lundi 2 octobre 2017

Réformes ou révolution : refaire le monde autour d’un verre / Reformations or revolution: change the world around a glass




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Le 21 septembre 2017, le MOC (Mouvement ouvrier chrétien) organisait à Bruxelles un débat posant la question des processus capables de « changer le système ». Autour de la table, trois intervenants pour chacun une position distincte : Carlos Crespo[1] défendait la position dite « réformiste ». Selon lui[2], c’est dans le cadre du système actuel que peut se construire le socle d’un système plus juste lui succédant. Alain Adriaens[3] soutenait quant à lui une position « autonomiste » voulant qu’à travers des initiatives locales et des effets de contagion le changement de système se réaliserait par la base. Enfin, Ugo Palheta[4] soutenait un argument « révolutionnaire », insistant sur le fait que l’antagonisme des intérêts entre classes dominantes et classes dominées n’était pas soluble dans une évolution « au pas à pas ». Le dialogue qui suit est une fiction inspirée de ce débat. Il reprend le cheminement des différentes interventions.


« Les derniers rayons du soleil, rasants, soulignent une échancrure entre deux immeubles à appartements. Sur la terrasse du Moeder Lambic, après un court silence d’apaisement, la femme porte un verre à ses lèvres. Tout en souriant au spectacle de la lumière passant au travers de sa Delta, elle lui dit :
Elle : Toi, tu crois qu’on peut changer le système avec des lois ?
Lui : Oui, c’est certain. Regarde, après la guerre, il y a eu les Trente glorieuses. Meilleur niveau de vie, de l’emploi, l’idéal…
Elle : Peut-être. Mais, en même temps, les patrons avaient surtout peur du communisme et il fallait vite qu’on oublie les revendications du Conseil National de la Résistance. C’est pour ça qu’ils ont lâché du lest et accepté tant de concessions.
Lui : Pas faux. Je pense à ça : en plus, il fallait tout reconstruire. Parfait pour avoir de la croissance.
Elle : Voilà. C’est pour ça que je ne suis pas convaincue par l’idée que changer les lois permettra de changer le système.
Lui : Pourtant, c’est la seule solution. Soyons honnête, tu vois les Belges se lancer dans une insurrection et partir à l’assaut du Parlement ?
Elle : Ce serait drôle.
Lui : Peut-être, oui. Mais ça n’arrivera pas. Puis bon, il faut regarder l’Histoire, les révolutions n’ont jamais apporté qu’un changement de maître, pas un changement de système.
Elle : Tu vas un peu vite, là. Je n’ai pas envie d’entrer dans un cours d’Histoire mais c’est un peu facile de dire ça. Je te rappelle qu’il y avait 17 armées étrangères plus l’aristocratie russe pour écraser la Révolution de 1917.
Lui : Et tu vas aussi défendre Staline et Mao ?
Elle : …ou Allende et Chavez ! C’est une fausse question, tu le sais. Il y a des contextes particuliers et des rapports de forces particuliers. Le système tel qu’il est aujourd’hui produit de la misère, énormément de violences directes et indirectes, un désastre environnemental…
Lui : Non mais je sais. Je parle juste de la méthode à employer.
Elle : D’accord. Partons de l’idée qu’on peut changer le système en changeant les lois. Tu fais comment pour que les élites au pouvoir proposent des lois qui vont contre leurs intérêts ? Tu crois pas que le rapport de force est clairement en défaveur des plus faibles ?
Lui : Si, c’est sûr. Mais ce n’est pas impossible. Après tout, Tsipras est arrivé au pouvoir, Mélenchon a failli y arriver. Et tu parlais d’Allende qui a réussi aussi.
Elle : Mouais. Tu fais semblant d’oublier que Tsipras s’est complètement trahi, Mélenchon n’est pas Président et Allende a fini suicidé pour ne pas être assassiné.
Lui : De toute façon, il y a un rejet émotionnel du communisme. Demande aux gens dans la rue.
Elle : Je ne dis pas le contraire. À vrai dire, je ne sais même pas si c’est le communisme la solution, je n’en sais rien. Et ça ne répond pas à la question de savoir comment on peut faire pour y arriver, pour changer le système. Parce que bon, tes changements par les lois, c’est mignon, mais c’est un vrai bouclier percé !
Lui : Tu veux dire quoi ?
Elle : Bah, c’est simple. Avant, les réformistes se battaient pour engranger des acquis sociaux : vacances payées, des journées plus courtes, des meilleurs salaires, etc. Puis après, ils se sont battus pour conserver ces droits. Aujourd’hui, on a le choix : soit ils se battent pour limiter la casse, soit ils se battent carrément pour casser encore plus. Comme Di Rupo et l’exclusion du chômage.
Lui : C’est vrai. Mais je n’ai pas dit non plus que le réformisme d’aujourd’hui se battait adéquatement. Il faudrait un réformisme offensif.
Elle : Et concrètement, ça veut dire quoi ?
Lui : Eh bien, de vraies revendications quoi…
Elle : Du genre des mouvements de masse comme il y a eu contre la Loi travail en France l’an passé ?
Lui : Oui, par exemple.
Elle : Ça a été efficace, tu ne trouves pas ? Des millions de gens dans les rues et le gouvernement qui s’en fiche complètement. Aujourd’hui, c’est même encore pire. Ton réformisme « offensif », s’il est vraiment offensif, il va se heurter directement – physiquement – aux intérêts des puissants.
Lui : Ce qui est peut-être la solution !
Elle : Peut-être, mais surtout, ça n’a plus rien à voir avec du réformisme ! Ça devient une logique insurrectionnelle !
Lui : Mm. Et comme on se le disait, personne n’est prêt à ça aujourd’hui. Rien que le fait que les gens ne se rendent pas compte que leur monde pourrait être meilleur. Je veux dire : même les plus précaires ont les mêmes désirs, la même façon de penser que la culture bourgeoise.
Elle : Le syndrome du larbin ! Tu connais cette vidéo ?
Lui : Oui, c’est exactement ça. C’est Gramsci aussi qui expliquait comment la culture des élites était aussi devenue celle du peuple paradoxalement.
Elle : Sans compter le rôle de l’école qui a repris le flambeau du rôle de l’Église, pour qu’on reste bien dans les clous… J’ai relu récemment le petit texte d’Althusser sur les appareils idéologiques d’État. Il explique ça très bien.
Lui : Avec des désirs de consommation qui ne leur appartiennent pas, ceux qui devraient être le plus proche de l’insurrection en sont super éloignés en fait. Le projet de rupture, dans ce cas, me semble impossible. Par contre, tu vois, les gens sont prêts à des initiatives locales. Je pense que les choses peuvent changer en partant du plus petit. Je veux dire, un potager, c’est déjà ça en moins pour Monsanto !
Elle : Ah, je savais que tu allais venir avec ça ! Toi aussi, tu vas te lancer dans une admiration sans borne pour le film « Demain » ?
Lui : Ne te moque pas. Tu ne peux pas nier l’espoir que ça a apporté chez les gens…
Elle : L’espoir que ça va, tout ira bien, il y aura des solutions et on peut continuer comme si de rien n’était ?
Lui : Tu caricatures et tu le sais. Puis, au sein des mouvements de la Transition, tout le monde ne pense pas pareil. Et contrairement aux « révolutionnaires marxistes », eux au moins ont compris que la logique du travaillisme, du productivisme, a atteint ses limites. Pour les hommes mais aussi pour l’environnement.
Elle : C’est pas faux. Mais là c’est toi qui caricatures. Dans les mouvements révolutionnaires, cette prise de conscience existe aussi. Je te rappelle d’ailleurs que Marx ne voulait pas qu’on « applique » ses théories aveuglément. Il disait qu’il fallait toujours une analyse concrète de la situation concrète. Autrement dit, si le contexte change, il faut changer de perspective. Pour moi, c’est ce qui arrive avec l’environnement.
Lui : Si tu le dis. N’empêche que la Transition, elle, a l’avantage de prendre les choses intelligemment et modestement. D’abord parce que donner de l’espoir permet de « décoloniser les imaginaires » comme dirait Latouche.
Elle : Ton name-dropping ne m’impressionne pas !
Lui : Eh, mais c’est pas le but ! Je t’explique : pour l’instant, on l’a dit plus tôt, il y a trop de gens convaincus qu’ils ont besoin de leur écran large home cinéma, leur dernier IPhone, partir en vacances au bout du monde sans penser à l’empreinte environnementale, etc.
Elle : Oui, et alors ?
Lui : Alors ? Eh bien, avec les initiatives locales, ils reprennent conscience du plaisir de connaître son voisin, du plaisir d’ouvrir son lave-vaisselle et de pouvoir le réparer…
Elle : Du plaisir de réparer son lave-vaisselle ? Tu rigoles, là j’espère ? Chouette, vive l’obsolescence programmée que je puisse réparer mon lave-vaisselle et mes cartouches d’encre d’imprimante !
Lui : Bon, ok, mauvais exemple. Mais tu as compris le principe : dans l’idée de la Transition, il y a cette volonté de se réapproprier ses outils. Et à force de se réapproprier ses outils, son agriculture, sa bière, là, comme celle que tu as presque terminée, eh bien, on change le monde.
Elle : Ça paraît si simple. Tellement simple que c’est n’importe quoi. Tu dis ça pour le local, ok, j’entends, mais pendant ce temps-là Monsanto et les autres font du lobbying et les lois européennes sont de pire en pire. En faisant semblant qu’il n’y a pas de rapport de force, pas de luttes, ton mouvement de la transition ne lutte effectivement pas et les multinationales, ça doit les faire bien rire.
Lui : C’est seulement vrai pour une partie du mouvement. Les moins politisés, là tu as raison. Les autres – et ce ne sont pas que des bobos – sont conscients qu’il faut agir localement mais aussi au niveau des structures. Mais qu’agir sur les structures sans que l’imaginaire des gens n’ait changé, c’est aussi inutile que le contraire !
Elle : Tu marques un point. Je n’ai d’ailleurs pas dit que la logique insurrectionnelle était incompatible avec un changement d’imaginaire, ceci dit. Mais je me demande quand même comment ces tenants de la Transition envisagent de modifier les structures ?
Lui : En étant plus offensif. Directement sur les lieux de pouvoir. Par exemple là où les lobbies agissent, comme à Bruxelles.
Elle : Donc, c’est exactement comme pour le caractère supposément « offensif » du réformisme dont on parlait tout à l’heure… Finalement tu préconises une insurrection, au bon moment !
Lui : Oui. Tu as peut-être raison. Mais moi je cherche des solutions. Jusqu’ici, tu n’as fait que détruire un à un tout ce que je proposais. Tu crois en quoi, toi ? Le Grand Soir ? On fout le feu au parlement, on guillotine les membres du gouvernement, on coupe toute relation internationale et on s’enferme pour créer une bombe atomique, façon Corée du Nord ?
Elle : Dis donc, si tu m’accusais de te caricaturer, tu fais fort là…
Lui : Non mais c’est exprès. Ce que tu as à dire là-dessus m’intéresse, vraiment.
Elle : Écoute, pour commencer, je voudrais dire que je pense que tu as raison.
Lui : C’est-à-dire ?
Elle : Le timing n’est pas bon pour une véritable insurrection. En fait, comme le disait Daniel Bensaïd, la révolution devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins possible. Contrairement à la sortie de la guerre 40-45.
Lui : Et pourquoi ?
Elle : À la sortie de la guerre, l’URSS était très forte. Son pouvoir d’attraction aussi. Du coup, une révolution semblait possible. Mais, en même temps, comme on se le disait avant, la reconstruction avait de telles promesses de croissance que la révolution ne paraissait pas vraiment nécessaire.
Lui : D’accord, mais aujourd’hui, les peuples sont tellement dans la merde qu’ils pourraient très bien se révolter, non ?
Elle : Effectivement, de ce point de vue, la révolution est ultra-nécessaire. Les inégalités nationales et internationales sont monstrueuses ! Tu sais que rien qu’en Belgique francophone, il y a 10% d’illettrisme ? Le pouvoir politique et économique appartient aux mêmes personnes et l’environnement s’en prend plein la gueule.
Lui : Et donc ? Justement, c’est un contexte propice !
Elle : Ça devrait l’être mais ça ne l’est pas. Le pouvoir des classes dominantes semble illimité. On parlait de la loi Travail tout à l’heure… La surveillance est généralisée, les actionnaires surpuissants et on continue à gober toute l’idéologie capitaliste par perfusion télévisuelle, à coup de téléréalités et de TPMP. Dans ce contexte, vas-y pour lancer une insurrection à froid !
Lui : Oui, c’est ce que je disais aussi tout à l’heure.
Elle : Pourtant, il y en a eu des révolutions ! Même récemment. Le Printemps arabe, par exemple.
Lui : Oui, enfin, c’est toi qui me disais l’autre fois que c’était aussi, voire surtout, des changements de régimes organisés de l’extérieur et qu’on s’en rend bien compte en suivant les structures de financements.
Elle : Ok, prenons l’exemple de la révolution cubaine si tu veux. Ou du chavisme. Une révolution n’est en soi pas impossible du tout. Et le plus fou, c’est qu’historiquement ce ne sont pas les pays les plus pauvres qui ont connu des révolutions. Qui plus est, les forces motrices des révolutions, là non plus, ne sont pas les plus pauvres.
Lui : Et c’est censé être une bonne nouvelle ?
Elle : D’une certaine façon, oui. La révolution peut redevenir une solution désirable. Regarde en Allemagne, l’explosion de la précarité avec des jobs sous-payés. Et il est clair que les démocraties parlementaires sont en déclin. Avant, les couches populaires votaient autant que les autres, mais là elles ont compris et s’abstiennent !
Lui : Compris quoi ?
Elle : Qu’on se moquait d’elles ! Que les « représentants » ne représentent qu’eux-mêmes ! C’est-à-dire essentiellement des juristes et des médecins ! Sociologiquement parlant, il n’y a rien de plus homogène qu’un hémicycle ! Les classes populaires l’ont compris et, soit elles ne votent plus, soit elles votent pour des partis non-traditionnels.
Lui : Comme l’extrême-droite. Super !
Elle : Non, pas super. Mais les mouvements de fond prennent du temps, malgré tout. Soit ils seront déçus de l’extrême-droite – parce qu’ils ne se rendent pas compte que la première caractéristique de ces partis est d’être…à droite ! Donc de renforcer une politique favorable aux classes dominantes, comme l’ont fait en leur temps Hitler et Mussolini. Soit ils auront compris que s’ils veulent que les choses changent, ce ne sera pas par la voie du vote.
Lui : L’idée de révolution est donc très actuelle, c’est ça que tu veux dire ?
Elle : Oui, mais l’actualité ne veut pas dire l’imminence. C’est pour ça que le combat « réformiste » est important : pour regagner des droits, donner du courage et de l’espoir, montrer que la solidarité paie. Mais ça peut aller vite aussi, le capitalisme en est arrivé au point où la classe possédante ne peut plus accepter aucune concession.
Lui : D’accord, je vois où tu veux en venir. Et, concrètement, c’est quoi la direction ? D’abord la prise de conscience, non ?
Elle : Oui, certainement. Sans ça, sans la connaissance et la compréhension du monde qui nous entoure, je suis sûre qu’on va droit dans le mur. Mais il faut agir en même temps. C’est en agissant que la conscience s’aiguise. Et s’organiser aussi. C’est comme qu’on profite des bons « timing ».
Lui : Ma bière est plate, la tienne est vide. On en reprend une ? Le soleil s’est couché maintenant.
Elle : Oui, faisons comme lui, changeons de sujet ! »

Notes:
[1] Président du MRAX (mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie)
[2] …mais surtout selon les termes du débat voulant que les positions soient distinctes
[3] Membre du mouvement politique des Objecteurs de Croissance
[4] Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Lille III