mercredi 28 janvier 2015

Auschwitz, Russia Today et la guerre de la communication / Auschwitz, Russia Today and the war of the communication

Source : http://www.dedefensa.org/article-auschwitz_russia_today_et_la_guerre_de_la_communication_23_01_2015.html

Auteur  : Philippe Grasset 

Mis en ligne le 23 janvier 2015 à 14H08


Le système de la communication étant la force dominante des relations internationales aujourd’hui, c’est dans ce champ particulièrement volatile et insaisissable que s’exercent les principaux événements. Eux-mêmes, ces événements, sont évidemment massivement sujets à des interprétations, à des manipulations, à des déformations, non seulement selon les intentions des acteurs politiques mais aussi, et plus simplement mais fondamentalement, selon leurs perceptions.
Ainsi la “politique” réinterprétée par la communication est-elle soumise aux contingences extrêmes de la psychologie comme principal instrument de la perception, – et une psychologie elle-même soumise aux pressions de la communication. Ainsi les “événements” politiques constituent-ils aujourd’hui une matière extraordinairement malléable, de véritables artefacts élastiques, modelables, changeant de forme et échappant à toute classification. Nous nous attachons à deux épisodes actuels qui mettent en évidence cette situation d’une extraordinaire instabilité, où les enjeux se trouvent soumis à des pressions diverses qui ne cessent de brouiller leur véritable nature, sinon leur identification même. Le Système, qui est l’initiateur de cette situation, est loin d’en être le bénéficiaire...
• Le premier de ces épisodes concernent la commémoration du 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, dont on sait qu’il est devenu, dans son aspect symbolique, un sujet d’une discorde extrême entre la Russie et le bloc BAO d’une façon générale. L’argument central de la polémique est la non-invitation du président russe Poutine aux cérémonies, alors que ce fut l’Armée Rouge (les forces armées de l’URSS, donc de la Russie nécessairement) qui libéra le camp. Cela met la Pologne, où se trouve Auschwitz, dans une position difficile. La Pologne mène une guerre féroce contre la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne et, pour elle, il était hors de question que Poutine puisse apparaître d’une façon honorable sinon respectée sur son territoire, fût-ce aux cérémonies d’Auschwitz, – surtout, dirons-nous, aux cérémonies du camp d’extermination d’Auschwitz dont la dimension symbolique, voire religieuse ou métaphysique, est colossale dans le système de la communication (voir le 20 janvier 2015).
L’affaire a d’abord été présentée d’une manière informelle par les Polonais (“Nous n’invitons personne d’une façon nominative, donc vient qui veut à la cérémonie”), – tout cela dans une confusion qui s’est avérée faussaire de diverses façons. Il est apparu qu’il y avait des invitations, notamment au président ukrainien Porochenko, et donc la non-invitation de Poutine redevenait un acte formel et politique. Pour s’en expliquer, le ministre polonais des affaires étrangères Grzegorz Schetyna a alors choisi une autre méthode : s’appuyer sur l’histoire pour justifier l’épisode... Ainsi avons-nous appris que ce n’est pas l’Armée Rouge qui libéra Auschwitz mais “les Ukrainiens”. Tout l’argument du ministre repose sur l’utilisation incroyablement sommaire, quasiment infantile du point de vue intellectuel, d’une appellation militaire courante dans l’Armée Rouge (les groupe d’armées soviétiques ayant l’appellation de “Front” durant la Deuxième Guerre mondiale, avec une qualification géographique variable selon la localisation de leur déploiement, c’est une unité du “1er Front ukrainien” qui libéra Auschwitz). Russia Today (RT) a succinctement mais précisément étudié l’affaire, en se référant à des réactions officielles et autres (le 22 janvier 2015) et en mettant en évidence le tollé que cette affaire soulève en Russie, contrastant avec le silence-Système, éventuellement coloré d’un peu de gêne sur fond de sourire d’une ironie jaunâtre du côté du bloc BAO...
«Following the comment, Russia’s UN envoy Vitaly Churkin reminded Schetyna that the Soviet Army had liberated the concentration camp, adding that the front was called first Ukrainian “as it liberated Ukraine from the Nazis before reaching Poland through battles.”“Like all other parts of the Red Army, [the front] was multinational and consisted of Russians, Ukrainians, Belarusians, Georgians, Armenians, Azerbaijanis, representatives of the peoples of Central Asia, and many others – more than 100 ethnic groups of the Soviet Union,” Churkin said addressing the Polish UN envoy, Bogusław Winid, speaking at the UN conference commemorating the liberation of the camp on Wednesday in New York. Churkin urged Winid to explain the grave mistake to the Polish FM saying that: “I’m sure he didn’t intend to offend so many peoples.” [...]
»It is important to respect the memory of all those who liberated Europe, Russia’s Foreign Ministry also said on Wednesday commenting on the Polish FM’s statement. “It is really difficult to imagine that a government official of a level as high as Schetyna’s could be so ignorant,” the comment said. “Incidentally, the 1st Ukrainian Front had the official name of the Voronezh Front prior to November 1943, and before that, it was the Bryansk Front.” “We believe some individuals should stop deriding history and letting their anti-Russian hysteria push them to the brink of disrespect for those who didn't spare their lives to liberate Europe,” the ministry added.
»UK-based journalist and writer Neil Clark told RT that today, history is being rewritten for political purposes. “The fact of the matter is that it was the Soviet Red Army which liberated that appalling camp Auschwitz...” he said. “Yet now in 2015 we are rewriting history to write out the role of the Red army liberating Auschwitz for political purposes.”»
• Un autre aspect de la guerre de communication concerne le même groupe d’information RT cité ci-dessus comme source d’information, mais cette fois pour ce qui concerne son statut et sa crédibilité. RT vient de remporter une importante victoire au Royaume-Uni dans sa démarche d’installer une station majeure dans ce pays pour y couvrir les événements, comme il l’a déjà fait dans plusieurs pays (notamment aux USA). Des plaintes avaient été déposées contre RT par divers futurs confrères britanniques, bienpensants et gardiens vigilants de la vertu type-“libre expression”, auprès de l’organisme régulateur du gouvernement britannique sur les questions de l’étique journalistique (respect des faits, et cette sorte de choses, – l’OfCom, ou Office of Communication) ; précisément, il s’agit de la façon dont RT avait “couvert” l’affaire de la destruction du vol MH17 en juillet-août dernier. L’OfCom vient de rendre son verdict : RT est blanc comme neige en l’occurrence. C’est de bonne guerre, RT pavoise, d’autant plus que l’OfCom ne lui est guère favorable puisqu’il avait émis en novembre dernier des doutes sur la couverture des évènements d’Ukraine en général par ce même réseau. (RT, le 22 janvier 2015.)
«The original grievances concerned RT’s July 17-22, 2014 coverage of the Malaysia Airlines flight MH17 crash in eastern Ukraine, and the subsequent speculation about possible culprits in the downing of the plane. After careful review of 30 hours of off-air recordings, Ofcom concluded the complaints “didn’t raise issues warranting investigation.” RT has been cleared of all charges of insufficient impartiality and factuality in these reports.
»“A lot of noise has been made in recent months by the mainstream media about the alleged bias in RT’s coverage on this tragedy; now Ofcom has looked into the issue and effectively found it all baseless,” said RT’s editor in chief Margarita Simonyan. “We have frequently struggled to get the mainstream media to accept our right to broadcast alternative points of view without being subjected to accusations of ‘bias’,” she said, adding that RT believes vibrancy of debate is safeguarded by a range of media voices...»
Le même article de RT nous informe que le groupe russe reçoit des reconnaissances officielles pour son professionnalisme d’associations tout à fait irréprochables et extrêmement prestigieuses du point de vue du bloc BAO (sélection pour “la meilleure couverture événementielle” de l’actualité sur 24 heures du Festival de Télévision de Monte Carlo, nomination pour une haute appréciation du jury de l’AIB, ou Association of International Broadcasting en novembre 2014). Une autre très récente “victoire” de RT vient des excuses publiques que la BBC a diffusé le 16 janvier, suite à une émission de cette même BBC où il était affirmé qu’une journaliste de RT, Anastasia Chourkina, avait interviewé son père, le représentant à l’ONU de la Russie Anatoly Chourkine, dans des conditions extrêmement suspectes et scabreuses (voir RT, le 19 janvier 2015) :
«In the live broadcast of BBC Two’s 'Daily Politics' program on January 16, 2015, Coburn said: “On last Thursday's show, in an interview with Afshin Rattansi, a presenter from the RT news channel Russia Today, we wrongly suggested that a reporter from the channel, Anastasia Churkina, had interviewed her father, Russian Ambassador to the UN Vitaly Churkin. We now understand this not be the case, we are happy to make that clear and apologise for the error.”
»On January 8, 2015, in an interview with journalist and host of RT’s ‘Going Underground,’ Afshin Rattansi, Daily Politics host Andrew Neil stated as fact that RT reporter Anastasia Churkina had interviewed her father Vitaly Churkin (Russian Ambassador to the United Nations) “live on air.” The point was brought up – in an over-the-top, theatrical manner – as a shocking example of poor journalism at RT, and as a point of derision against the channel...»
Pour en rester au deuxième thème abordé, on observera que ces divers points, et principalement le jugement de l’OfCom britannique, conduisent à une question fondamentale. Le fait est que la couverture des événements d’Ukraine, et d’une façon générale la couverture des événements politiques et culturels par RT ne diffèrent pas seulement des couvertures de la presse-Système du bloc BAO par le commentaire, l’interprétation, etc., mais aussi par les faits. L’exemple du MH17, qui est justement le cas dont était saisi l’OfCom, est flagrant : quelles et combien d’organisations de la presse-Système BAO ont mentionné les interventions et évaluations officielles du ministère russe de la défense sur cette affaire, aussi bien que les divers témoignages et évaluations concernant la présence de deux Soukhoi Su-25 ukrainiens près du vol MH17, tous ces faits que RT a largement rapportés ? La réponse devrait être consternante, et elle devrait par conséquent préoccuper l’OfCom, – et, bien sûr, cet exemple pouvant et devant être multiplié par un nombre innombrables de cas de la même sorte. Il ne s’agit donc pas de différence d’appréciations, de points de vue, de commentaires, mais de différences dans la perception de la réalité commune qui est composé de faits. Il s’agit du fond du débat, qui n’est pas celui de la propagande, qui est celui de la perception de la réalité, avec les contraintes, les déformations, etc. Dès lors que RT n’est pas brûlé sur le bûcher de la sorcellerie antimoderne et anti-occidentaliste, dès lors qu’il n’est pas intégralement rejeté, son incursion acceptée et acceptable, et même applaudie par certains, dans le champ du système de la communication du bloc BAO introduit un facteur gravissime de déstabilisation de ce champ. (Bien entendu, on cite RT qui est l’accusé et le témoin-vedette dans ce débat, mais d’autres médias russes font aussi bien l’affaire.)
Il faut dire que le dossier du bloc BAO est particulièrement terrifiant, si l’on s’en rapporte à l’affaire du ministre polonais des affaires étrangères, qui suit celle de la leçon d’histoire générale de la Deuxième Guerre mondiale du Premier ministre ukrainien Iatséniouk (voir le 13 janvier 2015). Il ne s’agit pas là non plus de positions, de points de vue, ni même de propagande, – mais là aussi il s’agit de fait purs et simples. L’argument du ministre polonais est d’une telle puérilité, contre toutes les évidences techniques, historiographies, photographiques, humaines, etc., qu’il ne s’agit plus de propagande mais d’une inculture totale, d’une barbarie de l’esprit, d’ailleurs certainement dans le chef des conseillers de communication du ministre qui n’ont évidemment jamais ouvert le moindre livre d’histoire et qui n’ont pas la plus petite familiarité des réalités historiques et techniques de la guerre (de la deuxième Guerre mondiale). Comme on voit, là aussi, nous ne sommes pas sur le terrain de la propagande mais sur celui des capacités humaines générales au niveau de la perception culturelle et documentaire. La question de la culture et du niveau de barbarie de l’esprit n’importe pas vraiment lorsqu’il s’agit d’économie, de finance ou de la gestion des forces d’agression du type de l’interventionnisme BAO courant ou de la robotique du type-“lendemains qui chantent” à-la-Google. Par contre, elle apparaît et devient préoccupante si l’on se tient dans le domaine de la communication, en se référant à des faits notamment historiques qu’on couvre de valeurs symboliques immédiatement transmissibles en effets politiques d’une considérable importance. Certes, il n’y a pas de sanctions puisque, dans ces affaires, décidément la consigne du bloc BAO est le silence complet lorsqu’on est pris la main dans le sac, comme c’est de plus en plus le cas. Il y a par contre un effet pervers de fatigue et d’affaiblissement de la psychologie à se trouver, de façon de plus en plus répétée, pris la main dans le sac du complet mépris jusqu’à l’inversion pour les faits des vérités de situation pour sauvegarder la virginité intouchable de la narrative, – une virginité qui l’est vraiment car la narrative ne peut servir que d’un bloc et ne souffre pas le moindre attentat à sa pudeur impliquant un déflorement décisif.
Dans ce contexte et d'une façon perverse et invertie très caractéristique qui indique la tension de la situation de la communication avec les concurrences de moins en moins supportables pour la psychologie, – autant les collectivités psychologiques que les psychologies individuelles, – la tendance institutionnelle au sein de l’UE est d’encourager à ce que certains pourraient juger comme une “guerre de communication” qui a tous les attributs d’une incitation à renforcer tous les soutiens possibles à la narrative officielle. C’est ce qu’on peut comprendre et c’est dans tous les cas l’interprétation de nos sources européennes de ce passage de la déclaration de Federica Mogherini le 19 janvier 2015, après la conférence des ministres des affaires étrangères des États-membres de l’UE. Le passage suit celui qui est consacré à la Russie, se terminant par l’observation qu’il pourrait être utile d’établir des contacts individuels, “encore plus avec la population russe qu’avec les autorités russes” («... to explore elements for people-to-people contacts that could be useful to engage not so much the Russian authorities but the Russian population with the European Union»). L’observation est alors celle-ci, effectivement comme une incitation directe type-Rumsfeld/2001-2003 à ne livrer que des “vérités” convenant à lanarrative-Système : «We also have decided to have the European Union working on a strategic communication to promote correct, impartial and independent information in the region.»
De tout cela, nous concluons que l’affrontement du point de la vue de la communication est désormais frontal, entre la Russie et le bloc BAO stricto sensu avec d’étonnants atouts pour la Russie, mais d’une façon plus générale entre les “vérités de situation” et la narrative. Ce qui est remarquable et particulièrement intéressant, c’est le constat que le bloc BAO, malgré toute sa puissance répressive, malgré ses instruments de pression très nombreux, n’est pas parvenu à bloquer l’intrusion de la communication russe, particulièrement RT, au cœur de lui-même, dans les pays anglo-saxons. On aurait en effet pensé que le Système allait réussir à empêcher par tous les moyens cette intrusion, parce qu’elle représente un danger mortel pour lui dans la mesure où s’installe une source anti-narrative dans son cadre légal de communication. Le Système n’a pas réussi, comme s’il ne réalisait pas l’enjeu, lui le maître de la communication, – au contraire il ouvre toutes grandes ses portes à RT ; cela, pour aussitôt conseiller à sa presse-Système de s’enfoncer encore plus dans le cloaque de lanarrative, – “une information indépendante, correcte et impartiale dans la région”...

Mis en ligne le 23 janvier 2015 à 14H08

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