiale – la surveillance de masse, l’éviscération des libertés civiles, les techniques de torture sophistiquées, la police militarisée, le système carcéral massif, les milliers de drones et de satellites militarisés – seront utilisés dans le pays. L’empire va s’effondrer et la nation va se consumer au cours de notre vie si nous ne nous emparons pas du pouvoir de ceux qui gouvernent l’État d’entreprise.
Source : Truthdig, Chris Hedges, 01-10-2017


Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
source : https://www.les-crises.fr/la-fin-de-lempire-par-chris-hedges/