mercredi 6 avril 2016

Nuit Debout à Paris- Frédéric LORDON : « Il est possible qu’on soit en train de faire quelque chose » / At night Up in Paris Frédéric LORDON: " it is possible that we are making something "

Petit discours bien senti de Frédéric Lordon ou comment susciter l'imagination renversante face à l'ignominie néolibérale...

L'intervention de Frédéric LORDON à la Nuit Debout, à voir aussi ici : la-bas.org/les-emissions-258/les-emissions/2015-16/ce-n-est-qu-un-debut-poutou-a-bordeaux-lordon-a-paris-video
Le 31 mars au soir, après la manif, Frédéric LORDON était place de la République à Paris devant le public réuni pour la NUIT DEBOUT. Voici son intervention filmée par Là-bas;
images : Jonathan DUONG
son : Jérôme CHELIUS et Anaëlle VERZAUX

Pour voir la vidéo : https://vimeo.com/161127841


Nous ne revendiquons rien

par Frédéric Lordon, 29 mars 2016
source : https://blog.mondediplo.net/2016-03-29-Nous-ne-revendiquons-rien




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Au point où nous en sommes, il faut être épais pour ne pas voir qu’il en va dans les mouvements sociaux actuels de bien plus qu’une loi et ses barèmes d’indemnités. Mais l’épaisseur, en tout cas en ce sens, c’est bien ce qui manque le moins à ceux qui nous gouvernent et à leurs commentateurs embarqués. Aussi tout ce petit monde continue-t-il de s’agiter comme un théâtre d’ombres, et à jouer une comédie chaque jour plus absurde, les uns affairés à peser au trébuchet leurs concessions cosmétiques, les autres leurs gains dérisoires, les troisièmes à faire l’éloge du raisonnable ou à préparer gravement « la primaire ». Et tous se demandent quelle est la meilleure couleur pour repeindre la clôture du jardinet qu’ils continuent d’entretenir sur les flancs du volcan déjà secoué de grondements.
Lire aussi Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d’entreprise », Le Monde diplomatique, avril 2016.Par un paradoxe caractéristique des époques finissantes, ce sont les seigneurs du moment qui accélèrent eux-mêmes le processus de la décomposition, dont on reconnaît les étapes aux seuils de corruption du langage enfoncés l’un après l’autre. On a pour habitude en cette matière de faire d’Orwell une référence. Mais Orwell était un petit joueur qui manquait d’imagination. Soyons juste : il n’était pas complètement sans talent, il a d’ailleurs fallu attendre un moment pour que son clou lui soit rivé. Enfin c’est fait. Et c’est Bruno Le Roux, président du groupe « socialiste » à l’Assemblée, qui s’est chargé de lui enseigner à quels sommets on peut emmener le prodige du renversement des mots : « il faut que le CDI ne soit pas une prison pour le chef d’entreprise (1». Il faut admettre qu’on peine à faire le tour d’un trait de génie pareil et qu’il faut être bien accroché pour ne pas céder complètement au vertige. Ceux qui s’en souviennent penseront également à cet extrait des Nouveaux chiens de garde (2) où Bénédicte Tassart (RTL), croyant vitupérer les séquestrations de patrons, s’exclamait qu’il « est inadmissible de retenir des personnes contre leur volonté dans des bureaux », manifestement sans se rendre compte qu’elle livrait par-là même un point de vue éditorial aiguisé sur le rapport salarial (sans doute limité au secteur tertiaire mais aisément généralisable). La malheureuse cependant était tout à fait innocente. Les évocations carcérales de Bruno Le Roux sont bien mieux pesées. Tellement bien d’ailleurs qu’elles donnent considérablement à penser — quoique peut-être hors de ses intentions de départ.
Il se pourrait en effet que tout ce qui se passe en ce moment se joue précisément autour de la connexion, puissamment mise en évidence par Bruno Le Roux, du contrat salarial et de la prison. Qui se trouve enfermé vraiment, c’est bien sûr là le point de controverse résiduel, auquel par bonheur ne s’arrêtent pas trop longtemps tous ceux qui, bombes de peinture à la main, réélaborent pour leur propre compte, et de manière assez vigoureuse, la grande intuition rouquinienne.




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Loi travail : des étudiants s’expriment sur la « jeunesse » du mouvement
Source : lundi.am
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À franchement parler, le travail ne nous intéresse pas
Source : lundi.am

Et pas seulement celle-là. Car c’est décidément un gouvernement qui ne manque pas de philosophes et s’y entend dans l’art de donner à penser. On se souvient d’Emmanuel Macron méditant sur les fins dernières et qui suggérait qu’« il faut des jeunes qui aient envie de devenir milliardaires ». Passer à l’article indéfini pour lui faire dire qu’il faudrait que « les jeunes aient envie de devenir milliardaires » serait-il faire violence à une pensée que, visiblement, seule la crainte de réactions arriérées retient de la conséquence ? De l’un à l’autre en tout cas — de Le Roux à Macron — et quoique par des voies différentes, c’est bien une idée générale de l’existence qui nous est proposée.
Lire aussi Evelyne Pieiller, « Le chant des possibles », Le Monde diplomatique, avril 2016.Il y a là une invitation et il faut y être sensible. Prenons donc les choses au niveau même de généralité où elles nous sont soumises — le seul moyen de leur apporter une réponse adéquate. Disons avec honnêteté que celle-ci a pris du temps à murir. Il est vrai que tant la brutalité de l’assaut néolibéral que l’effondrement de l’« alternative communiste » n’étaient pas propices à reprendre rapidement ses esprits. Cependant trois décennies d’expérimentation soutenue en vraie grandeur ne pouvaient pas ne pas produire quelques aperceptions. Le travail du réel fait son chemin, et il le fait d’autant mieux que se développent les lieux de mise en commun (au tout premier chef le site #OnVautMieuxQueCa), où les gens découvrent que ce qu’ils vivaient chacun par devers soi est en fait très largement partagé.
Et puis, mais il faut en savoir gré à ce gouvernement dont les stimulations à penser n’ont jamais cessé, ladite « loi travail » vient là, comme une sorte d’apothéose, qui aide considérablement à ce que s’opèrent les dernières clarifications. L’idée de la vie que ces personnes nous offrent nous apparaît maintenant avec une grande netteté. C’est pourquoi, désormais en toute connaissance de cause, et y ayant bien réfléchi, nous pouvons leur répondre que non. Soulignons-le à l’usage des mal-entendants, qui se sont toujours comptés en grand nombre du côté du manche : c’est de cela qu’il est question aujourd’hui. Pas de CDD télescopiques, de comptes rechargeables, ou de barèmes à mollette : de cela, une idée de l’existence.
On peut convaincre avec des principes, on le peut encore mieux avec des images. Pour qui n’aurait pas encore les idées bien fixées quant au type de monde que la philosophie gouvernementale désire pour nous — en tous les sens de l’expression : à notre place et pour nous l’imposer —, il suffirait de regarder une ou deux choses dont le pouvoir d’éloquence posera un rude défi à la pédagogie ministérielle. Il y a bien sûr, mais tout le monde les a vues, ces images d’une controverse entre trois policiers et un lycéen parisien surarmé, celles également d’un retour des CRS sur les bancs de la faculté de Tolbiac, qui font entendre une résonance particulière des propos de François Hollande en 2012 — « Je veux redonner espoir aux nouvelles générations » — ou bien plus récemment de Najat Vallaud-Belkacem (24 mars 2016) — « Education : ce que nous faisons pour la jeunesse ». A moins qu’il ne s’agisse en fait de leur note tout à fait juste.




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Petit collage aimablement proposé par le compte Twitter @vivelefeu de Sébastien Fontenelle.

La réalité de l’ordre social se trouve pourtant autrement mieux figurée dans deux vidéos dont la première, de pur témoignage, a été faite parFakir et laisse Henri (son nom n’est pas donné) raconter comment, employé d’un sous-traitant, il s’est trouvé dénoncé par Renault où il intervenait pour avoir, depuis sa messagerie personnelle, fait la promotion du film Merci patron ! auprès des syndicats du Technocentre… Dénoncé et puis, il va sans dire, interdit d’accès au site… et maintenant en procédure de licenciement auprès de son propre employeur. Plus confondante encore, cette scène filmée au bureau de Poste d’Asnières, lors d’une réunion syndicale à laquelle des étudiants sont venus participer pour informer de leur mobilisation… tous se retrouvant face à des policiers armés de flashball, semble-t-il appelés par la direction, et que seule la cohésion du groupe, emmené par une grande gueule de Sud PTT, armée de ce qu’il reste de droits syndicaux, permet de refouler.
Et c’est peut-être celle-là la scène canonique, celle qui dit tout : la hantise du pouvoir — la réunion des étudiants et des salariés ; la surveillance en dernière instance policière du salariat rétif, c’est-à-dire la fusion de l’Etat et du capital, paradoxalement — ou à plus forte raison — quand il s’agit du capital public ; l’alternative radicale de la soumission ou de la lutte collective. Il est bien certain qu’avec de pareils spectacles la clarté de l’entendement reçoit un puissant renfort de l’imagination. Une fameuse poussée des affects aussi. Et voici ce que cette belle propulsion nous permet de leur dire : comprenez bien que nous ne revendiquons rien. Entendez qu’après quelques décennies à faire, vous et vos semblables, la démonstration de vos talents et de votre hauteur de vue, l’idée de négocier quoi que ce soit avec vous nous apparaît absolument sans objet. C’est que « revendiquer » n’a de sens que dans un certain cadre qu’on reconnaît par-là implicitement comme légitime, et tautologiquement comme hors du champ de la revendication elle-même — puisqu’il en est le cadre… Or, vient fatalement un moment où, à force de combats dérisoires pour des miettes, et même en l’occurrence pour simplement résister à la diminution des miettes, l’impensé du cadre revient à la pensée. Non plus comme objet de « revendication » mais comme objet de renversement.
Lire aussi Serge Halimi, « Le temps des colères », Le Monde diplomatique, mars 2016.Certes, nous le savons, pour continuer d’entretenir l’illusion, vous pouvez compter sur le syndicalisme du bouton d’or, celui qui voit des « ambitions de progrès (3» au fond des plus notoires régressions, et dont la science héraldique a maintenant établi aussi bien les armoiries — « de serpillière sur balais de pont croisés » — que l’éternelle devise : « Affalé toujours déjà ». Contre un certain syndicalisme couché, ce qui naît en ce moment serait plutôt de l’ordre du mouvement debout. Comme on sait, le mouvement, entendu en ce sens, commence par le rassemblement. Des gens ont opiné que simplement manifester une fois de plus sur des trajets convenus, c’est-à-dire « revendiquer », ne serait plus suffisant. En conséquence de quoi, ils ne rentreront pas chez eux et se retrouveront quelque part pour commencer quelque chose de tout autre. Nuit Debout (4), est le nom de cette initiative, et son exposé des motifs, décalqué à même le message du filmMerci patron ! dit assez son nouveau rapport au « cadre » : « leur faire peur »… Nous rassembler, ne pas rentrer, ne pas revendiquer : concentré d’inquiétante étrangeté en effet pour les administrateurs de cadre.
Et c’est vrai que, même si nous ne connaissons pas encore bien notre force, ce qui ne fait peut-être que commencer ici a tout du cauchemar pour l’Etat, qui voit ses grand-peurs s’aligner dans une conjoncture astrale du pire : la hantise de la convergence, l’abandon « en face » de la revendication, son remplacement par des affirmations.
Il se pourrait en effet que nous soyons sur le point de vivre un de ces moments bénis de l’histoire ou des groupes ordinairement séparés redécouvrent ce qu’ils ont de profondément en commun, ce commun massif institué par le capitalisme même : la condition salariale. Salariés maltraités d’aujourd’hui, lycéens et étudiants, maltraités de demain, précarisés de toutes sortes, mais aussi toutes les autres victimes indirectes de la logique générale du capital : objecteurs aux projets d’aménagement absurdes, mal-logés, sans-papiers corvéables à merci, etc.
Mais que peut faire un ministre, ou son directeur de cabinet, de tous ces gens qui en ont soupé de revendiquer ? Rien, absolument rien, ils le savent d’ailleurs, et c’est bien ce qui leur fait peur. C’est que, quand ils abandonnent le registre infantile de la revendication, les gens retrouvent aussitôt le goût du déploiement affirmatif — effroi de l’Etat qui s’est réservé le monopole de l’affirmation. Pour son malheur, la loi El Khomri aura peut-être été l’abus de trop, celui qui fait passer un point de scandale et produit dans l’esprit des gens un remaniement complet de la vision des choses, des places et des rôles. Nous n’avons aucune intention de nous battre pour des codicilles : nous voulons affirmer de nouvelles formes de l’activité et de la politique (5).
Lire aussi Frédéric Lordon, « Pour la république sociale », Le Monde diplomatique, mars 2016.Il faut entendre le poignant appel de Michel Wieviorka à « sauver la gauche de gouvernement (6» pour mesurer le degré d’inclusion des desservants intellectuels du « cadre », et par suite leur incompréhension radicale, fussent-ils sociologues, de ce qui se passe dans la société. Dans une tentative de redéfinition performative des catégories politiques qui dit tout de la glissade à droite de ce personnel d’accompagnement (à la suite de leurs maîtres auxquels il s’agit de toujours bien coller), Wieviorka fait désormais représenter « la gauche de la gauche » par… Benoît Hamon et Arnaud Montebourg ! Manière d’indiquer où se situent à ses yeux les bords du monde fini — car par définition, à gauche de la gauche de la gauche… il n’y a plus rien. Ou plutôt si : il y a les fous. « La gauche folle », c’est l’expression préférée de tous les éberlués de gauche passés à droite qui n’en reviennent pas qu’on puisse ne pas se rendre à la simple raison qui donne à choisir entre « la gauche libérale-martiale de Manuel Valls » (sic), « la gauche sociale-libérale d’Emmanuel Macron », et donc« la gauche de la gauche, de Benoît Hamon à Arnaud Montebourg ». Et qui s’efforcent sans cesse, repliés dans leur peau de chagrin, de ramener toujours plus près d’eux le commencement du domaine de la folie. Alors il faut le dire à Wieviorka et à tous ses semblables, Olivennes (7), Joffrin, etc. : c’est vrai, nous sommes complètement fous. Et nous arrivons.
Frédéric Lordon

NUIT DEBOUT : ET MAINTENANT, RADIO DEBOUT !

Par  le  - 16h06 - suivi
Un mouvement et maintenant une radio. Hier, sur la place de la République, Radio Debout a émis pour la première fois à 18 heures. L’initiative est née de passionnés de radio, techniciens, réalisateurs, reporters, dont certains travaillent pour Radio France ou encore Radio Campus Paris. Une partie d'entre eux s'étaient rencontrés à l’occasion de la grève de la radio publique l’an dernier – objet d’une de nos émissions.
Interrogé par @si, Clément, l’un des initiateurs, raconte les débuts : "l’idée est venue d’Alex et Bastien qui ont apporté le matériel. Il a suffi d’un ordi, d’une clé 4G pour streamer en direct, des micros, une table de mixage et c’était parti. Tout s’est fait de façon spontanée, on ne s’est pas coordonnés avec la commission communication du mouvement, mais on nous a prêté une table, des palettes et comme il s’est mis à pleuvoir, on nous a tendu une bâche."
Radio Nuit debout
Radio Debout prévoit une diffusion tous les soirs à partir du début de l’Assemblée générale, vers 18 heures, pour rendre l’antenne vers minuit. On peut l’écouter sur la plateforme Mxlr qui permet de faire du live radio facilement. Le site propose également une interface de tchat. "C’était surprenant de voir les commentaires pendant que nous diffusions, poursuit Clément. Le plus drôle, c’est que quand je suis rentré chez moi vers minuit, alors que nous ne diffusions plus rien, il y avait encore 70 personnes qui discutaient sur le site. Ce matin, ils étaient encore une quarantaine". La première édition a été suivie par 13 800 personnes.
Et que peut-on entendre sur les ondes de Radio Debout ? "Nous sommes reliés aux micros de la tribune, le son est donc de bonne qualité, et nous suivons l’AG. Mais pour ne pas faire doublon avec Periscope, nous faisons des décrochages avec des invités. Hier nous avons interrogé des gens des différentes commissions, ceux qui s’occupent de l’infirmerie ou de la bouffe. Nous avons également diffusé des reportages réalisés ce week-end par Radio Campus ou encore accueilli Radio Grenouille de Marseille. Nous avons même eu une chorale !"
Une radio à l’arrache donc, sans musique, sans habillage sonore non plus pour le moment. Mais l’équipe prévoit de mettre en place une grille, tout du moins de trouver et caler des invités pour des interviews. Clément ne donne pas de noms pour le moment mais assure qu’il faut laisser "la place à l’inattendu".

http://mixlr.com/radiodebout/


source : http://www.arretsurimages.net/breves/2016-04-07/Nuit-debout-et-maintenant-Radio-Debout-id19778

Par ailleurs, quelques voix critiques à propos du mouvement NUIT DEBOUT...



source : http://sylvain-baron.blogspot.com/2016/04/quand-on-dit-merci-patron-il-repond-de.html


Salut François,

J'espère que tu n'en seras pas étonné, mais j'aime beaucoup ce que tu fais. Je crains cependant de devoir utiliser le titre de ton film pour rebondir sur un problème : lorsque tu places le curseur des revendications à porter dans une mobilisation populaire durable, tu te trompes de près d'un demi-siècle s'agissant de l'ennemi à désigner :

Avec "Merci patron !", l'ennemi distingué est diffus : il va du petit artisan au principal actionnaire d'une multinationale ; autrement dit au capitalisme dans son ensemble. Sauf que les aspirations d'une civilisation accouchant d'internet et parvenant à s'ouvrir à une encyclopédie universelle dans ses toutes premières années d'existence, ne peut s'émanciper que par une révolution établissant en premier lieu la Démocratie. Ce ne peut être même que sa première revendication.

Le capitalisme n'est qu'une conséquence d'une impossibilité démocratique quant à entraver sa concurrence "libre" et acharnée sur nos vies. A l'ère des réseaux sociaux, où des millions de Français utilisent un outil aussi boiteux que Facebook, le peuple dispose sans réellement encore l'admettre d'un espace de démocratie directe.

Mais la réalité de la démocratie parfois appelée "liquide" ; surtout dès lors que l'on connait l'espace de non-censure quasi absolu qu'est internet ; c'est qu'elle ne peut que se réapproprier l'espace public en se voulant forger ses proto-institutions populaires à son image, cela à l'occasion de rassemblements unitaires. Car on ne peut recréer un espace autant qu'un modèle économique sur une place dans laquelle on converge durant quelques semaines, aussi aisément que l'on peut instaurer la démocratie durant nos rassemblements. On ne peut pas non plus mettre d'accord un néo-gaulliste, un décroissant, un communiste, un anarchiste ou "un je-m'en-foutiste" en quelques jours sur un programme politique ;  soit dit autrement : "faire converger les luttes". Certaines luttes ne peuvent pas converger intrinsèquement. Celles qui en général, ne sont pas de nature à faire respecter nos intérêts fondamentaux. Elles sont dans ce cas de l'ordre des valeurs sociétales. Et en fonction de notre part de conservatisme moral ou notre dose de libertarisme variant d'un individu à un autre, c'est bien notre modération collective dans un esprit de bienveillance qui forge le droit pour chacun d'être libre de ses opinions en République. Nous sommes Unis par cette Liberté dès lors qu'elle est garantie à Tous au sein même de nos assemblées populaires.

Ainsi, en demandant à des rmistes révolutionnaires dans mon genre, des retraités qui n'ont plus de méchants patrons cupides et tyranniques à se coltiner (oui, nous savons qu'ils le sont tous, c'est toujours très binaire la vie), ou encore des étudiants qui découvrent Etienne Chouard et Pierre Rhabi sur internet et qui commencent à imaginer le monde qu'il voudraient pour leur première trentaine d'année ; quand tu leurs demandes François, d'avoir pour première revendication de taper sur la gueule du patron plutôt que sur les responsables politiques qui leur donnent les pleins pouvoirs constitutionnels pour piller les peuples, tu déplaces le curseur sur le mauvais adversaire.

L'ennemi pour tout révolutionnaire, c'est l'autorité politique suprême du pays.

C'est en renversant le Général Batista que Fidel Castro instaura le Communisme sur l'île de Cuba. C'est donc bien au niveau politique qu'un modèle économique s'établit. Par conséquent, lorsque tu aiguilles notre regard sur un patron pourtant asservi (à de moins en moins) de normes que des élus ont voté ou fait appliquer contre notre bien être social, tu nous empêches de regarder vers le primo-responsable de la signature de tous les traités et décrets d'application des lois, sans omettre les ordonnances et circulaires pour parachever l'arsenal juridique permettant à l'ultra-capitalisme de se pérenniser et aggraver ses méfaits.
Or, quand tu acceptes de regarder droit dans les yeux ton président de la République, et lui signifier qu'il est remercié et sera prochainement traduit en justice pour crimes de haute trahison et financement d'une entreprise terroriste, tu touches à un problème de démocratie extrêmement sensible qui pourrait pourtant régler le problème que posent certains patrons-voyous. Doit-on pourtant s'en faire un tabou ? Repousser le sujet avec pudeur et le laisser à qui sera assez "tordu"politiquement pour s'y risquer ? Non, il faut désigner les responsables de notre misère et des guerres qui ensanglantent le Monde ! Les patrons n'ont pas la main mise sur l'Armée, ce sont les gouvernements qui en disposent. De même que les patrons ne votent pas les lois, ce sont les parlements (et plus rarement les peuples) qui en édictent les normes.

Lorsqu'on ne peut fédérer tout un peuple sur des idéaux profondément politiques, particulièrement lorsque cela touche aux valeurs morales de chacun, il n'y a rien à attendre d'une mobilisation. Le Mouvement que tu as accepté de contribuer à mettre en route se nourrit d'abord de foules bigarrées qui ne sont pas forcément en osmose intellectuelle à tous sujets avec les primo-organisateurs.

Tous ne sont pas anarcho-libertaires, tous ne sont pas européïstes ou mondialistes, tous ne déconsidèrent pas la Liberté d'expression. Je dirais même que l'essentiel des Français qui n'ont pas peur d'assumer leurs idées et les soumettre à la contradiction, sont très à l'aise avec la Liberté d'expression. Nous la pratiquons en famille, dans les bars, devant une machine à café, car les Français à la vie courante, ne s'interdisent pas de parler. Plus encore sur les réseaux sociaux ou absolument aucune milice politique n'a un quelconque pouvoir de contrainte physique sur nos opinions. En t'écrivant ici, j'ai l'assurance qu'aucun facho ne cherche à me couper les doigts pour qu'ils cessent de répandre ma "haine" sur ce clavier. Je suis en sécurité derrière cet écran, comme tous ceux qui utilisent les réseaux sociaux, et ne se posent donc aucune contrainte sur leur Liberté d'expression. Du plus xénophobe identitaire au plus exalté nihiliste, Facebook révèle l'âme de la France dans tous ses contrastes. Mais la majorité est modérée, à tous points de vue !

Si le Mouvement "Nuit Debout" ignore cette réalité démocratique existant déjà de fait à des niveaux cellulaires entre personnes physiques, et, numériques à l'échelle d'internet, alors il mourra de lui-même. Si au contraire, il garantit à chacun des Français, qu'importe leurs opinions, y compris celles qui heurtent ou qui dérangent nos sensibilités individuelles, qu'elles puissent être exprimées sans qu'une milice politique ne contraigne cette parole publique, alors la Révolution prendra.

Son premier principe étant donc : Liberté d'expression totale pour ses participants.

Son second principe étant : Occupation Constante et Stratégique de l'espace public !

Je voulais expliquer ce que je savais sur toutes ces questions aux manifestants mais on me contraint par la violence à ne pas pouvoir venir sur la place de la République. J'ai quand même eu le temps de te communiquer mon essai à ce sujet, cela presque à la sauvette, et tu as désormais matière à juger de mon fascisme supposé. Il est vrai que je m'affranchi aisément des tabous de la gauche de Posture lorsqu'il s'agit de réfléchir à toutes les questions régaliennes de l'Etat, qui sont associées au principe d'autorité et de système pyramidal. Si les anarchistes veulent abolir les institutions, je n'en fais pas partie. On peut les repenser en rédigeant une autre Constitution pour qu'elles respecte bien mieux les valeurs que nous estimons devoir cristalliser dans la vie publique, mais encore faut-il avoir foutu à la porte un chef d'Etat qui nous avait jusque là trahi en compagnie de ses "alliés" de toutes natures parmi nos mandataires corrompus. Organiser un processus constituant à l'échelle d'un pays, exige d'avoir la main-mise sur les institutions, en particulier sur le Ministère de l'Intérieur.

Si la Révolution n'institue pas ses procès contre les responsables physiques de l'Oppression, mais préfère focaliser le regard sur une doctrine politico-économique (le capitalisme), alors les Révolutionnaires sont sans cible réelle pour donner de la cohérence à leurs revendications. En effet, par la destitution populaire d'un chef d'Etat, tu obtiens le gel d'un ordre politique et social laissant le temps nécessaire pour en établir un nouveau. Ordre qui peut s'écrire dans les assemblées populaires sur la place de la République comme ailleurs en France, sous la forme d'un Mandat Impératif.

La Révolution a à ce titre besoin de ses experts, et ces mêmes assemblées pourraient proposer des noms d'intellectuels, d'ingénieurs, de techniciens, de journalistes, qui seraient compétents sur certains ministères, avant d'organiser des référendums pour faire approuver ce gouvernement composite issu du bouillonnement intellectuel permis par une Liberté d'expression sincèrement respectée.

Bien d'autres initiatives peuvent naître d'une Démocratie Directe intègre dans son pilier porteur. C'est d'ailleurs parce que ton appel a été bien partagé sur facebook que je fus là les deux premières nuits, cela avant que des milices politiques"mandatées" par de mystérieuses commissions émanant du Collectif "Convergence des Luttes" m'agressent littéralement à partir de la troisième pour m'empêcher de revenir.

Chaque fois que j'y suis retourné, heureusement en compagnie de personnes absolument irréprochables dans leurs aspirations humanistes personnelles, nous fûmes repoussés vers la sortie par cette milice. J'ai ainsi en ma connaissance l'identité d'une personne faisant partie de cette milice -  se faisant passer pour "service d'ordre" - contre qui je réserve mon dépôt de plainte pour violence en bande organisée ; entrave à ma liberté d'expression et de réunion ; discrimination sur mes opinions politiques. Ce service d'ordre, ne donne pas envie de dormir à la Belle Etoile en tout cas...

En termes de valeurs, je ne crois pas que la violence, la censure et la discrimination soient à proprement parlé des thématiques défendues par la gauche. Je sais à laquelle j'appartiens, et je ne succomberai pas au Diktat de la gauche de Posture jusqu'à son versant fascisant qui consiste à s'auto-censurer. Je suis un garçon obstiné.

Si tu as lu mon essai, tu m'objecteras qu'il ne permet pas de savoir si je suis de gauche ou de droite, mais je préfère m'en justifier qu'autour d'une bonne bière, et non à l'écrit. Mais reconnais au moins que je propose un plan de reconquête du pays, et que je parle énormément de Démocratie à ma façon. Ce qui peut difficilement faire de moi un fasciste ou tout autre hurluberlu associé dans les listings des réseaux dits "antifas". Je suis tout à fait conscient que si Pierre Rhabbi et Etienne Chouard parviennent à se faire qualifier de "crypto-fascisants" par des conspirationnistes totalement paranoïaques, dans ce cas, n'importe qui peut se faire insulter de la sorte.

Les "Commissions" ont fait approuver un vote visant à faire interdire de citer sur la place de la République, des "valeurs"qui pourraient nuire à l'image de "Nuit Debout" quelques heures après qu'une première assemblée avait voté en plus grand nombre, une motion décrétant la liberté d'expression totale au sein de nos assemblées citoyennes. Ce qui est en soi un déni de démocratie. Quand on est en plus capable de caser dans des "valeurs" d'extrême droite n'importe quel intellectuel ou penseur un peu original, et que d'autres philosophes-économistes ou journalistes alternatifs, derniers remparts à cette dictature de la bien-pensence, se prennent au jeu de succomber à une telle tyrannie intellectuelle, cela se traduit par de l'auto-censure sur l'espace public, voire à des agressions physiques bien réelles et une absence de Démocratie dans les assemblées populaires formées par nos rassemblements. Si l'on ne veut pas écouter ce que pense son adversaire, non seulement on prouve ne pas être certain de pouvoir contrarier ses arguments - et en ce cas, nous assumons notre censure pour ne pas nous vexer de notre ignorance par anticipation - mais on se contraint de toute façon à ne pas repenser l'organisation de notre pays en tant que peuple unifié.

Peut-être est-ce la thèse de la gauche de posture que de considérer que le chômeur qui vote Hollande ou Sarkozy au premier tour, ou encore l'ouvrier qui vote Marine Le Pen sans état d'âme, ne méritent plus de faire parties du peuple, et d'être entendus. Mais ma gauche à moi est évangélisatrice. Elle écoute beaucoup, elle médite ensuite, et tente de bâtir une réponse pour rallier à sa cause un gauchiste qui s'ignorait. Elle cherche à opposer son analyse de la complexité d'un problème politique, pour démontrer qu'en traitant d'abord en amont celui-ci, on peut parvenir à une Société plus juste et plus sociale mieux que si l'on se borne à en régler les seules conséquences. Mais ma gauche n'ignore pourtant pas le pus social et culturel général généré par des décennies de reniements politiques, cela dans tous les aspects sociaux y compris les plus sensibles. Ma gauche préfère y méditer sans tabous, plutôt que de placer trop de pudeur, voire de la censure y compris par la violence, pour n'avoir jamais à y répondre. C'est d'ailleurs parce que la Gauche radicale s'est laissée piéger par les mystifications d'une minorité d'elle-même, qu'elle laisse aujourd'hui le Front National écoper à grands sceaux les voix aussi protestataires qu'orphelines. On ne lutte donc pas contre le Front National par la censure et la violence, mais bien par la Liberté d'expression.

Si je t'écris François, c'est que j'en ai marre de me faire rejeter par des MILICES POLITIQUES sur la place de la République, "mandatées" par de jeunes responsables un peu sectaires du Collectif "Convergence des Luttes". Toi qui est journaliste, qui connaît bien ce qu'est la Charte de Munich, tu ne peux pas être insensible à l'importance de respecter la Liberté d'expression. Tu es aussi un peu le parrain avec Frédéric Lordon de ces rassemblements, et tu ne fais pas des questions de souveraineté et d'indépendance nationale, des thèses renvoyant automatiquement au fascisme. Bien au contraire, traiter de ces questions, nous obligent à parler de démocratie.

Si ma lettre ouverte parvient jusqu'à tes yeux, j'aimerais que tu parles à ces "commissaires" et que tu leur fasses comprendre que ce Mouvement aura besoin de tous les Français. Beaucoup, sur les réseaux sociaux, n'osent pas venir, car ils savent ce Mouvement "noyauté" politiquement ce qui suscite leur méfiance. Si cette impression reste maintenue dans les consciences, le Mouvement perdra de son aura populaire. Je ne te demande donc pas de passer quelques coups de téléphone seulement pour que je puisse me sentir en sécurité sur la place de la République, mais davantage pour nous tous : pour nous garantir que chacun peut venir tel qu'il est, car une Révolution n'appartient qu'au peuple, pas à ses primo-initiateurs.

Avec mes amitiés résistantes,

Sylvain 





« Nuit debout », un mouvement à dormir debout

Le mouvement « Nuit debout » qui vient de se créer en France, mais aussi en Espagne et en Allemagne, ambitionne de faire barrage au projet de loi El-Khomri sur la réforme du Code du travail et, plus généralement, de lutter contre le néolibéralisme. Thierry Meyssan dénonce des discussions creuses et incohérentes. Il relève les références explicites des organisateurs aux manipulations de l’équipe de Gene Sharp, qui a organisé pour le compte de la CIA les révolutions colorées et le printemps arabe.

 | DAMAS (SYRIE)  


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source : http://www.voltairenet.org/article191181.html

La presse parisienne se pâme devant la naissance d’un mouvement politique, « Nuit debout ». Des centaines de personnes se rassemblent sur les grandes places des principales villes françaises pour discuter et refaire le monde.
Ce mouvement « spontané » s’est organisé en quelques jours. Il dispose désormais de deux sites internet, d’une radio et d’une télévision web. À Paris, place de la République, 21 commissions ont été constituées comme dans un inventaire à la Prévert : animation artistique, climat, cantine, création d’un manifeste, dessin debout, jardin des savoirs, manifestations, campement, démocratie, science debout, gréve générale, éducation, économie, féminisme, LGTBI+, TV debout, vote blanc, transparence, Françafrique, infirmerie, communication. C’est dans ce bavardage que se jouerait l’avenir du pays.
« Nuit debout » aurait surgi de la projection d’un film militant «  Merci patron  » de François Ruffin, le 23 février. Les spectateurs auraient constitué un collectif « Convergence des luttes », avec l’idée de rassembler les préoccupations des salariés, des migrants, etc. [1]
Cependant, la lecture de l’appel rédigé par « Convergence des luttes » ne manque pas surprendre. On peut y lire :
« Ce mouvement n’est pas né et ne mourra pas à Paris. Du printemps arabe au mouvement du 15M, de la place Tahrir au parc de Gezi, la place de la République et les nombreux autres lieux occupés ce soir en France sont l’illustration des mêmes colères, des mêmes espoirs et de la même conviction : la nécessité d’une société nouvelle, où démocratie dignité et liberté ne sont pas des déclarations vides » [2].
Si ce mouvement n’est pas né à Paris, comme l’affirment ses initiateurs, qui en a eu l’idée ?
Les références au « printemps arabe », au « mouvement du 15M », à la « place Tahrir » et au « parc de Gezi » renvoient toutes quatre à des mouvements clairement soutenus, sinon initiés par la CIA. Le « printemps arabe », c’est le projet du département d’État de renverser les régimes laïques arabes et de les remplacer par les Frères musulmans. Le « mouvement du 15M », en Espagne, c’est la contestation de la politique économique des grands partis tout en affirmant l’attachement aux institutions européenne. La « place Tahrir » en Égypte est habituellement considérée comme un des lieux du printemps arabe, et l’en distinguer ne peut faire référence qu’à son occupation par les Frères musulmans de Mohamed Morsi. Quant au parc Gezi, ce fut le seul mouvement laïque des quatre, mais il était instrumenté par la CIA pour mettre en garde Recep Tayyip Erdoğan, qui n’en a pas tenu compte.
Derrière ces quatre références et bien d’autres, on trouve un même organisateur : l’équipe de Gene Sharp, jadis baptisée Albert Einstein Institute [3] et aujourd’hui Centre for Applied Nonviolent Action and Strategies (Canvas), exclusivement financée par les États-Unis [4]. Des gens très organisés, directement liés à l’Otan et ayant une sainte horreur du spontanéisme de Rosa Luxembourg.
La non intervention de la préfecture de police, le discret soutien de l’Union européenne à Radio Debout, et la présence parmi les organisateurs de personnalités jadis soutiens d’Action directe [5] ne semblent pas poser de problème aux participants.
Bien évidemment, le lecteur se demande si je ne force pas la dose en voyant ici aussi la main de Washington. Mais les manipulations de l’équipe de Gene Sharp dans une vingtaine de pays sont aujourd’hui largement attestées et étudiées par les historiens. Et ce n’est pas moi, mais les organisateurs de « Nuit debout » qui font référence à ses actions.
L’équipe de Gene Sharp intervient avec des recettes toujours identiques. Selon les cas, les manifestations manipulées visent soit à changer le régime, soit au contraire à stériliser l’opposition, comme c’est le cas ici. Depuis 2000, cette équipe utilise un logo emprunté aux communistes pour mieux les combattre : le poing levé. C’est évidemment le symbole qu’à choisi « Convergence des luttes ».
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Le slogan de « Nuit debout », « On ne rentre pas chez nous », est nouveau dans la longue succession des opérations de Gene Sharp, mais il est tout à fait typique de sa manière d’intervenir : ce slogan ne comprend aucune revendication positive, ne propose rien. Il s’agit juste d’occuper la rue et de distraire les médias pendant que les choses sérieuses se déroulent ailleurs.
Le principe même de « Nuit debout » exclut toute participation des travailleurs. Il faut être bien noctambule pour pouvoir passer ses nuits à discuter. Les « salariés et les précaires » que l’on est censé défendre travaillent, eux, le matin et ne peuvent pas se permettre de nuits blanches.
Ce ne sont pas les commissions de « Nuit debout » —où l’on s’intéresse à tout sauf aux ravages de l’exploitation et de l’impérialisme— qui mettront fin à la domination de la France par une coterie de nantis, qui l’ont vendue aux Anglo-Saxons et viennent d’autoriser le Pentagone à y installer des bases militaires. Imaginer le contraire serait croire une histoire à dormir debout.

Thierry Meyssan

source : http://www.voltairenet.org/article191181.html

Loi Travail: une attaque contre les travailleurs et la laïcité

La mobilisation contre « loi Travail » continue, comme on a pu le voir avec les manifestations de jeudi 24 mars. Le seul objectif de cette mobilisation doit être le retrait total de cette loi et non des « amendements » qui ne changent en rien l’économie du texte. Les derniers chiffres des « demandeurs d’emploi », qui montrent une hausse importante, témoignent de ce que tout affaiblissement du droit du travail, qu’il soit le fait de gouvernements de « gôôôche » comme l’actuel, ou de futurs gouvernements de droite (et il faut enregistrer les déclarations d’un Allain Juppé ou d’un Hervé Mariton sur ce point), ne peut que conduire à une catastrophe sociale en France. Les entreprises, quand elles sont interrogées par l’INSEE, répondent que c’est un problème de demande et non d’offre qui les amène à réduire l’emploi[1]. Il faut mesurer ici tous les effets négatifs des politiques qui se disent « libérales », et qui ne sont, dans les faits, que la traduction en français de mesures réclamées par Bruxelles et l’Union européenne[2].
Cette mobilisation appelle cependant trois importantes précisions.

Le « travail » n’est pas une marchandise (mais la « force de travail » est bien l’objet d’un « marché »).

Cette loi postule que le « travail » serait un « service » comme un autre, que des personnes « offriraient » (les futurs salariés) tandis que d’autres (les entreprises) demanderaient ce même service. Ce discours, qui est le discours non seulement dominant dans les médias, mais aussi dans une partie du monde « universitaire », repose sur plusieurs contresens. Le premier est que les « salariés » n’offrent pas leur « travail » mais la disposition de leur force de travail (force physique ou mentale, et aujourd’hui souvent les deux). Il n’y a pas de « vente » du travail mais la location par le salarié de sa force de travail pour un temps donné. Et c’est pourquoi la question du « temps de travail » est centrale dans cette « location ». Il n’y aurait « vente » du travail que dans le cas de l’esclavage ! C’est dans ce type de situation que l’aliénation complète de la force de travail par rapport au travailleur serait en réalité réalisée. Il est symptomatique de l’imaginaire tant des patrons que de certains économistes qu’ils ne se rendent pas compte de cela.
Mais, de plus, cette « location » de la force de travail ne dit rien du cadre coercitif dans lequel elle prend place. L’employeur va chercher à extraire le plus du travailleur, et pour cela il met en place un cadre réglementaire particulier (les « réglementations d’entreprises ») et il cherche par tous les moyens à ce que les conditions de l’usage de la force de travail dans le temps concédé par le « contrat » soient retirées du cadre légal commun pour être soumis à la « réglementation d’entreprise ». Il faut véritablement n’avoir jamais travaillé en entreprise pour ignorer cela. Cela fait du rapport de force au sein de l’entreprise une question majeure, et ce rapport de force implique que les salariés puissent dans certains cas opposer une législation ou une réglementation nationale pour s’opposer aux possibles abus de la « réglementation d’entreprise ». Aussi, toutes les mesures contenues dans cette loi qui tendent à donner la priorité au cadre de l’entreprise vont-elles dans le sens d’un affaiblissement de ce rapport de force.

De l’unité des travailleurs sur leur lieu de travail

On comprend, de ce qui vient d’être dit, que tout ce qui peut diviser à un moment donné, les travailleurs face à l’entreprise aboutira à une détérioration du rapport de force, et par là même à une détérioration de la situation de TOUS les travailleurs de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle je me suis toujours opposé à l’idée de la « préférence nationale » dans le secteur marchand, telle qu’elle figure dans le programme du Front National.
Mais, la loi « Travail » fait pire ! En effet, l’article n°6 du chapitre 1er (Un
PREAMBULE POUR LE CODE DU TRAVAIL) dit la chose suivante : «La liberté du salarié de manifester se_s_ _c_o_n_v_i_c_t_i_o_n_s_,_ _y_ _c_o_m_p_r_i_s_ _r_e_l_i_g_i_e_u_s_e_s_,_ _n_e_ _p_e_u_t_ _c_o_n_n_a_ît_r_e_ _d_e_ _r_e_s_t_r_i_c_t_i_o_n_s_ _q_u_e_ _s_i_ _e_l_l_e_s_ _s_o_n_t_ _j_u_s_t_i_f_i_ée_s_ _p_a_r_ _l_’e_x_e_r_c_i_c_e_ _d_’a_u_t_r_e_s_ _l_i_b_e_r_t_és_ _e_t_ _d_r_o_i_t_s_ _f_o_n_d_a_m_e_n_t_a_u_x_ _o_u_ _p_a_r l_e_s n_éc_e_s_s_i_t_és_ _d_u_ _b_o_n_ _f_o_n_c_t_i_o_n_n_e_m_e_n_t_ _d_e_ _l_’e_n_t_r_e_p_r_i_s_e_ _e_t_ _s_i_ _e_l_l_e_s_ _s_o_n_t_ _p_r_o_p_o_r_t_i_o_n_n_ée_s_ _a_u_ _b_u_t_ _r_e_c_h_e_r_c_h_é »
Cet article introduit la « question religieuse » dans le cadre de l’entreprise, et créée, par cela, un facteur nouveau de division entre les salariés. La jurisprudence actuelle limite l’expression des préférences religieuses et tend à considérer que l’entreprise fait partie de la sphère « publique » où cette expression doit être strictement limitée. Cette jurisprudence faisait du lieu de travail un lieu de « neutralité » quant à la question religieuse[3], ce qui était important du point de vue de l’unité des travailleurs. Or, ceci est brutalement remis en cause. Ce qui veut dire que les travailleurs vont se voir classer par « religions », avec les effets que l’on devine, non seulement sur leur capacité à offrir un front commun face à la direction de l’entreprise, mais aussi à l’émergence de préférence cultuelle pour certains postes. Cet article inscrit de fait le communautarisme dans le droit du travail.
C’est donc une attaque générale contre les travailleurs, mais aussi contre les principes de la laïcité, que contient cette loi. Il faut considérer que le vote de cette loi introduit donc les ferments de la division au sein des travailleurs à un degré très supérieur à ce que l’on pouvait craindre avec la « préférence nationale », qui – elle, au moins – ne faisait nullement référence à un choix religieux.

La mobilisation sera politique ou ne sera pas

La troisième précision qu’il convient alors de faire est de rappeler que la mobilisation contre cette loi sera d’emblée politique ou alors ouvrira la voie à tous les reculs et toutes les compromissions possibles. Ce qui est en jeu est affaire de principe et non d’opportunité. Lutter contre la loi « Travail » revient à lutter contre l’Union européenne, contre le « six-pack » de la zone Euro, mais aussi contre le démantèlement du cadre laïc de notre république. Tels en sont donc les enjeux.
[1] Voir http://www.insee.fr/fr/themes/inforapide.asp?id=12.
[3] Comme le montrait l’arrêt concernant la crèche « Baby-loup » :http://www.lexpress.fr/outils/imprimer.asp?id=1555869